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Rechercher : James Crumley

  • Jake Lamar : Viper's Dream. Sur un air de marijuana.

    Capture d’écran 2021-10-07 à 22.28.17.pngTous les décors sont propices pour mettre en scène une intrigue en lien avec la littérature noire, mais il faut bien convenir que le milieu urbain à longtemps servi de cadre idéal aux romans noirs et aux récits policiers. Parmi les villes emblématiques du mauvais genre, il faut citer New-York qui a inspiré une cohorte d'auteurs qui ont publié des ouvrages extraordinaires à l'instar de L'Aliéniste (Pocket 1999) de Caleb Carr, Bone (Rivages/Noir 1993) de George C. Chesbro, La Reine Des Pommes (Folio policier 1999) de Chester Himes, Nécropolis (Livre de poche 1979) d'Herbert Lieberman, Z'yeux-bleus (Folio policier 2002) de Jerome Charyn et Gravesend (Rivages/Noir 2016) de William Boyle pour n'en citer que quelques uns. On ne s'étonnera donc pas que les éditions Rivages/Noir lancent une nouvelle collection New York made in France qu'inaugure Jake Lamar avec Viper's Dream. Natif du Bronx et vivant à Paris depuis 1993, Jake Lamar est un romancier et journaliste afro-américain qui a travaillé notamment pour le Time Magazine avant de se lancer dans l'écriture en obtenant une certaine renommée avec Nous Avions Un Rêve (Rivages/Noir 2006), couronné du Grand prix du roman noir étranger de Cognac en 2006. Il est également l'auteur de Brother In Exile, une pièce radiophonique, réalisée par France Culture, évoquant le parcours des auteurs américains Richard Wright, James Baldwin et Chester Himes qui ont vécu, tout comme lui, à Paris. 

     

    New-York, 1961, au Cathouse, appartement de la baronne Pannonica de Koeningswarters, surnommée Nica, Clyde Viper Morton se remémore son passé. En quittant l'Alabama pour débarquer dans un club de Harlem afin de passer une audition, le jeune Clyde Morton avait la certitude de parvenir à ses fins en devenant un jazzman renommé qui ne manquerait pas de conquérir le public. Mais ses rêves de conquête s'arrête net lorsque l'on lui fait comprendre qu'il n'est pas doué pour la musique. Bien vite, il se découvre d'autres compétences, comme celle de distribuer cette marijuana que l'on désigne notamment sous le sobriquet de "viper" et qui se répand dans tout le milieu du jazz. Clyde Viper Morton devient ainsi le pourvoyeur de tous les grands noms du jazz en se faisant une réputation de gangster impitoyable qui ne supporte pas l'arrivée de cette poudre blanche tuant bon nombre de ses amis musiciens. Et un gangster qui a des principes peut devenir très dangereux. Trahisons et règlements de compte, l'héroïne n'en finit pas de tuer. Clyde Viper Morton en sait quelque chose.

     

    Etrange parcours que ce roman qui a tout d'abord servi de base de travail pour une pièce radiophonique en dix épisodes diffusés sur France Culture en 2019 mais qui ne sont malheureusement plus disponibles à l'écoute. Vous trouverez tout de même le premier épisode ici, sur le site de l'auteur, afin de vous immerger dans l'ambiance particulière d'une ville de New-York imprégnée de jazz, durant la période située entre les années trente et soixante. Viper's Dream s'articule donc autour du personnage central de Clyde Viper Morton qui, en attendant que la police ne l'interpelle, trouve refuge dans l'appartement de la baronne Nica qui lui demande de rédiger les trois voeux qu'il souhaiterait voir se réaliser. C'est par le prisme de cette démarche géniale que Jake Lamar rédige ainsi le parcours fictif de ce gangster côtoyant toute une galerie de protagonistes réels à l'instar de Miles Davis, de Thelonius Monk, de Dizzy Gillespie et de cette fameuse baronne Nica considérée à juste titre comme une grande mécène du milieu du jazz. Véritable ode à la musique, Viper's Dream nous donne également l'occasion de découvrir le quartier de Harlem et plus particulièrement Lennox avenue par le biais des activités illicites de Clyde Viper Morton et de leurs évolutions respectives durant les trente décennies qui défilent à toute allure à l'image d'un morceau tonitruant de bebop. Avec une écriture efficace, très imagée, faite de sensations et bien évidemment imprégnée de musique, Jake Lamar nous invite également à découvrir cette 52ème rue, surnommée la Swing Street en raison des nombreux club de jazz qu'elle comptait. Typique du roman noir classique on perçoit ces rues mouillées, scintillantes sous l'éclat des néons tandis que les affaires sordides se règlent dans les arrière-salles de ces clubs où transitent tous les trafics. Mais avec Jake Lamar, il faut compter également sur tout ce qui a trait à la discrimination qui sévissait également au sein de cette ville et qu'il dépeint avec beaucoup de subtilité.

     

    Véritable hommage au monde du jazz, Viper's Dream inaugure ainsi de manière spectaculaire cette nouvelle collection Rivages/Noir consacrée à cette ville emblématique de New-York que l'on ne finit jamais de découvrir.

     

    Jake Lamar : Viper's Dream. Editions Rivages/Noir 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Catherine Richard-Mas.

    A lire en écoutant : Viper's Dream de Django Reinhardt. Album : Django Reinhardt (Mono Version). 1954 - BNF Collection 2014.

  • LOUISE ANNE BOUCHARD : NORA. LA DISPARUE.

    Capture d’écran 2018-02-16 à 16.28.35.pngC’est officiel, La Scène du Crime du salon du livre à Genève passe à la trappe et très honnêtement que pouvait-on attendre d’autre de la part d’organisateurs qui mettent en avant des auteurs citant comme références les films de James Bond ou les ouvrages de Camilla Läckberg, limitant ainsi fortement les propos qu’ils pourraient tenir durant une animation littéraire dédiée aux romans policiers, ceci d’autant plus que leurs interventions se rapportent de manière quasiment exclusive à leurs écrits. On cantonnera donc ces stars du polar romand à ce qu’ils savent faire de mieux, à savoir vendre, dédicacer et surtout se taire pour notre plus grand plaisir. Et tant pis pour les écrivains qui n’entreraient pas dans cette catégorie ou qui ne seraient pas adeptes de cette fameuse écriture formatée, faisandée de petites phrases courtes mal rédigées que les médias affectionnent et encensent avec un enthousiasme consternant. Isolés, quand ils ne sont pas tout bonnement ignorés, ces auteurs souhaitant évoquer autre chose que les thrillers à la mode seront priés d’aller voir ailleurs. Dans un tel contexte, on ne s’étonnera pas que Nora de Louise Anne Bouchard, un troublant polar se rapportant à la disparition d’une jeune fille donnant son titre au roman, ne fasse l’objet que d’une maigre couverture médiatique régionale. On considérera ce silence des critiques comme un signe de bon augure pour cet unique polar romand publié en ce début d’année et qu’il faut d’ores et déjà compter parmi les excellents ouvrages de la littérature noire helvétique, capable de capter l’atmosphère du pays, ceci d’autant plus qu’il se déroule à Lucerne, au cœur même des contrées alémaniques, où cette auteure canado-suisse séjourna plusieurs années.

