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LES AUTEURS - Page 43

  • Tetsuya Honda : Cruel Est Le Ciel. Chute libre.

    Capture d’écran 2020-08-16 à 18.00.05.pngDans la littérature noire japonaise traduite en français, rares sont les séries de romans policiers mettant en scène un personnage récurrent qui plus est une femme ayant intégré les forces de police comme c’est le cas avec la lieutenante Reiko Himekawa, responsable d’une sous-section de la brigade criminelle de Tokyo et dont on découvrait les premières investigations dans Rouge Est La Nuit. Publiée au Japon entre 2006 et 2016, la série compte 8 volumes qui ont rencontré un grand succès au point tel que le premier roman a bénéficié d’une adaptation cinématographique qui n’a pour le moment encore jamais été diffusée dans nos régions francophones. Alors que les maisons d’éditions publient parfois les auteurs japonais selon leur bon vouloir sans vraiment se focaliser sur les dates de parution dans la version originale, on apprécie donc la démarche des Ateliers Akatombo de publier cette série policière en respectant l’ordre des publications ceci d’autant plus que ladite série comprend une arche narrative qui relie l’ensemble des récits en évoquant notamment l’agression dont la lieutenante Himekawa a été victime dans sa jeunesse. Second volet des enquêtes de cette officière de police atypique qui se fie davantage à son instinct qu’aux faits, ceci au grand dam des ses homologues des autres sections, Cruel Est Le Ciel se focalise sur le milieu de la construction et de l’immobilier dont certaines sociétés semblent contrôlées par les yakuzas.

     

    Malgré un hiver lumineux qui imprègne la ville de Tokyo d’une belle lumière, la lieutenante Reiko Himekawa n’a pas le moral et peine à se remettre de cette série de meurtres qui a défrayé la chronique durant tout l’été et au terme de laquelle l’un de ses hommes trouvait la mort dans des circonstances tragiques. Mais les affaires reprennent avec la découverte d’une main que l’on retrouve dans une fourgonnette stationnée à proximité d’une rivière. Au même moment, un jeune menuisier signale la disparition de son patron Kenichi Takaoka en constatant que le sol de l’atelier est recouvert de sang. Le lien est rapidement fait entre les deux affaires et au vu de la quantité de sang retrouvée, l’affaire est considérée comme un homicide en dépit du fait que le corps reste introuvable. Mais y aurait-il également un lien avec l’étrange suicide d’un ouvrier qui s’est jeté de l’échafaudage d’un immeuble. A la tête de son équipe d’enquêteurs, la lieutenante Himekawa va mettre à jour quelques pratiques troubles dans le milieu de la construction qui semble en main de yakuzas particulièrement retords. Mais c’est en fouinant dans le passé de la victime que Reiko Himekawa va découvrir que les drames du passé peuvent ressurgir à tout moment et qu’il faut parfois payer le prix fort afin de protéger ses proches.

     

    Probablement moins spectaculaire que l’enquête du premier opus, on appréciera davantage l’intrigue de Cruel Est Le Ciel qui se focalise sur monde de la construction en mettant en exergue les pratiques de yakuzas qui nous sortent des clichés véhiculés autant par la littérature de genre que par la cinéma avec son lot de gangsters tatoués s’entretuant à coup de katanas. Rien de tout cela dans cet ouvrage où l’on découvre des voyous combinards qui vivent d’expédients et passent une partie de leurs journées à consommer alcool et stupéfiants en fréquentant les hôtesses des bars à champagne. C’est d’ailleurs la particularité de la série que de s’attarder sur le quotidien des personnages et plus particulièrement celui des policiers qui composent la brigade de la lieutenante Reiko Himekawa. Que ce soit dans leurs déplacements dans la mégalopole de Tokyo, souvent en train, la fréquentation des restaurants ou cafétérias ou leurs rapports avec la mission qui leur a été confiée on découvre ainsi les éléments du quotidien qui rythment leur longue journée en les contraignant à dormir parfois sur le lieux du commissariat auxquels il sont rattachés pendant toute la durée de l’enquête. Enquêtes de voisinage, recueil des témoignages, investigations dans le passé des victimes et des témoins, Tetsuya Honda décline avec perfection les différents aspects des investigations policière tandis qu’en contrepoint nous découvrons les confidences de la victime et de son fils adoptif qui font écho aux avancées de l’enquête. On prend ainsi la pleine mesure de l’ambition des officiers de police et de la concurrence féroce qui se joue entre les différentes équipes d’enquêteurs incarnée notamment par celle dirigée par le lieutenant Mamoru Kusaka posant un regard défiant sur la manière d’enquêter de son homologue féminine. Devant faire ses preuves à chaque instant vis-à-vis d’un environnement essentiellement composé d’hommes, Reiko Himekawa doit constamment faire face aux réflexions misogynes de certains de ses collaborateurs et particulièrement d’un ahuri qui s’est mis en tête de la séduire.

