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Auteurs T - Page 2

  • ALEX TAYLOR : LE SANG NE SUFFIT PAS. TEMPETE DE GLACE.

    Alex Taylor, le sang ne suffit pas, éditions gallmeister

    Franchement je pensais que l’affaire était réglée et qu’après Le Verger De Marbre (Gallmeister 2016), éblouissant premier roman d’Alex Taylor, celui-ci n’allait pas récidiver comme si cet ouvrage lui avait pompé toute son énergie créatrice avec une intrigue âpre se situant  à une époque contemporaine dans un comté rural de Kentucky où les mauvais garçons, en quête de coups plus ou moins foireux, se débrouillent comme ils peuvent dans une région sans avenir pour eux, hormis le cimetière que la population locale surnomme le verger de marbre. Il aura tout même fallut attendre quatre ans pour que l’on retrouve un auteur au talent indéniable qui nous livre avec Le Sang Ne Suffit Pas un roman d’aventure époustouflant dont l’action se déroule en 1748, dans les montagnes de l’ouest de la Virginie alors que l'hiver sévit sur cette région à la fois sauvage et hostile en découvrant toute une galerie de rudes personnages tentant de survivre tant bien que mal dans cet environnement glacial qui devient le théâtre de confrontations mortelles.

     

    En 1748, Reathel ne s’est pas remis de la mort de sa femme et de son fils. En quête d’aventure, il a abandonné sa ferme et erre désormais depuis des mois dans les montagnes de Virginie, accompagné d’un dogue aux allures féroces. Frigorifié, affamé, il pense trouver le salut en s’abritant dans une cabane dont l’entrée lui est pourtant refusée par un colon hostile qu’il ne va pas hésiter à abattre. Dans la cabane, Reathel découvre Della, une jeune femme qui est sur le point d’accoucher. L’enfant nait ainsi dans cet endroit hostile avec une ourse en quête de nourriture qui rôde dans les parages. Mais pour Della et le nouveau-né, il va falloir se méfier davantage des frères Autry, deux pisteurs redoutables qui sont chargés de la retrouver et de remettre l’enfant au chef de la tribu Shawnee qui, en échange, s’engage à laisser en paix les colons de fort Bannock dont le commandement a été confié au docteur Integer Crabtree n’a pas d’autre choix que de respecter ses engagements vis à vis d’indiens de plus en plus impatients.

     

    Pour son premier roman, Alex Taylor nous entrainait dans l’Amérique des marges avec un récit rude, parfois violent oscillant de temps à autre sur un registre onirique empreint d’un certain lyrisme envoûtant qui rejaillissait notamment sur l’atmosphère de l’intrigue prenant des tonalités étranges que l’on découvrait au rythme d’une écriture maîtrisée. Même si on l'a comparé à Franck Bill, Daniel Woodrell ou Daniel Ray Pollock, il faut avant tout souligner la voix originale de cet auteur qui entreprend de s'aventurer sur un autre genre que le "roman noir rural". Se déroulant au XVIIIème siècle, dans un environnement hivernal résolument hostile, Le Sang Ne Suffit Pas à tout du roman d'aventure nous rappelant les grands récits de Jack London où l'on fait la part belle à cette nature sauvage qui devient un véritable adversaire. Ainsi Alex Taylor exploite avec une belle intelligence tous les registres du genre en les incorporants dans un récit qui prend parfois des allures dantesques à l’image de cette ourse attaquant l’un des pisteurs, de cette tempête de glace mortelle qui s’abat sur Reathel et Della ou de la prise d’assaut d’un fort par les indiens Shawnee. Se succède ainsi toute une série d’événements qui vous secoue durablement avec l’ampleur de ces touches subtiles de lyrisme que l’on évoquait déjà dans Le Verger De Marbre et qui servent brillamment ce récit conjuguant la splendeur d’un paysage sauvage où évoluent toute une galerie de personnages farouches qui ont intégré le fait qu’ils peuvent mourir à tout instant. A partir de cette composante, s’instaure des relations âpres entre des protagonistes qui nous surprennent tous avec leur humanité émanant de chacun d’entre eux mais qui est parfois teintée d’une certaine dureté qu’ils mettent en avant afin de surmonter l’adversité de ce monde hostile.