     

    La jeune journaliste Helen Weber déambule dans la moiteur de son studio avant d’arpenter les rues tranquilles de la ville de Lucerne, en quête d’un scoop qui devrait confirmer son engagement au sein du Luzerner Press. Mais dans la torpeur de cette nuit estivale, il est difficile de dégotter un sujet pertinent à même de contenter son rédacteur en chef qui devient de plus en plus pressant. Il suffit pourtant d’une transaction qui tourne mal pour qu’elle s’intéresse à la mort de Paul Mutter, un escroc minable dont tout le monde se moque. Dans sa quête du meurtrier, Helen Weber va croiser la route de Jackson, un flic zurichois démis de ses fonctions qui demeure l’une des rares personnes à s’intéresser aux circonstances du décès de celui qui fut son ami. S’ensuit une enquête étrange qui va conduire ce duo bancal dans l’entourage des von Pfyffer, une famille de notables dont le patriarche reste encore marqué par le souvenir de la disparition tragique de son unique enfant. Une jeune fille qui se prénommait Nora.

     

    Avec ce bref roman d’à peine 150 pages, on est tout d’abord surpris par l’équilibre d’un texte dense, fourmillant de détails, contenu dans de courts chapitres cinglants qui rythment cette intrigue déroutante avec cette sensation tenace de traverser la fulgurance d’un songe qui s’enliserait dans la langueur de cette chaleur estivale. Car tout est flou, imprécis dans ce récit prenant pour cadre une ville de Lucerne plutôt déroutante où le meurtre de Paul Mutter résonne comme un lointain écho, ou plutôt comme un prétexte pour découvrir de singuliers personnages arpentant les rues de cette cité alémanique à mille lieues des clichés usuels. Ainsi, que ce soit l’ombre inquiétante du Pilate qui masque l’horizon ou les messages funestes des fresques qui ornent la voûte du fameux Kapellbrücke, l’ensemble du décor distille une ambiance déplaisante pour nourrir la sensation de malaise qui pèse sur l’ensemble du récit.

     

    Nora nécessitera une lecture attentive pour appréhender les détails qui se nichent au cœur d’un texte se dispensant d’explications ou de précisions superflues. Ce sont, par exemple, quelques éléments anodins comme les télégrammes ou le crépitement des télescripteurs qui font que l’on se rend subitement compte que le roman se déroule au début des années 90, durant la période des scènes ouvertes de la drogues qui fleurissaient dans les cantons suisses alémaniques, notamment au Letten à Zürich. Sans qu’elle l’évoque ouvertement, Louise Anne Bouchard installe ces éléments dramatiques dans le cours de l’intrigue où l’on distingue les silhouettes des toxicomanes qui hantent les bords de la Reuss. C’est également avec la mort de l’épouse de Jackson Clark, cet ex-flic zurichois, que l’on peut prendre la mesure du phénomène qui touchait toutes les couches de la population. Mais loin d’être des moteurs essentiels, tous ces éléments épars ne servent qu’à contextualiser une époque trouble et ambivalente à l’image de cette intrigue déroutante.

     

    Avec Helen Weber, étrange héroïne déjantée qui dissimule ses traits sous une multitude de perruques différentes, avec un thème se rapportant à la disparition de cette mystérieuse Nora on pense aux romans de Boileau-Narcejac ou à l’ambiguïté des personnages de Marc Behm avec tout de même beaucoup plus de mesure, caractéristique toute helvétique. Il n’empêche, par petites touches subtiles, Louise Anne Bouchard décline toute une série de portraits équivoques avec le savoir-faire d’une écriture éclairée, saupoudrée d’une ironie parfois mordante. L’intrigue tourne donc autour de tous ces protagonistes aux personnalités fortes et ambivalentes, qui dissimulent leurs fêlures dans un ensemble de non-dits les vouant immanquablement à leur perte avec la surprise d’une scène finale quelque peu alambiquée mais qui trouve finalement parfaitement sa place dans ce polar aux tonalités résolument décalées.

     

    Nora constitue donc une excellente surprise pour un récit parfaitement orchestré dans sa brièveté et dans son ambiance trouble où l’émotion et les souvenirs de l’auteure affleurent à chacune des pages de ce roman policier singulier. Une belle découverte helvétique.

     

    Louise Anne Bouchard : Nora. Editions Slatkine 2018.

    A lire en écoutant : Laura interprété par Eric Dolphy. Album : Eric Dolphy in Europe vol 2. Original Jazz Classics 1990.

  • Hidéo Yokoyama : Six-Quatre. Vers une quête sans fin.

    Capture d’écran 2017-11-02 à 23.44.13.pngCe n’était qu’une question de temps avant que ne débarque dans nos régions francophones un roman policier japonais marquant les esprits d’une manière indélébile. Et s’il me manque le recul nécessaire pour avoir une vison de l’ensemble de la littérature noire nippone, Six-Quatre, premier roman traduit en français de Hidéo Yokohama, figure, à n’en pas douter, parmi les œuvres les plus intenses qu’il m’ait été donné de lire. A titre de références il faudrait citer David Peace pour le côté obsessionnel et James Ellroy pour l’ensemble d’un récit minutieux et d’une intensité à vous couper le souffle, faisant ainsi figure de modèle du genre.

     

    Le Six-Quatre désigne une tragique affaire d’enlèvement suivie de l’assassinat d’une enfant de sept ans remontant à l’an 64 du règne de l’empereur Shôwa (Hirohito). Le ravisseur n’a jamais été identifié et 14 ans plus tard, soit en 2002 de l’année civile, c’est peu dire que l’enquête marque encore les esprits de tous les policiers officiant dans cette région du nord de Tokyo, ceci d’autant plus que la prescription des faits approche tandis que l’équipe chargée des investigations s’est réduite comme peau de chagrin. Pourtant, il n’est pas question de renoncer et c’est le directeur général de l’Agence nationale de la police, en personne, qui va venir pour annoncer officiellement au père de la victime que tout est encore mis en œuvre pour découvrir l’assassin. Le commissaire Mikami, en charge des relations avec la presse, a une semaine pour organiser la visite, vaincre les réticences d’un père méfiant, gérer un conflit avec les journalistes locaux tout en comprenant, peu à peu, que derrière cette visite importante, se dissimule des enjeux considérables qui le dépasse. Dans un contexte hostile de services de police larvés par des conflits internes, Mikami va devoir manœuvrer avec toute l’habilité dont il est capable pour arriver à ses fins en se retrouvant contraint de réexaminer les dossiers du Six-Quatre révélant d’inquiétantes zones d’ombre.

