Séverine Chevalier : Les Mauvaises. Tout disparaît.
Avec le départ de son directeur Cyril Herry, on ne sait pas trop ce qu’il adviendra de la collection Territori de la Manufacture de Livres qui rassemblait des auteurs s’aventurant sur des territoires que l’on avait peu l’habitude d’appréhender dans le domaine de la littérature noire francophone. Une cohésion dans le choix des textes extrêmement travaillés, agrémentés d’une ligne graphique originale prolongeant l’atmosphère des récits, il émane de la collection Territori un sentiment de perfection et d’originalité que l’on retrouve notamment dans l’ensemble de l’œuvre exceptionnelle de Séverine Chevalier et dont le dernier roman, Les Mauvaises peut être considéré comme une espèce de finalité en forme d’apothéose concluant le magnifique travail d’éditeur de Cyril Herry.
Dans cette région perdue du centre de la France on a retrouvé la jeune adolescente Roberto pendue à l’arche d’un viaduc. Un suicide sans nul doute. Puis son corps disparaît du centre funéraire où il était exposé. Et aucune battue n’a permis de retrouver le cadavre. On s’est donc contenté d’enterrer un mannequin placé dans le cercueil, pour compenser le vide, l’absence. Fille facile, Roberto faisait partie avec Ouafa, la jeune citadine disgracieuse et Oé l’enfant lunaire, de ces mauvaises graines qui arpentent la forêt et la voie de chemin de fer désaffectée tout en disposant des pièges dérisoires pour empêcher l’extension de cette usine qui ronge peu à peu la nature. Non-dits et silences coupables, lachetés et mesquineries quotidiennes, c’est dans la dissolution des cœurs que se bâtissent les drames immuables.
Difficile de qualifier un roman tel que Les Mauvaises sans dévoiler des pans d’une intrigue dont la noirceur s’inscrit dans le quotidien des protagonistes composant la communauté d’une petite ville du centre de la France. Il y est surtout question de ces personnages qui sortent de la norme, tels que Roberto, Ouafa et Oé et dont l’univers décalé se désintègre peu à peu sous le poids des principes édictés par le monde de l’adulte ne pouvant supporter cette espèce de spontanéité infantile qui les renvoie à leurs propres lâchetés, leurs misérables secrets et surtout vers leurs petites angoisses qu’ils ne maîtrisent que très difficilement sous le vernis de l’apparence qui se désagrège parfois pour révéler des drames enfouis, des regrets et des remords trop tardifs. La spontanéité des uns s’opposant à l’hypocrisie des autres débouche sur la mort de Roberto et sur l’effroyable déséquilibre qui en résulte, comme une force tellurique que l’on ne pourrait maîtriser. Ainsi, du fond d’un lac asséché, au creux d’une forêt disloquée ou du haut d’un volcan faussement endormi, l’intrigue se déroule sous le regard impavide d’une nature dont la longue et immuable temporalité puissante se conjugue à la dérisoire période d’une vie humaine qui éclate soudainement dans un soubresaut d’espoir comme l’éruption d’un magma longuement murit. Mais au-delà des promesses non-tenues que l’on honorerait que trop tardivement, on distingue cette notion de désespoir qui hante l’ensemble des personnages définitivement broyés par le temps qui passe et dont on ne saurait percevoir la moindre possibilité de rédemption. C’est dans l’ensemble de ces petites mesquineries, de ces menues trahisons, de ces lâchetés et autres abandons que Séverine Chevalier puise toutes les nuances d’une noirceur émergeant du quotidien de ces hommes et de ces femmes qu’elle dépeint avec une inflexible acuité où affleure, au détour de chacune des pages du roman, la force d’une émotion palpable qui ne manquera pas de bouleverser le lecteur.
Comme pour Recluses et surtout Clouer l’Ouest on reste subjugué par la précision, la justesse du mot qui agrémente chacune des phrases savamment contruites avec cette sensation d’équilibre qui émane d’un texte chargé d’une atmosphère envoûtante presque onirique. Comme une gravure finement ciselée, la prose de Séverine Chevalier devient presque palpable voire même organique en touchant des sens tels que la vue et l’ouïe à l’exemple de ces formes de calligramme incarnant les derniers battements du cœur de Roberto ou cette transition temporelle nous permettant de passer du XX au XXIème siècle. Avec un belle palette d’émotions et un assemblage savant d’intrigues secondaires révélant les failles et les faiblesses de ses personnages, Séverine Chevalier met en lumière la chronique poignante du devenir de ces trois mauvaises graines qui ne manqueront pas de vous faire frissonner, ceci même une fois l’ouvrage refermé, car Les Mauvaises fait partie de ces romans exceptionnels que l’on ne saurait oublier. Une certaine idée du chef-d’œuvre.
Séverine Chevalier : Les Mauvaises. La Manufacture de Livres/collection Territori 2018.
A lire en écoutant : Je Suis Un Soir d’Eté de Brel. Album : J’Arrive. Barclay 1968.