     

    Mais au-delà de ces paysages grandioses, de cette faune féroce et de ces conditions météorologiques hallucinantes qu'Alex Taylor dépeint à la perfection, c’est bien évidemment la galerie de personnages, que l’on croise durant le récit, que l’on apprécie, avec ces échanges abruptes que l'auteur distille au gré de dialogues percutants dont le lecteur peut prendre la pleine mesure avec cette épaisseur qui caractérise l’ensemble des protagonistes aussi secondaires soient-ils. Pour chacun d’entre eux, c’est dans leur passé respectif que l’on trouve la substance expliquant leurs agissements et leurs comportements vis à vis de leurs congénères. Ce sont les souvenirs de sa femme et de son fils défunts pour Reathel, c’est sa vie dans le bordel du fort pour Della, c’est son addiction au laudanum pour Elijah, ce sont ses rêves prémonitoires pour Black Toth, autant de parcours richement étoffés qui habillent ces personnages bousculés soudainement par des seconds couteaux aux caractères tout aussi saisissants à l’instar de l’aumônier Otha ou de l’inquiétant colon français Simon Cheese.

     

    Après le prometteur Verger De Marbre, on comprendra dès lors que Le Sang Ne Suffit Pas, second roman d’Alex Taylor, tient toutes ses promesses avec un récit somptueux où la violence et la sauvagerie deviennent les ingrédients incontournables de scènes dantesques et hallucinantes qui vous laisseront sans voix. Une réussite, tout simplement.

     

    Alex Taylor : Le Sang Ne Suffit Pas (Blood Speeds The Traveler). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anatole Pons-Reumaux. Gallmeister 2020.

     

    A lire en écoutant : I Was Wrong de Chris Stapleton. Album : From A Room : Volume 1. 2017 Mercury Records, a division of UMG Recording, Inc.

  • Gabriel Tallent : My Absolute Darling. La belle et la bête.


    gabriel tallent,my absolute darling,éditions gallmeisterIl est également important de parler des livres qui ont du succès, qui bénéficient d’une belle mise en lumière, d’évoquer un ouvrage admirable que l’on ne  saurait classifier mais qui suscite l’unanimité. D’ailleurs c’est important d’oublier de temps à autre ces étiquettes et autres classifications car parfois, devant la beauté d’un texte conjugué à l’impact émotionnel d’un récit bouleversant il n’est pas indispensable de se déterminer pour savoir s’il s’agit d’un roman noir ou de littérature blanche, d’un récit d’aventure ou d’une intrigue à suspense. C’est d’autant plus important d’évoquer un tel ouvrage lorsque celui-ci a été publié par une maison d’éditions indépendante comme Gallmeister qui ne cesse de prouver que la qualité a encore de l’importance dans un monde littéraire où tout est galvaudé. Peu importe que ce soit Stephen King, les critiques de Harper’s Bazar, du New York Times ou de Marie-Claire qui encensent le roman. D’ailleurs peu importe qu’ils l’aient lu ou qu’il ne s’agisse là que d’une démarche publicitaire destinée à attirer le chaland. Peu importe que sa sortie date déjà de plusieurs mois ou qu’il ait obtenu récemment quelques prix littéraires. Il convient juste de souligner, voire de marteler que My Absolute Darling, premier roman de Gabriel Tallent, ne manquera pas de faire partie des livres incontournables du paysage littéraire américain contemporain qu’il faut lire impérativement.