     

    L’intérêt d’un roman policier japonais comme Six-Quatre réside dans le fait que l’on s’éloigne résolument des carcans narratifs occidentaux permettant ainsi d’appréhender l’intrigue sous d’autres facettes. Bien loin d’une simple affaire de « cold case », quasiment exempt de toutes formes de violences physiques ou autres codes propre au genre policier, Hidéo Yokohama nous convie, avec un talent peu commun, dans une exploration minutieuse des relations sociales et des rapports hiérarchiques régissant l’ensemble des différents services de police qu’il a côtoyé durant de nombreuses années en tant que chroniqueur judiciaire. Par le biais d’un portrait analytique extrêmement dense et complexe, l’auteur peut mettre en place une tension oppressante tout au long d’une intrigue d’une habilité et d’une subtilité rarement vue, permettant ainsi d’appréhender les rapports de force opposant les brigades judiciaires aux offices administratifs de la police devant rendre compte de leurs activités à une presse à la fois exigeante et impitoyable. Manigances, stratégies, chaque événement devient un enjeu, un objectif qu’il faut absolument atteindre au gré d’un suspense insoutenable, notamment lors d'intenses et hallucinantes conférences de presse, ceci d’autant plus que les manœuvres, même parfaitement bien orchestrées, seront constamment remises en question au gré de trahisons et de sabordages permanents destinés à annihiler toute l’opiniâtreté d’un enquêteur essayant de concilier les desseins parfois contradictoires des différente entités auxquels il doit rendre des comptes. Il faut également prendre conscience qu’avec Six-Quatre, aucune place n’est laissée au hasard et que les éléments les plus anodins prennent une importance considérable au fil d’un récit qui se construit à la manière d’un puzzle élaboré ou chacune des pièces s’enchâssent les unes dans les autres avec une redoutable précision qui confine au génie.

     

    Six-Quatre est un roman qui se mérite. Avec ses intrigues multiples qui s’enchevêtrent et en mettant en scène une multitude de protagonistes, la lecture du texte nécessite un effort d’attention et de concentration, ceci d’autant que l'on peut être aisément désarçonné par les patronymes japonais auxquels nous ne sommes guère familiers. Néanmoins la difficulté sera contrebalancée par le fait que l’auteur se concentre sur l’unique point de vue du commissaire Mikami, personnage central du roman. Il y a quelque chose de fascinant à suivre les pérégrinations de ce flic tiraillé entre son ancienne fonction d’enquêteur à la criminelle et sa nouvelle activité d’attaché de presse. Ainsi, au-delà d’une contre-enquête trépidante, de rapports tendus avec ses anciens collègues des brigades judiciaires et de confrontations multiples avec une hiérarchie exigeante et parfois ambivalente, Mikami doit également gérer les dissensions avec les médias locaux chargés de relayer les communiqués de police qu’ils jugent insatisfaisants. Un rapport au travail complètement insensé, un sens du devoir poussé à l’extrême et une somme d’enjeux colossaux permettent d’avoir une excellente représentation des codes moraux régissant la société japonaise ceci d’autant plus que l’on pénètre également dans la sphère familiale de ce policier tout dévoué à sa tâche. Loin d’être apaisante, on perçoit au travers de cette intimité, l’angoisse de parents dépassés ne sachant comment gérer la disparition de leur fille adolescente dont il sont sans nouvelle depuis qu’elle a fugué. Cette dimension bouleversante, avec tout ce que cela implique en terme de tensions supplémentaires, est loin d’être anodine car elle met en perspective toute la détresse mais également toute la détermination, voire l'obsession du père de la petite victime du Six-Quatre bien décidé, tout comme le commissaire Mikami, à faire toute la lumière sur cette tragédie, quitte à mettre à jour des aspects peu reluisants d’une enquête bâclée, à même d’entacher, à tout jamais, la réputation des forces de police.

     

    Subtil, raffiné, sans la moindre faille, Six-Quatre n’est pas un roman policier comme les autres. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une démonstration de ce qui se fait de mieux dans le genre. Tout simplement sublime.

     

    Hidéo Yokoyama : Six-Quatre (Rokuyon). Editions Liana Levi 2017. Traduit du japonais par Jacques Lalloz.

    A lire en écoutant : We Are One (feat. Navasha Dava) de Kyoto Jazz Sextet. Album : Unity. Universal Classic & Jazz 2017.

     

  • Marin Ledun : Leur Ame Au Diable. Fumer tue.

    Capture d’écran 2021-05-23 à 18.38.46.pngDurant cette période de pandémie on a pu lire quelques articles de presse faisant état d'une étude scientifique soutenant le fait que les fumeurs étaient moins affectés par le SARS Cov2 sans en expliquer d'ailleurs les raisons. Désormais, ce n'est pas tant le contenu de cette étude qui est sujet à caution mais le fait que les chercheurs qui l'ont rédigée aient des lien étroits avec l'industrie du tabac et qu'ils se sont bien gardés de signaler, raison pour laquelle ces publications ont été retirées alors même que les résultats étaient remis en cause. On mesure ainsi toute l'ampleur de la sphère d'influence des cigarettiers afin d'écouler sans vergogne leurs produits, un sujet que Marin Ledun aborde avec son dernier ouvrage, Leur Ame Au Diable, qui évoque, sur l'espace de deux décennies, les dérives de l'industrie du tabac en abordant également les thèmes de la contrebande et du trafic d'influence au détour d'une époustouflante fresque noire.

     

    28 juillet 1986, région du Havre. Le braquage spectaculaire de deux camions-citernes tourne au massacre avec la mort de sept hommes et la disparition de 24'000 litres d'ammoniac destinés à une usine de cigarettes. Si l'enquête échoit à la brigade criminelle, l'inspecteur Simon Nora, affecté à la brigade financière, va investiguer dans le milieu des cigarettiers et de leurs fournisseurs pour analyser les données comptables de ces entreprises. L'OPJ Patrick Brun, lui est chargé d'enquêter sur la disparition d'une jeune femme, Hélène Thomas, dont les parents n'ont plus de nouvelles depuis plusieurs semaines. Deux enquêtes en apparence sans lien convergeant vers l'inquiétant lobbyiste David Bartels qui assoit son influence sur les politiciens et hauts fonctionnaires de la République pour le compte d'European G. Tobacco. Sur fond de trafic d'influence, de proxénétisme et de contrebande entre les luxueux cabinets de consulting parisiens, la mafia italienne et les pays des Balkans, les deux policiers vont mettre à jour la corruption, la manipulation ainsi que la violence qui s'exerce au sein d'une inquiétante industrie du tabac dénuée de tout scrupule.