     

    Avec une kyrielle de personnages intervenants sur toute la durée du récit, il importe de s’imprégner de la listes de protagonistes figurant au début de l’ouvrage afin de ne pas se perdre dans une intrigue qui va nous révéler quelques changements d’identité qui peuvent achever de décontenancer le lecteur peu coutumier aux noms et prénoms japonais. Hormis cette difficulté on appréciera les contours assez complexes d’une histoire qui tourne autour d’un charpentier qui s’est pris d’affection pour un jeune qu’il a pris sous son aile en le formant au métier. Autour de ces deux personnages, il se dégage une certaine émotion ainsi que ce sens du devoir et surtout du sacrifice qui semble marquer l’ensemble de la société japonaise. C’est d’ailleurs autour de ce charpentier que l’on prend la mesure du sacrifice d’un homme qui va faire preuve d’un certain courage afin de protéger son entourage. Tout repose donc sur la rigueur des enquêteurs qui vont mettre à jours des éléments du passé en découvrant des escroqueries à l’assurance qui se font au détriment d’ouvriers sacrifiés sur l’autel du devoir. Outre la rigueur des policiers, il y a cette sensibilité d’une femme tel que la lieutenante Reiko Himekawa, pleine d’empathie qui se fie également à son intuition lui permettant de progresser dans l’enquête dont elle a la charge.

     

    Avec une intrigue chargée d’émotions, sortant toujours de l’ordinaire, Cruel Est La Nuit est un second roman solide confirmant l’excellente qualité d’une série policière déroutante qui met en scène une héroïne à la personnalité complexe et attachante que l’on se réjouit de retrouver d’ores et déjà dans un troisième volume à venir. Une superbe découverte.

     

    Tetsuya Honda : Cruel Est Le Ciel (Soul Cage). Atelier Akatombo 2020. Traduit du japonais par Alice Hureau et Dominique Sylvain.

     

    A lire en écoutant : Otemoyan de Yano et Agatsuma. Album : Asteroid and Butterfly. 2020 JVCKENWOOD VICTOR Entertainment.

  • COLIN NIEL : CE QUI RESTE EN FORET. SILENCE COUPABLE.

    Capture d’écran 2020-08-08 à 22.10.32.pngSecond volet du recueil de La Série Guyanaise de Colin Niel, on retrouve donc dans Ce Qui Reste En Forêt, le capitaine de gendarmerie André Anato toujours en quête de ses origines, lui le natif de la Guyane qui n’y a jamais vécu jusqu’à son affectation à la Section de recherches de Cayenne. L’identité était d’ailleurs le thème central du premier volume de la série, Les Hamacs De Carton où l’on découvrait les différentes ethnies des Noirs-Marrons, peuple autochtone de la Guyane qui constitue l’une des communautés de ce département français de l’Amazonie dont la population bigarrée fait le charme de cette région hors-norme. Jouxtant le Suriname et le Brésil, on percevait les enjeux de l’immigration et les difficultés qui en découlent, ceci particulièrement pour les autochtones qui doivent affronter un casse-tête administratif en vue de l’obtention de papiers français, une espèce de graal pour accéder au marché de l’emploi déjà saturé par un chômage endémique. Au-delà du décor exotique que Colin Niel dépeint avec beaucoup de soins, La Série Guyanaise à la particularité d’évoquer, sans fard, les problèmes sociaux de la région au travers du genre policier en abordant les difficultés auxquels font face cette population multiculturelle, bien éloignée des préoccupations de la métropole. Mais loin d’être un faire-valoir, la faune, tout autant que la végétation devient l’enjeu majeur de Ce Qui Reste En Forêt dont le titre fait référence à cette expression consacrée : Ce qui se passe en forêt, reste en forêt. Un thème qui tourne donc autour de cette forêt équatoriale recouvrant 96 % du territoire guyanais, objet de convoitise aussi bien des scientifiques souhaitant la préserver que des garimperos qui rôdent dans la région en quête de l’or que renferme les sous-sols de cette région boisée qu'ils défrichent sans vergogne.