     

    Julia Alverston a quatorze ans et tout le monde la surnomme Turtle. Âme solitaire, extrêmement farouche, la jeune fille parcourt depuis son plus jeune âge les bois du comté de Mendecino, sur la côte nord de la Californie. Au sein de cet univers sauvage, Turtle est capable de surmonter toutes les difficultés et de faire face à tous les périls. Mais ce n’est qu’une fois de retour dans la petite maison délabrée, nichée au bord de l’océan où elle vit avec son père, un survivaliste charismatique, qu’elle doit affronter le véritable danger. Car dans un rapport amour-haine complexe et extrême, ce père abusif ne cesse de la dévaloriser ou de l’encenser au gré de son humeur versatile. C’est lors d’une de ses escapades dans une forêt des environs qu’elle rencontre Jakob et son camarade Brett qui se sont égarés. Ainsi Turtle noue quelques liens d’amitié avec ces deux jeunes lycéens, ceci d’autant plus qu’elle perçoit dans leurs regards l’estime et l’admiration qui lui ont tant fait défaut. Lui donneront-ils le courage et la force de défier son père afin de se soustraire à sa terrible emprise ?

     

    Il n’est pas seulement question de simple volonté ou de dons innés en littérature pour aboutir à l’excellence d’un tel ouvrage comme My Absolute Darling que Gabriel Tallent a mis huit ans à rédiger. Et c’est avant tout cette notion de travail acharné que l’on perçoit tout au long de ce récit maîtrisé abordant la thématique à la fois délicate et sensible de l’inceste au travers de la domination d’un père tout-puissant qui a bâti tout un univers de survivaliste aguerri pour isoler sa fille du monde extérieur. Même s’il n’épargne guère le lecteur au gré de scènes parfois difficilement soutenables, Gabriel Tallent ne cède jamais aux affres d’une écriture complaisante en évitant ainsi les écueils du voyeurisme et de la vulgarité. Avec My Absolute Darling tout est question d’équilibre dans une mise en scène à la fois délicate et subtile permettant de distinguer les terribles mécanismes que met en œuvre ce père déboussolé qui fait de sa fille une espèce d’égérie qu’il place au centre de son univers disloqué afin de la soumettre aux diverses épreuves qui lui permettront de survivre à cette fameuse apocalypse qui ne manquera pas de dévaster ce monde décadent.

     

    My Absolute Darling c’est donc cet amour absolu que Martin éprouve pour sa fille Turtle qu’il rabaisse constamment pour mieux asseoir son autorité. C’est également cette admiration sans borne que ressent cette jeune fille dépréciée pour un père emblématique et charismatique qu’elle adule, même si elle commence à percevoir quelques failles dans cette armure paternelle. Une relation dévastatrice qui font de Turtle une adolescente perturbée peinant à s’insérer dans le monde qui l’entoure. Maniement des armes, exercices d’entraînement extrêmes et autres sévices abjects, plus qu’une hypothétique apocalypse auquel il faudrait faire face, on perçoit dans la démarche insensée du père la volonté de préparer sa fille à cette confrontation inéluctable en vue de s’affranchir de l’autorité paternelle.

     

    Le choix du comté de Mendocino dans lequel se déroule l’ensemble du récit n’a rien d’anodin puisque l’auteur y a séjourné durant toute une partie de sa jeunesse ce qui lui permet de restituer au travers de ses personnages quelques souvenirs chargés d’émotion à l’instar des escapades que Turtle et ses camarades effectuent sur cette côte boisée, déchiquetée par l’océan Pacifique. Mais outre le décor somptueux que l’auteur détaille avec passion dans la pure tradition de ce courant nature writing, il faut souligner l’aspect social de cette riche contrée du nord de la Californie, peuplée de personnes bien intentionnées à l’esprit plutôt libéral. Il n’empêche que Gabriel Tallent met en lumière, dans un tel contexte, les veuleries et autres petites lâchetés de celles et ceux qui ne veulent pas prendre conscience de la triste situation de Turtle, ceci au nom de la sacro-sainte intimité familiale que l’on ne saurait violer quitte à ce qu’une gamine subisse les pires sévices. Mais avec My Absolute Darling il est surtout question de courage et de volonté avec le portrait saisissant de réalisme de cette enfant à la conquête de son émancipation non pas pour voler de ses propres ailes mais pour protéger ceux qu’elle aime de la fureur d’un père possessif qui a fait de l’amour de sa fille un enjeu meurtrier.