     

    D'entrée de jeu, il importe de souligner la scène de braquage magistrale qui fait office d'ouverture du roman en devenant le catalyseur d'un récit dantesque et foisonnant où l'auteur dézingue tout azimut les dérives du business de la nicotine. Précis, glaçant et extrêmement cruel, ce braquage n'est pas sans rappeler le prologue de l'attaque du fourgon blindé d'Underworld USA de James Ellroy. Cette référence n'a rien d'un hasard puisque l'on retrouve l'influence de l'oeuvre d'Ellroy aussi bien dans le style que dans la construction narrative et surtout dans l'intensité des personnages qui traversent l'intrigue. Digéré, assimilé, Marin Ledun transcende son modèle avec une rare maîtrise. Il nous livre ainsi une fresque noire à la fois  équilibrée et digeste que l'on lit d'une traite tant le roman tient toutes ses promesses en matière d'intrigues croisées qui nous bousculent au gré des événements réels qui ont marqué la lutte contre le tabac et que cette industrie dévoyée tente de contourner par tous les moyens que ce soit par le biais d'études scientifiques douteuses ou par un lobbyisme effréné que l'auteur décortique avec une rare minutie. L'intérêt du roman réside également dans l'incarnation des frasques d'entreprises peu scrupuleuses conjuguant leurs intérêts financiers sur le dos de la santé publique, ceci au travers d'une galerie de personnages se caractérisant tous par l'excès de leurs traits de caractère. L'histoire s'articule donc autour du lobbyiste mégalomane David Bartels et de son homme de main Anton Muller s'occupant de l'élimination physique des obstacles qui peuvent survenir. En matière d'excès, nous ne sommes pas en reste avec les enquêteurs Patrick Brun et Simon Nora sacrifiant leurs vies privées respectives sur l'autel des investigations qu'ils mènent pour confondre   leurs adversaires qui s'ingénient à mettre en place des marchés parallèles de la cigarette pour augmenter leurs profits ou des agences de "modèles" qui vont exercer leurs charmes aussi bien sur les circuits sportifs que dans les "salons cosys" où gravitent politiciens et fonctionnaires de haut rang prenant des décisions en matière de santé publique. C'est l'occasion pour Marin Ledun de dresser de très beaux portraits de femmes qui vont précipiter le destin funeste de certains protagonistes de l'intrigue. 

     

    Ainsi Leur Ame Au Diable devient le pavé dans la mare de l'industrie du tabac avec un récit génial, tout en nuance qui nous livre les arcanes d'entreprises bien implantées dans notre société restant peu regardantes en matière d'éthique pour maximiser des profits colossaux sur fond d'accoutumances et de maladies mortelles. Un massacre orchestré et douloureusement silencieux, malgré toutes les mises en garde, que Marin Ledun décline avec une rare justesse.

     

    Marin Ledun : Leur Ame Au Diable. Editions Série Noire 2021.

    A lire en écoutant : Whispering de Alex Clare. Album : The Lateness Of The Hour.  2011 Island Records.

  • DIX POLARS MARQUANTS !

    A l’heure des bilans de fin d’année, il est toujours de bon aloi de livrer une liste des meilleurs romans de l’année qui susciteront moult discussions stériles qui n’apporteront finalement pas grand-chose à l’édifice, particulièrement lorsque l’on constate que parmi les ouvrages sélectionnés il y a de nombreuses rééditions comme Jim Thompson ou Harry Crews. De plus, n’étant pas collé à l’actualité littéraire, je ne saurais vous livrer une liste pertinente des nombreux ouvrages qui sortent chaque année. Par contre, je me livre à ce petit exercice que l’on m’a proposé il y a de cela quelques semaines et qui consiste à lister dix livres qui vous ont marqué pour une raison ou une autre. Pour l’occasion, j’ai modifié la règle en énumérant dix polars.

     

     

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    Lune sanglante de James Ellroy

    Editions Rivages/noir 1984

    C’est avec ce livre que j’ai découvert l’univers d’Ellroy qui n’avait pas encore acquis la notoriété qu’il a aujourd’hui. Un livre dantesque qui sortait vraiment de l’ordinaire à l’époque avec ce personnage atypique du sergent Llyod Hopkins. Un verbe cru, une ballade sanglante dans l’enfer urbain de Los Angeles. Pour moi cela restera le meilleur Ellroy car il est encore emprunt de la spontanéité d'un génie débutant.

     

     


    Capture d’écran 2014-01-14 à 19.20.47.pngDouble assassinat dans la rue Morgue de Edgard Alan Poe

    Editions de la Pleiade 1932

    Avec le Chevalier Auguste Dupin, voici le premier détective privé que j’ai découvert, bien avant le fameux Sherlock Holmes. Un personnage atypique pour une histoire qui l’est tout autant. Si Holmes se repose essentiellement sur ses facultés d’observation, Dupin lui se fie à son esprit d’analyse pour résoudre ses enquêtes. Ambiance sombre et étrange au cœur de Paris.

     

     

     

    Capture d’écran 2014-01-14 à 18.34.18.pngTokyo année zéro de David Peace

    Editions Rivages/noir 2010

    Après sa tétralogie se déroulant dans sa région natale du Yorkshire, David Peace quitte l’Angleterre pour le Japon. Premier roman d’une trilogie annoncée, Tokyo année zéro confine au chef-d’œuvre avec la chronique de ce fait divers sordide se déroulant au lendemain de la capitulation d’un pays dévasté par la guerre. La folie et le génie au détour de chaque phrase.

     

     

     

     

    Capture d’écran 2014-01-14 à 18.35.27.pngRoseanna de Per Wahlöö et Maj Sojwall

    Editions Rivages/noir 2008

    Bien avant la déferlante de polars nordiques voici le premier opus du Roman d’un Crime. Une splendide déconstruction du modèle social de la Suède par l’entremise de l’inspecteur Martin Beck et de son équipe. Pour mieux vous en parler, voici une chronique du Vent Sombre qui résume parfaitement l’esprit de cette solide série de chefs-d’œuvre.

     

     

     

     

    Capture d’écran 2014-01-14 à 18.36.55.pngNon ce  pays n’est pas pour le vieil homme de Cormac MacCarthy

    Editions de l'Olivier 2006

    Une belle écriture aussi sèche que le désert qui sert de décor à cette histoire âpre et violente ponctuée des très belles réflexions de ce shérif qui ne comprend plus le monde qui l’entoure. Souvent imité jamais égalé.