     

    Capture d’écran 2020-08-15 à 14.00.44.pngLes membres de la station scientifique de Japigny, située en plein coeur de la forêt amazonienne, ont signalé la disparition d’un des leurs aux services de la gendarmerie qui entreprennent immédiatement d’importantes recherches. En effet, dans ce milieu hostile la survie n’est qu’une question d’heure, même pour un homme expérimenté comme Serge Feuerstein, scientifique de renom. On retrouve d’ailleurs son corps enfoui dans une fosse en pleine forêt avec les poumons gorgés d’eau comme le révélera l’autopsie. En charge de l’enquête, le capitaine Anato et le lieutenant Vacaresse doivent répondre à de nombreuses interrogations alors que l’on soupçonne des orpailleurs, installés non loin de la station, d’avoir tué la victime qui devenait gênante par rapport à leurs activités illégales. Mais pourquoi avoir noyé le naturaliste pour ensuite jeter son corps dans une fosse ? Et que vient faire cette histoire énigmatique d’Albatros découvert sur une plage de Cayenne, bien loin des terres australes où il vit ? Autant de questions que ces gendarmes chevronnés vont devoir résoudre alors qu’un nouveau drame survient dans la station qui va bouleverser toutes leurs investigations.

     

    Avec Ce Qui Reste En Forêt, la majeure partie de l’intrigue tourne autour de la station fictive de Japigny fortement inspirée de la station CNRS des Nouragues, située en plein coeur de la forêt amazonienne, donnant ainsi l’occasion à Colin Niel de nous entrainer dans une ambiance extraordinaire ponctuée de tensions en lien avec le meurtre qui a été perpétré et la proximité des orpailleurs rôdant dans la région. On apprécie donc cette atmosphère tendue, rendue plus oppressante à mesure que l’on se familiarise avec les bruits, les senteurs et bien évidemment les paysages somptueux de cette forêt humide que l’auteur nous restitue parfaitement au gré des pérégrinations de ses personnages dont le lieutenant Vacaresse qui peine toujours à s’adapter à cet environnement guyanais mais qui s’obstine à vouloir résoudre ces dossiers quoi qu’il lui en coûte. On découvre ainsi les dessous de la communauté scientifique, ses dysfonctionnements, ses jalousies et la concurrence féroce entre naturalistes en quête de reconnaissances au gré de leurs publications ou de leurs thèses coûteuses dans lesquelles ils s’investissent sans compter. Tout cela nous est restitué avec talent dans un texte fluide derrière lequel on devine pourtant une documentation conséquente. Et pourtant rien d’ennuyeux avec ce second roman qui fonctionne parfaitement avec des enquêtes qui se déroulent en parallèles et qui nous égarent quelque peu pour mieux se recentrer au terme d’un récit passionnant tant par l’intrigue policière que par les thèmes qu’il aborde notamment avec cette histoire étonnante d’albatros, échoué sur la côte guyanaise, s’intégrant parfaitement dans l’ensemble d’une histoire se révélant bien plus surprenante qu’il n’y paraît. On découvre également des personnalités atypiques comme les personnages de Serge Feuerstein et de son adjoint Luc Job qui a une façon bien particulière de parcourir la jungle qui va dérouter le lieutenant Vacaresse qui semble se lier d'amitié avec cet individu un peu particulier dont le parcours professionnel se révèle tout aussi déroutant que son caractère. 

     

    Si le lieutenant Pierre Vacaresse peine toujours à s’adapter à son environnement, il n’en va pas de même pour le capitaine André Anato qui se familiarise peu à peu avec la culture Ndjuka dont il est originaire. Néanmoins en rendant visite aux membres de la famille qu’il lui reste, il apprend par une aïeule qu’il aurait un frère qu’il n’a jamais connu. Une nouvelle qui le perturbe d’autant plus qu’il pense le reconnaître dans la personne d’un consommateur de crack qui a le même regard que lui. Solide lorsqu’il dirige les investigations de sa Section de recherches, séducteur dans l’âme, on s'aperçoit peu à peu que l'on a affaire à un personnage beaucoup plus fragile et donc plus humain qu’il ne veut bien le montrer à son entourage. Peu à peu, Colin Niel va donc lever le voile autour du capitaine Anato et plus particulièrement autour du décès de ses parents, même si l’on devine déjà qu’il y aura d’autres révélations dans les opus à venir d’une Série Guyanaise passionnante dont on se réjouit de découvrir la suite.