     

    Bien plus que pour la violence des scènes que Gabriel Tallent dépeint sans ambages, My Absolute Darling est un roman âpre parce qu’il explore, avec une rare intelligence et surtout beaucoup de sensibilité, les thèmes de la douleur et de la souffrance d’une jeune fille malmenée dont il restitue le cri intérieur avec une justesse saisissante.

     

    Gabriel Tallent : My Absolute Darling (My Absolute Darling). Editions Gallmeister 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski.

    A lire en écoutant : Fast Car de Tracy Chapman. Album : Tracy Chapman. Elektra Records/Asylum Records 1988.

     

  • ALEX TAYLOR : LE VERGER DE MARBRE. J’IRAI CREVER SUR TA TOMBE.

    le verger de marbre, alex taylor, éditions gallmeister,Néo Noir chez Gallmeister c’est un peu le rendez-vous des mauvais garçons de l’Amérique qui vous balancent des textes avec cet air nonchalant propre à ceux qui vous jetteraient un mégot à la figure. Ca brûle et ça surprend à l’image des romans qui hantent la collection. Pas vraiment des enfants de cœur, mais bourrés de talents vous ne rencontrerez pas ces écrivains dans les salons littéraires, mais plutôt au détour de bars enfumés, occupés qu’ils sont à écluser quelques verres pour se remettre des cours qu’ils dispensent dans des petites facultés de seconde zone. Et c’est dans ce vivier d’hommes et de femmes atypiques que l’on déniche des textes d’une cinglante beauté à l’instar du premier roman d’Alex Taylor intitulé Le Verger de Marbre.

     

    Au Kentucky du côté de la Gasping River ce sont les Sheetmire, père et fils qui conduisent le ferry pour franchir la rivière. Un boulot plutôt peinard qui ne rapporte pas grand-chose si ce n’est quelques ennuis avec des passagers irascibles. Mais quand l’un d’entre eux tente de le détrousser, le jeune Beam Sheetmire parvient à s’en sortir en le trucidant. Un acte qui ne va pas rester sans conséquence puisque la victime n’est autre que le fils de Loat Duncan, un puissant caïd extrêmement dangereux. S’ensuit une traque sans pitié où le chasseur, détenteur d’un lourd secret concernant sa proie, va tout mettre en œuvre pour capturer Beam. Pour Loat Duncan qui se fout de l’honneur, il s’agit tout simplement d’une question de vie ou de mort.

     

    Pour ceux qui éprouveraient une certaine lassitude vis à vis des aventures se déroulant dans l’Amérique rurale, il leur est recommandé de surmonter leurs appréhensions pour se plonger dans un récit qui figure parmi les plus aboutis dans le genre. Et puisqu’il s’agit d’une affaire de traque dont les codes ont été définitivement entérinés avec des films tels que La Nuit du Chasseur de Charles Laughton ou des ouvrages comme Non Ce Pays N’est Pas Pour le Vieil Homme de Cormac McCarthy, Alex Taylor s’est employé à détourner les règles du genre en nous soumettant un texte aux entournures lyriques plutôt surprenant où l’on décèle quelques influences gothiques, diffusant ainsi une atmosphère crépusculaire pas forcément glauque. Il y a un véritable souffle poétique qui se dégage de ce récit inquiétant truffé de métaphores et de périphrases à l’image du titre de l’ouvrage désignant sous une forme plus lyrique, le cimetière où débute et se conclut l’intrigue.

     