     

     

     

     

     

    Capture d’écran 2014-01-14 à 18.38.28.pngLe nom de la rose d’Umberto Eco

    Editions Grasset 1990

    Après la lecture de ce roman vous laisserez tomber la kyrielle de polars soi-disant historiques. Aucun ne lui arrive à la cheville et ce n’est pas les romans de Dan Brown, fort distrayant au demeurant qui changeront la donne. Sur le fond d'un Moyen Age troublé, vous allez découvrir l’enquête épique du moine franciscain Guillaume de Baskerville.

     

     

     

     

    Capture d’écran 2014-01-14 à 18.40.16.pngLa dame du lac de Raymond Chandler

    Editions Roman Noir 1972

    Comme pour Ellroy, beaucoup me diront que ce n’est pas le meilleur roman de Chandler. Je l’apprécie énormément pour son atmosphère qui se déroule en dehors de la cité des anges. C’est avec cet ouvrage que j’ai découvert « l’école » Black Mask.

     

     

     

     

     

    Capture d’écran 2014-01-14 à 18.41.52.pngPike de Benjamin Whitmer

    Editions Gallmeister 2012

    Roman récent (2012) au style percutant. C’est un coup de cœur. Un plaisir de suivre ce malfrat vieillissant qui ne cherche même pas la rédemption dans cette ville déclinante des USA. Un récit brut, sans fioriture.

     

     

     

     

    Capture d’écran 2014-01-14 à 18.43.15.pngGriffu de Tardi & Manchette

    Editions Le Square 1978

    J’avais lu cette bd l’année de sa parution, en 1978, dans une revue dont j’ai oublié le nom. La rencontre d’un grand romancier du néo polar et d’une star de la BD pour une collaboration unique qui a donné cette histoire novatrice pour l’époque. Le trait sombre de Tardi au service de la noirceur de l’univers de Manchette : La fusion de deux talents.

     

     

     

    Parc Gorki de Martin Cruz SmithCapture d’écran 2014-01-14 à 18.45.18.png

    Editions Robert Laffont 1981

    Lorsque ce roman est paru en 1981, le mur était bien présent et je ne connaissais rien de l’URSS hormis ce qui m'en était conté dans les romans de Soljénitsyne. Au niveau du polar c’était le néant absolu jusqu’à l’apparition d’Arkady Renko, inspecteur de la milice soviétique. Outre le contexte, l’originalité de ce roman réside dans le mobile qui pousse le meurtrier à assassiner trois personnes dans un parc public.

     

     

     

    Une liste effectuée en dix minutes qui ne saurait être exhaustive. Je vous laisse le plaisir de vous livrer à cet exercice qui vous entrainera dans la résurgence de vos souvenirs que vous pourrez déposer, si le coeur vous en dit, dans vos commentaires.

     

    Meilleurs voeux pour l'année 2014 !

     

    A lire en écoutant : La mémoire et la mer de Léo Ferré. Album : Amour et Anarchie. Barclay-Universal 1970.

  • PIERRE PELOT : PAUVRES ZHEROS. CRUELS PAUMES.


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    Voyage au Bout de la Nuit est l’un des premiers ouvrages classiques illustré par un auteur de BD. Il s’agissait d’une association entre les maisons d’éditions Gallimard et Futuropolis. De cette union surprenante est issu un ouvrage somptueux mis en image par l’immense Tardi que l’on ne présente plus. Depuis, d’autres auteurs se sont engouffrés dans la brèche avec le concours notamment des éditions Rivages et Casterman qui ont mis en place, en 2008, une série de BD adaptant les romans noirs et les romans policiers issus de l’illustre collection dirigée par François Guérif. Avec Rivages/Casterman/Noir vous découvrirez Winter’s Bone (Daniel Woodrell) mis en image par Romain Renard ; Nuit de Fureur (Jim Thompson) et Le Dahlia Noir (James Ellroy) mis en scène par Matz et Nymann. Parmi ces adaptations graphiques, il y a Pauvres Zhéros de Pierre Pelot brillamment mis en scène par Baru, un autre grand nom de la BD.

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    Autant le dire tout de suite, des héros vous n’allez pas en trouver beaucoup dans Pauvre Zhéros. Par contre des zéros, minables et enfoirés en tout genre ce n’est pas ce qui manque dans ce roman que l’auteur a publié en 1982 dans la collection Engrenage, aujourd’hui disparue. C’est donc à l’occasion de son adaptation en version BD que les éditions Rivages ont eu la bonne idée de rééditer cette perle du roman noir français.

     

    Dans un gros bourg des Vosges, les habitants sont en émoi suite à la disparition de Joël un enfant trisomique de 6 ans qui s’est perdu lors d’une promenade en forêt. Responsable de la sortie alors qu’elle n’avait  pas les compétences, l’aide-soignante Sylvette va probablement servir de bouc émissaire pour protéger les membres de la direction de l’hospice. A moins que Nanase ne retrouve le petit Joël. C’est qu’il en veut le bougre pour faire bonne figure dans les journaux et se faire mousser dans le rade qu’il fréquente à longueur de journée. Il serait d’ailleurs temps qu’on arrête de le traiter de feignant et de bon à rien le Nanase et surtout qu’on arrête de prétendre qu’il aurait tenté de fourguer sa cousine vaguement débile à une bande de maquereaux marseillais. Mais personne n’est dupe. Surtout pas Mannucci, le fiancé de Sylvette qui en aurait des choses à dire sur l’orphelinat où il a passé 14 ans de sa vie à se faire maltraiter. Et si on ne l’écoute pas, alors tant pis si sa colère explose. Au propre comme au figuré !

     

    Pour expliquer la genèse de Pauvre Zhéros, l’auteur raconte qu’en rendant visite à sa femme qui venait d’accoucher il a entendu des cris provenant d’un soupirail et s’est aperçu qu’il s’agissait d’un enfant de l’orphelinat qui jouxtait la maternité. Le gamin suppliait qu’on le laisse sortir de son cachot. Alors en rentrant chez lui, Pierre Pelot a entamé l’écriture de Pauvre Zhéros en balançant toute sa colère, sa rage et sa souffrance dans un tourbillon de mots et de phrases qui malmèneront les lecteurs encore longtemps après avoir achevé la dernière phrase de ce roman explosif.

     

    Il n’y a rien de poignant dans ce roman brutal qui vous plonge dans un monde rural calme et froid tout à la fois qui peu à peu prend la forme d’un conte cauchemardesque où les personnages ordinaires se transforment en monstres cruels guidés par la colère, la lâcheté et la survie. Une succession de scènes d’une violence crue relance régulièrement ce récit qui ne compte aucun temps mort. L’auteur ne cède pourtant pas à la fascination morbide d’une violence qu’il draine avec maestria dans une économie de mot qui accentue l’aspect dramatique de cette histoire cruelle.