     

    Colin Niel : Ce Qui Reste En Forêt. Recueil La Série Guyanaise. Editions du Rouergue Noir 2018.

     

    A lire en écoutant : Fora da Memória de Tribalistas. Album : Tribalistas. 2017 Monte Criação Produção Ltda.

  • RICARDO ROMERO : JE SUIS L’HIVER. PERDU DANS LA PAMPA.

    Capture d’écran 2020-08-12 à 16.13.17.png

    Cela fait maintenant dix ans que la maison d’éditions Asphalte publie de la littérature noire en se focalisant plus particulièrement sur les ouvrages en provenance d’Espagne et des pays d’Amérique du Sud. Nous avons pu ainsi découvrir la trilogie Santiago Quinones de Boris Quercia en nous aventurant du côté du Chili, ou les romans du brésilien Edyr Augusto qui nous entraine, à l’instar de Pssica, aux confins de la région amazonienne, ainsi que les mythiques romans de l'espagnol Carlos Zanón tels que Taxi ou J’ai Eté Johnny Thunders. On trouve également chez Asphalte un grand nombre de récits en provenance d’Argentine comme Puerto Apache de Juan Martini qui nous immergeait dans un de ces bidonvilles autogérés de Buenos Aires. A plus de 400 kilomètres de cet enfer urbain, dans le sud ouest de la province de Buenos Aires, Je Suis l’Hiver, de Ricardo Romero, est un roman policier aux connotations poétiques, voire même oniriques, se situant dans une région perdue des grandes plaines du pays qui portent le même prénom que son héros, le policier Pampa Asiain.

     

    Fraichement émoulu de l’école de police, le jeune Pampa Asiain est affecté à la petite localité de Monge, un bled perdu dans les grandes plaines du sud de Buenos Aires. Le froid mordant de l’hiver, une route unique traversant le village, des pistes de terre battue balayées par le vent qui ne mènent nulle part ou sur des fermes en ruine, il n’y a pas grand chose à faire à Monge que de s’ennuyer ou de se réfugier dans un silo à grain désaffecté pour jouer quelques morceaux avec la guitare de son père défunt. Et puis il y a cet appel téléphonique signalant des pêcheurs démunis d’autorisation qui conduit Pampa sur les rives d’un lac pour y trouver le corps d’une jeune femme pendue aux branches d’un arbre. Étonnement, le jeune agent décide de taire sa découverte afin de découvrir d’une manière peu commune l’auteur du crime. S’ensuit deux longues nuits d’attente dans le froid à observer ce cadavre pendu, oscillant doucement dans le souffle d’un vent glacial. Soudain les phares d’une voiture qui approche …

     

    Garçon effacé et mélancolique, on est avant tout séduit par la personnalité atypique de Pampa Asiain, ce jeune homme habité par la mort de ses parents et notamment de son ivrogne de père estropié qui passait ses journées à écrire des poèmes qui restent figés dans leurs cahiers qu’il a récupérés et dont le dernier contient un vers resté sans suite : Je Suis l’Hiver. Effacé, mélancolique, les caractéristiques du jeune policier qui n’a jamais rêver d’embrasser cette profession font écho au paysage de cette région désolée dans lequel il évolue avec son collègue Andrés Parra. On découvre un individu sensible, attentif aux choses qui l’entourent et qui donne l'impression de se laisser porter par les événements comme une feuille morte balayée par le vent. Ainsi on ne s’étonne pas de son comportement vis-à-vis du cadavre de la jeune femme qu'il découvre pendu à une arbre. Attendre, observer et laisser ses pensées divaguer jusqu’à ce qu’un événement se produise, Pampa Asiain va donc mener à sa manière une enquête singulière s’échelonnant sur cinq chapitres auxquels s’ajoute un nouveau personnage tel que la victime, le meurtrier, son commanditaire et, pour conclure, une vieille femme qui hante les lieux pareille à un fantôme. Un ensemble de portraits saisissants où transparaît cette solitude commune qui lamine ces âmes et ces coeurs tourmentés ainsi que les contours du drame qui se joue autour de ces protagonistes.