    Le Verger de Marbre se distingue également au niveau des protagonistes qui habitent le roman. Ainsi Beam Sheetmire, jeune homme plutôt maladroit et irréfléchi, n‘inspire aucun sentiment d’empathie tant il sème le chaos et la désolation auprès des proches qui tentent de lui venir en aide. De ses maladresses ne résultent qu’une succession de tragédies à la fois déroutantes et violentes qui ne cessent de heurter le lecteur. Quant à son adversaire, Loat Duncan, une espèce de Némésis démoniaque, flanqué de ses chiens féroces, il apparaît bien plus vulnérable qu’il n’y paraît, particulièrement lorsqu’il côtoie cet étrange routier vêtu d’un costume noir. Avec ce personnage au symbolisme exacerbé, on perçoit une aura étrange, presque fantastique qui plane au-dessus de cette histoire intrigante. Au-delà d’une thématique basée sur la vengeance, Alex Taylor pimente l’intrigue en intégrant d’autres enjeux qui se révèlent plutôt originaux pour un roman riche en péripétie. Abruptes, singulière et très souvent cruelles, les confrontations permettent de révéler les caractères de protagonistes dont le côté manichéen est atténué par les veuleries des uns et le courage des autres que l’on ne retrouve pas forcément là où l’on pourrait les déceler.

     

    Les rivières écumantes charrient leurs lots de déchets et autres objets hétéroclites, tandis que les terrains instables s’affaissent alors que l’eau prend une étrange couleur orangée dans ce comté du Kentucky parsemé de maisons abandonnées. Alex Taylor dépeint ainsi d’une manière plus subtile, notamment par le biais de brillantes plages descriptives, les affres d’une région rongée par les maux insidieux de la pollution. Allégorie sur le mal qui se décline sur tous les plans, Le Verger de Marbre exhale les relents malsains d’individus qui n’ont plus grand-chose à perdre dans cette lente agonie silencieuse et inquiétante émanant d’un obscur territoire dépourvu d’avenir.

     

    Alex Taylor : Le Verger de Marbre (The Marble Orchard). Editions Gallmeister 2016. Traduit de l’anglais par Anatole Pons.

    A lire en écoutant : Love de G. Love & Special Sauce. Album : Philadelphonic. Sony Music Entertainement Inc. 1999.

  • BOGDAN TEODORESCU : SPADA. PANIER DE CRABES.

    Capture d’écran 2016-12-27 à 00.48.58.pngAprès une enquête dans les brumes de la plaine du Pô avec Le Fleuve de Brumes de Valerio Varesi, la nouvelle maison d’édition Agullo nous propose de découvrir la Roumanie avec Spada de Bogdan Teodorescu. Ainsi par l’entremise d’un roman féroce et détonnant l’auteur passe au crible toutes les strates d’une société secouée par une vague de crimes ethniques. Une plongée vive dans ce panier de crabe médiatique et politique que l’auteur maîtrise à la perfection ayant lui-même exercé dans le domaine du marketing politique en occupant, entre autre, le poste de secrétaire d’état au département de l’information.

     

    Le bonneteau, une arnaque vieille comme le monde que La Mouche pratique avec plus ou moins de talent sur la place d’Orbor à Bucarest. Mais rien ne va plus lorsque l’on retrouve son cadavre dans une ruelle adjacente, égorgé d’un habile et unique coup de poignard. La nouvelle finirait dans la page des faits divers s’il ne s’agissait pas du début d’une longue série de meurtres qui présentent les mêmes similarités. Qui en veut donc aux voyous d’origine tsigane ? Les actes de ce sérial killer pour les uns, justicier pour les autres, n’ont pas fini de secouer le petit landernau politique et médiatique roumain.

     

    Le personnage emblématique du tueur psychopathe est rapidement relégué au second plan puisque la traque du Poignard (Spada en roumain) ne sert que de prétexte pour nous introduire dans les arcanes d’un monde politique dénué de scrupule tentant par tous les moyens de maîtriser des événements qui dépassent rapidement les services de police. Avec des victimes issues de la communauté rom, le fait divers se transforme rapidement en enjeu politique majeur. Ainsi, entre le pouvoir en place et les différents mouvements d’opposition, nous assistons à une guerre sournoise où les communiqués remplacent les coups. Il s’agit donc de maîtriser coûte que coûte la communication qui devient rapidement le véritable enjeu dans un contexte électoraliste explosif. Que ce soit aussi bien sur la scène internationale que sur le plan intérieur, Bogdan Teodorescu parvient à transporter le lecteur dans toutes les trames d’une lutte intestine pour la quête d’un pouvoir qui se bâtit sur le cynisme d’une vision à très court terme où les forces vacillent en fonction des opportunités et des alliances de circonstance.