     

    pierre pelot,baru,pauvres zheros,rivages noir,casterman,vosges,roman noirCe n’est qu’après avoir lu le roman que vous pourrez vous imprégner de l’adaptation de Baru qui est parvenu à restituer toute la noirceur du roman de Pierre Pelot. L’un des grands talents de Baru c’est de nous livrer des planches qui se passent du texte tant le dessin est suffisamment explicite. Habitué des histoires dans le milieu rural, le dessinateur ne pouvait qu’exceller dans cette adaptation qui est l’une des meilleurs de la collection.

     

    La bêtise, l’ignominie et la lâcheté sont les traits de caractères principaux de ces Pauvres Zhéros qui vous feront froid dans le dos en suivant leurs trajectoires minables bâties sur la peur, la colère et la violence. Un roman taillé à coups de burin !

     

    Pierre Pelot : Pauvres Z'héros. Editions Rivages Noir 2008.

    Pierre Pelot/Baru : Pauvres Zhéros. Editions Rivages/Casteman/Noir 2008.

    A lire en écoutant : Chat d’Alain Bashung. Album : Passer le Rio Grande. Barclay 1986.

     

     

  • NOELLE RENAUDE : LES ABATTUS. MURMURES ET RUMEURS.

    Capture d’écran 2020-04-12 à 09.46.40.pngQuel que soit le genre littéraire dans lequel on se cantonne et bien au-delà du fait de lire une quantité astronomique de romans, ce qu’il y a de réjouissant avec la lecture c’est d’être constamment surpris aussi bien par l’intrigue, notamment dans le domaine de la littérature noire, mais également par le style ce qui se révèle bien plus ardu avec cette sensation que tout a été créé dans le domaine et qu’il ne reste guère de possibilités innovantes en matière d’écriture. Pourtant on ne compte plus les voix dissonantes qui nous interpellent et qui nous dérangent parfois en nous sortant de notre zone de confort à l’exemple de James Ellroy (Le Dahlia Noir, Rivages/Noir 1988) ou de David Peace (1974, Rivages/Noir 2002) pour ne citer que quelques exemples emblématiques contemporains qui ont marqué le roman noir. Bien moins médiatisés et probablement moins excessifs, des auteurs comme Andrée A. Michaud (Bondrée, Rivages/Noir 2016), Pierre Pelot (Braves Gens Du Purgatoire, éditions Eloïse d’Ormesson 2019), Eric Plamondon (Taqawan, éditions Quidam 2018), Gilles Sebhan (Cirque Mort, éditions du Rouergue 2019), Kent Wascom (Le Sang Des Cieux, éditions Christian Bourgeois 2013)  ou Frédéric Jaccaud (Hécate, Série Noire 2014) ont également contribué à cette diversité en matière de style avec une écriture à la fois dissonante et surprenante, s’accordant à merveille avec les sujets parfois dérangeants qu’ils abordent au gré de leurs sombres récits. Loin d’être exhaustive, on pourra désormais ajouter à cette liste le nom de Noëlle Renaude, dramaturge française, qui nous livre avec son premier roman noir, Les Abattus, un récit déroutant qui s’articule autour d’un individu étrange dont la vie terne est ponctuée d’une singulière somme de faits divers frappant son entourage.

     

    De 1960 à 1983, dans une petite ville de province, un jeune homme désincarné chronique dans son journal une vie sans fard au sein d’une famille aussi pauvre que dysfonctionnelle. Pourtant à mesure qu’il se raconte, on décèle quelques événements morbides qui ponctuent son existence comme le braquage dans lequel son frère est impliqué ou le meurtre de ses voisins. Et puis il y a ces flics et ces malfrats qui rôdent en se demandant s’il n’est pas en possession du butin que son frère lui aurait confié. Mais indifférent au monde qui l’entoure, le narrateur poursuit une existence morne tout en côtoyant une étrange journaliste qui s’interroge sur ces faits divers jusqu’à ce que qu’elle finisse par être victime d’une noyade. Et puis soudainement, le journal s’interrompt marquant la disparition brutale de celui que son entourage considère tour à tour comme une victime ou un suspect. Mais sait-on seulement s'il y a un lien entre tous ces faits divers ? 

     

    Avec cette chronique d’une France ordinaire, Noëlle Renaude décline une succession de faits divers qui vont survenir dans le cours de la vie de ce personnage désincarné dont on ne connaît ni le nom, ni même le prénom en insufflant au texte ce sentiment d’étrangeté qui contrebalance avec la banalité de cette vie morne, presque déprimante au sein d’une famille frappée durement par la pauvreté dont on découvre toute la panoplie de dysfonctionnements sociaux qui vont avec. En parcourant cette première partie qui se décline sous la forme d’une espèce de journal où le jeune narrateur relate, avec une froideur qui fait frémir, tous les événements qui ponctuent son existence, on ne peut s’empêcher d’éprouver une espèce de fascination pour cet individu dont on ne sait pas vraiment quoi penser. Simple spectateur des faits divers qui frappent son entourage, ou manipulateur machiavélique, tout l’enjeu de l’intrigue réside dans le rôle que joue cet étrange narrateur qui semble totalement dépourvu de sentiment. Avec le regard distant de ce singulier protagoniste, le lecteur découvre cette dichotomie propre au roman noir au moment où la banalité du quotidien est soudainement bousculée par l’impact du fait divers en tentant vainement de faire le lien entre les multiples événements qui jalonnent son existence à l’instar du meurtre sanglant de ses voisins ou du braquage dont son frère est l’instigateur et avec lequel il entretient d’ailleurs des rapports ambigus. Au cours de cette chronique du quotidien, on découvre également les petites veuleries et les petites trahisons de toute une galerie de personnages qui gravitent autour du narrateur avec cette impression de mesquinerie et de secrets dérisoires que chacun d’entre eux semblent détenir et vouloir préserver à tout prix, comme une espèce de bien précieux comme cela semble être le cas avec Max, le beau-père de l’auteur du journal, ou Rachel, cette journaliste énigmatique qui s’acharne à vouloir éclaircir les zones d’ombre du meurtre des voisins du narrateur qui semble être un témoin-clé. 

     

    Avec le décès de la journaliste que l’on retrouve noyée et la disparition soudaine du narrateur, Noëlle Renaude entraîne le lecteur dans une seconde partie qui apporte autant de confusions que de réponses en adoptant le point du vue des différents protagonistes qui ont fréquenté cet étrange jeune homme que tous s’accordent à définir comme refermé sur lui-même. Comme une toile d’araignée savamment élaborée, on découvre ainsi bon nombre d’interactions et de liens surprenants entres plusieurs personnages au gré de certaines interprétations qui se révéleront, pour quelques unes d’entre elles, complètement biaisées. On navigue ainsi toujours dans le doute quant au déroulement des multiples faits divers qui ont marqué certains des protagonistes, ceci d’autant plus que flics et enquêteurs amateurs ne parviennent pas à trouver d’explications au sujet de la disparition du jeune homme et de corrélations entre les multiples événements qui ont jalonné sa vie. Il faut dire que l’on côtoie des femmes et des hommes résolument ordinaires qui n’ont absolument pas le profil d’enquêteurs chevronnés qui seraient dotés de facultés hors norme en matière d’investigation. C’est bien le coup de génie de Noëlle Renaude de faire en sorte que le quotidien, que l’ordinaire reprennent le dessus au détriment de toute velléité de résoudre ces singulières affaires qui sombrent dans l’oubli.