     

    Avec un texte aux intonations poétiques où le spleen transparaît à chaque instant tout comme ce froid hivernal qui saisit le lecteur, Ricardo Romero signe avec Je Suis l’Hiver un très beau roman policier oscillant entre le rêve éveillé et l’éclat d’actions lui conférant une terrible noirceur se déclinant au rythme lent d’un hiver qui paraît sans fin.

     

     

    Ricardo Romero : Je Suis l’Hiver ( Yo so el hiverno). Editions Asphalte 2020. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik.

     

    A lire en écoutant : Utopía de Pedro Aznar & Ramiro Gallo. Album : Utopía. 2019 Pedro Aznar & Ramiro Gallo.

  • Colin Niel : Les Hamacs De Carton. La Série Guyanaise.

    Capture d’écran 2020-08-08 à 22.10.32.pngIngénieur agronome et en génie rural des eaux et forêts, Colin Niel a séjourné durant plusieurs années en Guyane française en participant notamment à la création du parc amazonien de la Guyane en tant que chef de mission. De ce territoire méconnu, multiculturel, abritant une biodiversité à nulle autre pareille l’homme s’est mis en tête de raconter les dérives qui en découle telles que l’immigration clandestine, l’orpaillage abusif par des garimperos sans scrupule et cette drogue qui ravage la jeunesse de la région. Tout un registre de dérives sociales qu’il décline par le biais du polar en mettant en scène, dans ce que l’on appelle désormais la Série Guyanaise, le capitaine de gendarmerie André Anato, un noir-marron en quête de ses origines. Edité depuis 2012 chez Rouerge Noir, la maison d’éditions a eu la bonne idée de composer un recueil des trois premiers romans de la série qui en compte désormais quatre et qu’il convient de lire dans l’ordre sans que cela ne soit vraiment
    indispensable. Néanmoins il faut prendre conscience que la quête du capitaine Anato quant à ses origines et aux événements tragiques qui ont frappé ses parents devient une espèce d’arche narrative qui relie l’ensemble des ouvrages ce qui explique que les trois premiers d’entre eux sont désormais publiés sous la forme de ce superbe recueil débutant avec Les Hamacs De Carton.

     

    Capture d’écran 2020-08-08 à 22.15.49.pngEn Guyane, les habitants d’un village niché sur les rives françaises du fleuve Maroni sont bouleversés en découvrant les corps sans vie d’une femme et de ses deux enfants qui semblent endormis dans leurs hamacs. Débutent alors les rites funéraires de ce peuple noir marron, tandis que le capitaine de gendarmerie André Anato, un « originaire », guyanais de naissance, doit composer avec les procédures policières qui se heurtent aux traditions que le chef du village doit faire perdurer afin de laisser la parole aux défunts. L’enquête entraîne le capitaine et son équipe de Cayenne au Suriname sur un territoire où les ethnies et les communautés se brassent en quête de leurs origines et d’un destin meilleurs qui passe peut-être par l’obtention de papiers d’identité permettant d’accéder à leurs rêves les plus fous, comme cette métropole lointaine qui devient l’eldorado tant convoité. Mais le parcours est semé d’embuches et de désillusions comme en témoigne ces dossiers suspendus s'accumulant depuis des années dans les tiroirs de l’administration française et que les fonctionnaires surnomment les hamacs de carton.Quand la folie des rêves devient meurtrière.

     