     

    A mesure que les crimes s’enchaînent, l’emballement médiatique devient soudainement féroce en déchaînant toutes les passions et tous les excès idéologiques au gré des interventions des différents acteurs politiques du pays. D’éditoriaux rédigés au vitriol en débats télévisés arbitraires, ce sont les conseillers en communication qui entrent dans la danse en entraînant le corps politique dans cette sarabande infernale. Dans ce climat délétère où la question de l’intégration des deux millions de roms se règle dans la rue à coup de règlements de compte sanglants et de manifestations violentes, la situation dégénère rapidement en faisant les choux gras d’un pouvoir médiatique en quête d’audience et de sensations.

     

    Dans ce contexte de rage et de folie, l’appréhension de l’assassin demeure marginale car les hauts fonctionnaires de police sont davantage préoccupés à couvrir leurs arrières en endiguant les bavures de leurs hommes sous un flot de rapports fallacieux. Et puis l’assassin ne fait-il pas, d’une manière plus efficace, le travail de la police, au point tel que certaines associations vont jusqu’à se demander si ce mystérieux Poignard ne dissimule pas les activités occultes d’une brigade qui opérerait secrètement pour se débarrasser de ces roms indésirables tout en tentant de déstabiliser le pouvoir en place.

     

    On le voit, Bogdan Teodorescu dresse un portrait peu flatteur de la Roumanie et met en scène avec une très belle virtuosité les interactions entre le pouvoir politique, les instances médiatiques et les services de police. De collusions obscures en compromissions malsaines, l’auteur entraîne le lecteur dans un florilège de portraits disgracieux appuyé par une écriture aussi expéditive qu’incisive, pleine de mordant. Personne n’est épargné.

     

    Récit décapant agrémenté d’un humour corrosif, Spada prend la forme d’une fable de politique-fiction tragique aux connotations terriblement réalistes. Percutant et diaboliquement pertinent.

     

    Bogdan Teodorescu : Spada. Editions Agullo Noir 2016. Traduit du roumain par Jean-Louis Courriol.

    A lire en écoutant : Murder by Number par The Police. Album : Synchronicity. A&M Records 1983.

     

  • KAZUAKI TAKANO : TREIZE MARCHES. ASCENSION POUR L’ECHAFAUD.

    Capture d’écran 2016-08-29 à 17.35.29.pngDans le domaine du polar, la thématique de la peine de mort est bien souvent abordée sous la forme du thriller devenant par la force des choses l’apanage des Etats-Unis dont le système judiciaire est fortement décrié. La structure narrative de ce type de roman s’appuie essentiellement sur deux enjeux que sont la temporalité et le doute où l’on suit le parcours d’un enquêteur devant disculper un condamné à mort ceci avant une date d’exécution imminente, tout en se demandant s’il est vraiment innocent. Pourtant si l’on examine une carte du monde des pays pratiquant la peine de mort on s’aperçoit que l’Asie abrite un nombre important de nations appliquant le châtiment suprême à l’instar du Japon qui exécute ses condamnés exclusivement par pendaison. Treize Marches de Kazuaki Takano se propose d’examiner par le biais d’un roman riche en suspense tout le processus judiciaire et administratif conduisant un prévenu devant l’échafaud tout en abordant les thèmes de la réinsertion et du pardon.

     

    Ryõ Kihara est condamné à mort pour un crime dont il n’a plus aucun souvenir. Enfermé depuis sept ans, dans le couloir de la mort il ignore la date de son exécution. Ce sont les bruits de pas d’une procession de gardiens et les hurlements de son voisin de cellule que l’on extrait pour appliquer la sentence finale qui ravivent sa mémoire. Un flash rapide où il se voit gravir un escalier. S’agit-il d’un élément permettant peut-être de le disculper ? C’est ce que pense le chevronné gardien de prison Shôji Nangõ, mandaté par l’avocat du condamné, qui propose au jeune Jun’ichi Mikami bénéficiant d’une liberté conditionnelle, de l’aider dans ses investigations. Ce dernier ayant été condamné à deux ans de prison pour un homicide involontaire, voit dans cette démarche incertaine une occasion de se racheter.