     

    On baigne ainsi dans un environnement glauque et déprimant où la résignation semble être le mot d’ordre qui frappe l’ensemble de protagonistes choisissant de reprendre le banal cours de leur triste existence tandis que dans une troisième partie prenant la forme d’un épilogue, Noëlle Renaude donne la parole aux morts ou plutôt aux fantômes qui vont finalement nous éclairer sur le destin de certains des personnages principaux. En adoptant cette dimension surréaliste, la romancière met ainsi en lumière quelques quiproquos et quelques éléments surprenants qui vont nous permettre d’avoir un vision saisissante sur l’ensemble d’un récit se révélant finalement bien plus terrible qu’il ne le laissait paraître.

     

    Nouvelle voix originale, sortant du registre habituel du roman noir à caractère social, Noëlle Renaude nous livre avec Les Abattus un récit âpre à l’atmosphère à la fois poisseuse et cafardeuse qui s’inscrit dans le quotidien ordinaire d’individus troublants qu’elle met en scène avec un indéniable talent autour d’une succession de faits divers singuliers. Une réussite.

     

    Noëlle Renaude : Les Abattus. Rivages/Noir 2020.

    A lire en écoutant : Les Souvenirs de Léo Ferre. Album : L’Espoir. 1974 Barclay.

  • Brian Evenson : Immobilité. La raison d'être.

    Capture d’écran 2023-01-20 à 18.17.20.pngCela devient presque une tradition de débuter l'année avec un ouvrage issu de la maison d'éditions Rivages et plus particulièrement de sa collection noire en évoquant des grands romanciers tels que Hugues Pagan en 2022 avec Le Carré Des Indigents ou Hervé Le Corre en 2021 avec le bouleversant Traverser La Nuit. Pour 2023, on s'éloignera de la littérature noire pour se pencher sur la nouvelle collection Imaginaire dirigée par Valentin Baillehache en se focalisant sur Immobilité, un roman d'anticipation de Brian Evenson dont la parution dans sa langue d'origine date de 2012. Drôle de parcours pour cet écrivain, ancien prêtre mormon qui, après la publication de son premier recueil de nouvelles, doit choisir entre l'écriture ou la carrière ecclésiastique en se lançant pour notre plus grand plaisir dans la rédaction de récits étranges et dérangeants, à la lisière du fantastique, de l’horreur et de la science fiction, en collaborant entre autre avec des artistes tels que Rob Zombie ou James DeMonaco et dont certains ouvrages ont été traduits par Claro. Dans nos contrées brian evenson,immobilité,rivages imaginairefrancophones, Brian Evenson est principalement connu des amateurs du genre noire par le biais de La Confrérie Des Mutilés, un roman culte, qui semble désormais indisponible, nous plongeant dans l'étrange milieu d'une congrégation des mutilés volontaires. Hasard du calendrier ou démarche concertée qu’importe, il faut signaler que Immobilité paraît en français en même temps que LAntre, autre roman de Brian Evenson traduit et publié chez Quidam Editeur avec pour cadre commun entre les deux ouvrages, l’ambiance oppressantes d'un univers post-apocalyptique.

     

    Un réveil brutal après une gestation de plusieurs dizaines d'années, il ignore qui il est et d'où il vient. Il évolue dans un environnement ravagé par une catastrophe qui a détruit le monde d'autrefois. Paraplégique, il lui faut accomplir une mission : rechercher un boitier au contenu mystérieux. Le voici donc projeté dans un univers en ruine où l'air vicié annihile tous les organismes, en progressant sur le dos de deux hommes en combinaison qui semblent avoir été destinés à cette unique fonction. Il lui faut comprendre la raison de cette démarche étrange et plus particulièrement sa résistance à cette pollution mortelle alors que ses deux compagnons de voyage dépérissent peu à peu, en dépit de leurs protections, à mesure qu'ils progressent vers cette montagne abritant un bunker renfermant cet objet tant convoité qui semble être en mesure de faire basculer le destin de ce qu'il reste de l'humanité. Mais peut-il y avoir un avenir dans ce monde dévasté ? Il ne s'agit pas de la seule interrogation de Josef Horkaï. Obtiendra-t-il les réponses ?

     

    Qui sommes-nous ? Vers quel destin aspirons-nous ? Les questions existentialistes traversent ainsi ce récit d'anticipation apocalyptique où Brian Evenson posent ces interrogations par le prisme des aspects triviaux de l'amnésie de Josef Horkaï, personnage central du récit, et de sa quête mystérieuse le conduisant à traverser cette région de Salt Lake City dévastée par un cataclysme, tout comme le reste de la terre, et dont on ignore l'origine. C'est l'occasion pour Brian Evenson, prêtre mormon défroqué, de fustiger son ancienne congrégation en mettant par exemple en perspective les ruines du temple de Salt Lake City puis en déclinant le côté mystique de ces communautés survivalistes, que l'on désigne sous l'appellation de ruches, s'entredéchirant pour évoluer dans le déclin de cet univers dévasté. Autant dire que Brian Evenson ne se fait guère d'illusion quant au devenir de l'humanité qui s'ingénie à s'entretuer autour des reliquats d'un monde déclinant en projetant Josef Horkaï sur une route qui rappelle celle de Cormac McCarthy ou celles que parcourt Mad Max. Mais avec Brian Evenson tout est plus dérangeant et plus étrange, à l'instar de ce titre Immobilité qui fait référence au handicap de Josef Horkaï ce qui le contraint à évoluer sur le dos de deux compères qui ont été programmés, et le mot n'est pas galvaudé, pour cette unique fonction. Ainsi pour l'auteur, le monde n'a donc pas fondamentalement changé, malgré le cataclysme et l'on découvre qu'iI existe plusieurs castes d'humains plus ou moins taillés pour résister à cette pollution suffocante et meurtrière qui enveloppe l'atmosphère en détruisant toutes formes de vie à l'exception de Josef Horkaï semblant bien plus solide qu'il n'y paraît. Allégorie ou conte cruel, on appréciera la sobriété d'une écriture au service de scènes effroyables et douloureuses qui font d'Immobilité un texte puissant et perturbant ne nous laissant guère d'espoir quant à l'avenir de l'homme.