    Avec ce premier roman de la série, le lecteur va donc faire connaissance avec le capitaine de gendarmerie André Anato, premier officier « originaire » de Guyane qui ne connaît pourtant absolument rien de la région puisqu’il a toujours vécu dans la banlieue parisienne. Ayant perdu ses parents qui ont péri deux ans plus tôt dans un accident de voiture, il lui importe donc de renouer les liens avec les membres d’une famille qu’il n’a jamais connue. Ainsi se pose au travers de ce personnage central la question des origines qui devient l’un des thèmes du récit se déroulant au coeur d’un territoire où le brassage des ethnies et l’absence d’une frontière bien déterminée entre le Suriname et le Brésil jouxtant ce département d’outre-mer recouvert à 96 % d’une forêt équatoriale extrêmement dense, favorise une immigration clandestine assez intense. Le capitaine Anato est secondé dans ses enquêtes de deux officiers au profil diamétralement opposé que sont les lieutenants Pierre Vacaresse et Stéphane Girbal. Si le premier peine à s’acclimater, le second a fait de la Guyane une espèce de terrain de jeu qu’il apprécie et c’est sur cet antagonisme que se déroule les enquêtes de la Série Guyanais en mettant en scène ces trois enquêteurs aux profils si différents qui vont pourtant se compléter en fonction des affaires dont ils ont la charge. Il faut dire que Colin Niel développe ses intrigues de manière déconcertante en déroutant le lecteur avec des faits divers en apparence disparates qui vont pourtant révéler des liens parfois singuliers comme c’est le cas avec ce premier opus où les trois gendarmes semblent enquêter sur des affaires bien différentes comme la mort de cette famille dans un petit village reculé, niché au bord du fleuve Maroni, le décès accidentelle d’une joggeuse du côté de Cayenne et le meurtre crapuleux d'une jeune fille détroussée de son téléphone portable.

     

    Outre les investigations des gendarmes, Colin Niel développe avec Les Hamacs De Carton tout l’aspect des us et coutumes du peuple noir-marron en s’attardant particulièrement sur ce qui a trait aux funérailles d’une femme et de ses deux enfants que l’on a retrouvé morts dans leur carbet. On découvre ces rites par le biais du lieutenant Vacaresse contraint de rester dans ce village reculé de la Guyane, ceci pour les besoins de l’enquête afin d’interroger les habitants de la petite communauté qui semblaient marquer une distance à l’égard de cette famille. Loin d’être anecdotiques, ces éléments vont s’intégrer parfaitement dans le développement de l’intrigue tout comme le parcours de ce couple guyanais qui fait écho à l’enquête des gendarmes à mesure qu’ils avancent dans leurs investigations, nous permettant de prendre la mesure du casse-tête administratif pour l’obtention de papier d’identité qui devient ainsi l’enjeu central du récit. Et puis il y a cette nature luxuriante, cette atmosphère indéfinissable d’un pays hors norme que Colin Neil dépeint à la perfection ceci sans ostentation puisque ces paysages exotiques et cette ambiance métissée d’une Guyane lointaine qui devient pourtant si proche du lecteur, se suffisent à eux-mêmes.

     

    Premier roman à la fois rythmé et très émouvant d’une série prometteuse, Les Hamacs De Carton ne manquera pas d’époustoufler le lecteur avec ce cadre exceptionnel dont l’auteur sait tirer le meilleur parti pour nous immerger dans le contexte méconnu de cette région d’outre-mer dont il décline les travers par le prisme d’une intrigue policière singulière. Une réussite.

     

     

    Colin Niel : Les Hamacs De Carton. Recueil La Série Guyanaise. Editions du Rouergue Noir 2018.


    A lire en écoutant : Depois Dos Temporais de Ivan Lins. Album : Depois Dos Temporais. 1983 Universal Music Ltda.

     

     

     

  • WOJCIECH CHMIELARZ : LA CITE DES REVES. PULP FICTION.

    Capture d’écran 2020-08-06 à 13.31.10.pngIl importe désormais d'avoir une certaine attention pour les romans policiers en provenance des pays de l’est et plus particulièrement à la littérature noire issue de la Pologne avec ce que l’on peut considérer comme de grandes figures du genre comme Zygmunt Miloszewski qui s’est tourné vers la littérature blanche ou Wojciech Chmielarz qui devient la nouvelle référence dans le domaine du polar polonais avec sa série mettant en scène l’inspecteur Jakub Mortka surnommé Le Kub. Publiée chez Agullo, on découvrait cette nouvelle série policière avec Pyromane en suivant l’enquête de ce policier revêche affecté  à la brigade criminelle de Varsovie qui tournait autour d’une série d’incendies meurtriers. Avec La Ferme Aux Poupées Le Kub nous entrainait dans son exil dans les Carpates où il mettait à jour un trafic de traite de femmes destinées à la prostitution. Avec La Colombienne on assistait au retour en grâce de cet inspecteur opiniâtre réaffecté à Varsovie afin de s’atteler à une enquête périlleuse portant sur un trafic international de stupéfiant. Davantage focalisé sur le domaine de la politique et du trafic d’influence qui peut en résulter, Wojciech Chmielarz nous invite à retrouver, avec La Cité Des Rêves, son policier fétiche dont les investigations tournent autour d'un meurtre commis au sein d'une résidence cossue de la capitale polonaise.