     

    Treize Marches dont le titre définit les différents paliers administratifs et judiciaires autorisant l’exécution d’un condamné à mort est un thriller social saisissant qui passe en revue, avec une précision redoutable, les contradictions, les ambivalences et autres ambiguïtés d‘un système étatique assurément imparfait. Avec un gardien de prison et un repris de justice on sort très rapidement des poncifs propre au genre pour suivre le parcours maladroit de ces deux enquêteurs aussi atypiques qu’inexpérimentés. De fausse pistes en rebondissemments percutants, le lecteur restera tout au long du récit en proie au doute quant à l’issue d’une enquête dont le final s’avérera des plus subtil, remettant notamment en cause les principes de la réinsertion assurée par des citoyens lambdas sélectionnés sur le principe du volontariat.

     

    Outre une possible rédemption, la récompense à l’issue de l’enquête permettra au gardien de prison de quitter son métier afin d’ouvrir une boulangerie et au jeune repris de justice d’aider ses parents à indemniser la famille du jeune homme qu’il a tué accidentellement. Avec cette dimension pécuniaire qui se situe parfois au dessus des principes moraux qui les motive, on perçoit toute l’humanité de ces deux personnages souhaitant s’extirper des rouages d’une mécanique administrative implacable générant son lot d’angoisses et d’inquiétudes que ce soit en terme de réinsertion ou de trajectoire professionnelle.

     

    Au-delà d’une intrigue habile et originale, on aura compris que l’intérêt de Treize Marches réside dans la description sans complaisance des rouages administratifs d’une justice qui révèle toutes ses failles au gré d’un texte puissant et incisif. Sur le plan d’une justice réhabilitative on va donc suivre le parcours saisissant du jeune Jun’ichi Mikami devant présenter, au terme de sa peine de prison, ses excuses auprès du père de sa victime, tandis que ses parents se ruinent afin de l’indemniser. Mais dans ce système judiciaire schizophrénique, le pardon ne peut aller au-delà d’un certain point. C’est sur la base du nombre de victimes (deux) et l’absence de repentir sincère que la cour prononce sa sentence de mort pour Ryõ Kihara. Un cliché kafkaïen où le prévenu, du fait de son amnésie, ne peut présenter le moindre regret pour des actes dont il n’a plus aucun souvenir. Reste pour Shôji Nangõ, ce gardien de prison qui s’est déjà chargé de l’exécution de deux condamnés à mort, à savoir en quoi le fait d’ôter la vie d’un homme sur la base de processus étatiques imparfaits peut-il être plus acceptable qu’un meurtre accidentel ou intentionnel. Ne pouvant s’absoudre, malgré les bases légales en vigueur, l’homme est en proie à une profonde et permanente remise en question qui le ronge et l’éloigne de sa famille.

     

    Treize Marches met également en exergue toute la dilution des responsabilitsé dans les terribles décisions administratives que l’état attribue aux différentes strates du pouvoir politique et des fonctionnaires ceci jusqu’au trois gardiens appuyant simultanément sur trois interrupteurs sans savoir lequel déclenchera la trappe fatidique de l’échafaud, tout cela bien à l’abri derrière les murs d’une charmante petite maisonnette forestière nichée au sein d’un bosquet comme pour mieux dissimuler la sinistre finalité d’un système peinant à s’assumer.

     

    Extrêmement bien documenté, Treize Marches est un thriller noir doté d’une dimension sociale égrénant les imperfections d’un processus meurtrier qui fait froid dans le dos. Instructif, édifiant, passionnant, bref … indispensable.

     

     

    Kazuaki Takano : Treize Marches (13 Kaidan). Editions Presses de la Cité/Sang d’Encre 2016. Traduit du japonais par Jean-Baptiste Flamin.

    A lire en écoutant : Skinner de Headphone : Album : Ghostwriter. Play It Again Sam (PIAS) 2008.