     

    Les habitants de La Cité des Rêves sont en émoi lorsqu’ils apprennent que le gardien de cette résidence protégée a découvert le cadavre d’une jeune femme dans la cour de ces immeubles modernes, tout confort. C’est l’inspecteur Jakub Mortka qui est en charge de l’enquête secondé de la lieutenante Suchoka, surnommée La Seiche. Rapidement leurs soupçons portent sur une femme de ménage ukrainienne qui a pris la fuite le matin même du meurtre. Mais au fil de leurs investigations, les deux policiers vont mettre à jour les étranges comportements de certains habitants dont un ancien jeune député ambitieux tombé en disgrâce qui affiche la volonté d'effectuer un retour en force dans les affaires politiques du pays. Mais quels sont les atouts de cet individu qui semble bénéficier de l’appui de quelques personnalités louches de la pègre polonaise auquel Jakub Mortka a déjà dû côtoyer pour son plus grand déplaisir.

     

    L’intérêt d’une intrigue telle que La Cité Des Rêves repose sur la multitudes de personnages qui entrent en ligne de compte dans un récit où chacun d’entre eux prend autant d’importance, si ce n’est plus, que les protagonistes principaux du livre qui semblent davantage en retrait, en particulier pour ce qui concerne Jakub Mortka devenant le centre névralgique des interactions entre les différents individus intervenant dans le cours de cette histoire complexe. On apprécie ainsi cette rigueur dans la construction narrative où chaque chapitre met en exergue à un intervalle régulier les différentes actions des nombreux personnages du roman qui nous fait penser au rythme d’un film tel que Pulp Fiction auquel l’auteur fait d’ailleurs référence. Plus que Le Kub ou La Seiche, les deux policiers chargés de l’enquête, on s’intéressera davantage à des individus tels que Piort Celtycki nous donnant une vision peu glorieuse du système politique polonais ou à un malfrat comme Mieszko qui se révèle moins balourd qu’il n’y paraît. Trafics d’influence, chantages, extorsions, le monde polonais tel que présenté par Wojciech Chmielarz est assez sombre ceci d’autant plus lorsqu’il dépeint le milieu politique mais également le milieu journalistique auquel il appartient. Tout cela nous donne une vision lugubre d’un pays qui n’a pas encore totalement rompu avec les anciennes pratiques d’un régime communiste corrompu et qui s'engouffre dans une logique capitaliste ne présentant pas ses meilleurs atours comme le démontre des jeunes polonais tels que Aleksandr Chelmonski et ses camarades d’infortune en quête d’argent pour financer leurs concepts informatiques les entraînant vers des dérives qu’ils ne peuvent plus maitriser. Victimes intègres ou personnes vulnérables, on s’intéressera également aux femmes qui interviennent dans le récit à l’instar de la courageuse étudiante journaliste Suzanna Latkowska ou de Svitlana, cette femme de ménage ukrainienne contrainte d’endosser un meurtre qu’elle se défend d’avoir commis. C’est d’ailleurs autour de ce personnage ambivalent que l’on appréciera le coup de génie Wojciech Chmielarz qui parvient toujours à nous surprendre avec quelques éléments ou détails qui révéleront toute leur importance au terme d’un épilogue qui laisse sans nul doute place à une suite. Outre ces nouveaux intervenants on prend également plaisir à revoir quelques personnages récurrents comme Dariusz Kochan, ancien adjoint du Kub qui est relégué aux archives pour déterrer quelques « cold case » lui permettant d’obtenir un certain succès, ceci presque à son corps défendant dont une affaire tournant autour du caïd Borzestowski que l’on avait croisé dans les romans précédents de la série.

     

    Complexe, mais extrêmement bien mené, La Cité Des Rèves révèle tout le talent de Wojciech Chmielarz qui, dans la précision du détail, parvient à nous surprendre jusqu’à la toute dernière ligne d’un texte plaisant et abouti.

     

     

    Wojciech Chmielarz : La Cité Des Rêves (Osiedle Marzen). Editions Agullo Noir 2020. Traduit du polonais par Erik Veaux.

     

    A lire en écoutant : Eden de Talk Talk. Album : Spirit of Eden. 1997 Parlophone Records Ltd.