     

    Brian Evenson : Immobilité (Immobility). Rivages/Imaginaire 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) parJonathan Baillehache.

    A lire en écoutant : Blackstar de David Bowie. Album : Blackstar. 2016 ISO Records.

  • DENNIS LEHANE : ILS VIVENT LA NUIT. L’ETHIQUE MYTHIQUE DES TRUANDS.

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    J’ai toujours eu un doute sur la qualité des œuvres auxquelles on attribuait des prix littéraires et cette règle n’échappe pas à l’univers du polar avec cet Edgar 2013 du meilleur roman décerné à Dennis Lehane pour son dernier roman Ils Vivent la Nuit. On est en droit de se demander si ce n’est pas pour ses ouvrages précédents comme Gone Baby Gone, Ténèbres Prenez-moi la Main, Shutther Island, Mystic River et Un Pays à l’Aube que Dennis Lehanne a été récompensé cette année. Mais alors n’aurait-il pas été plus judicieux de lui donner l’Edgar « Grand Maître » qui récompense l’ensemble d’une œuvre plutôt que lui octroyer une distinction pour un roman qui est certes assez bon, sans toutefois atteindre le niveau que l’on peut attendre de la part d’un des grands auteurs du polar américain.

     

    Avec Ils Vivent la Nuit, Dennis Lehane se penche à nouveau sur la fatrie Coughlin qu’il nous avait présenté dans Un Pays à l’Aube.  En 1926, période faste de la Prohibition, la ville de Boston est gangrénée par la corruption et les luttes de pouvoir intestine de la pègre. C’est dans ce milieu qu’évolue le plus jeune des frères Coughlin, prénommé Joe qui décide d’embrasser la carrière de gangster au grand dam de son père, officier de police respecté bien que corrompu. Après un séjour en prison où il fait ses classes auprès d’un vieux parrain de la Mafia, Joe va se rendre à Ybor en Floride pour mettre en place tout un empire clandestin qui prendra de plus en plus d’essort. Au gré des alliances, des trahisons Joe Coughlin va se faire une place dans ce monde interlope des trafiquants et découvrir, en toile de fond historique, par l’entremise de la belle Graciella, les prémices des remous révolutionnaire qui vont secouer l’île de Cuba.

     

    Avec l’annonce très rapide du rachat des droits du livre afin de l’adapter au cinéma on est en droit de se demander si ce roman, contrairement au trois adaptations précédentes (Mystic River, Gone Baby Gone et Shutter Island) n’a pas été rédigé en prenant en compte les canons d’Hollywood. Car Ils vivent la Nuit est  un roman extrèmement prenant sur le plan de l’intrigue et très percutant au niveau des dialogues admirablement bien ficelés qui se lit d’une traite sans que l’on ne s’en rende compte. Mais pour y parvenir, on ne peut s’empêcher d’avoir cette sensation de lissage qui se traduit notamment au niveau du personnage principal. Car Joe Coughlin est certes bien un truand, mais pour un gangster d’envergure le personnage est emprunt d’une morale et d’une éthique qui ne colle pas avec le cadre dans lequel il évolue. Joe bien trop noble, tue parfois des hommes, mais ceux-ci sont de tels véritables salauds que son honneur reste sauf et c’est bien dommage. Pas de dilemme ou de choix cornelien pour ce jeune héro qui n’aura donc pas l’envergure des nombreux personnages qui ont habité les histoires de Dennis Lehane. Où sont donc passés ces âmes torturées comme Jimmy Marcus ex-truand et père ravagé par la perte de sa petite fille dans Mystic River ou Teddy Daniels habité d’une sombre folie dans Shutter Island et même Patrick Kenzie contraint de prendre une décision douloureuse dans Gone Baby Gone ?

     

    Cette sensation de lissage on peut également la retrouver sur le plan historique où les heures sombres de la Prohibition sont abordées d’une manière plutôt édulcorée. Le récit y gagne peut-être en clarté au détriment de sa dimension dramaturgique. Tout y est trop simple, presque manichéen. Pour un peu l’auteur, plutôt que de déconstruire le mythe à la manière d’un James Ellroy, nous présenterait même les trafiquants d’alcool comme des gens ayant œuvrés pour la santé public du pays. Un roman plus simpliste donc qui tranche avec son précédent opus, Un Pays à l’Aube habité d’une part obscure et d’un souffle épique que l’on peine à retrouver dans ce dernier roman. On le ressent particulièrement lorsque l’auteur évoque les personnages réels qui peuplent son récit à l’instar d’un Lucky Luciano assez terne qui manque singulièrement d’envergure.

     

    De belles images de carte postal, de « braves » gentils et de « vilains » salopards, Ils Vivent la Nuit s’attache à respecter les codes des histoires de gangters et sera donc un roman facilement adaptable au cinéma, mais est-ce que cela sera suffisant pour en faire un bon film ? A force de côtoyer les sirènes d’Hollywood, Dennis Lehane n’est-il pas en passe de céder son âme au diable. Gageons qu’il n’en sera rien. Il ne reste plus à Ben Affleck, acquéreur des droits de Ils Vivent la Nuit, qu’à nous séduire comme il l’avait fait en réalisant Gone Baby Gone.

     

    Dennis Lehane : Ils vivent la nuit. Editions Rivages/Thriller 2012. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet.

     

    A lire en écoutant : Chan Chan. Buena Vista Social Club. World Circuit 1997.

     

     

     

     

  • David Peace : 1977 ; 1980 et 1983, qu’elle était noire ma vallée ( suite et fin).

     

     

     

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    Lors d'un précédent billet, je vous avais parlé de 1974, chef d'œuvre de David Peace qui était en fait l'ouverture d'une sombre et sinistre tétralogie chroniquant les affres du Yorkshire et du libéralisme outrancier qui ravagea la région.

     

    En 1977, année du Jubilé, le tueur du Yorkshire sévit depuis plusieurs années, semant la terreur dans la région de Leed alors que la police impuissante s'échine à déployer des moyens considérables, mais inadaptés pour tenter de retrouver ce meurtrier. Nous suivrons le parcours de deux personnages secondaires du premier opus que sont le journaliste Jack Whitehead et le sergent Fraser qui tiennent les premiers rôles de cette tragédie. Car au-delà des apparences, certains crimes attribués à l'éventreur du Yorkshire pourraient révéler des histoires plus sombres qu'une troupe de policiers corrompus souhaiteraient dissimuler à tout jamais. Fraser, Whitehead, enquêteurs chevronnés mais minés par des tragédies personnelles vont-ils parvenir à faire éclater la vérité !?

     

    1980, troisième opus de cette chronique atroce, est le plus linéaire et le plus classique des 4 romans. Peter Hunter, de la police de Manchester est chargé d'analyser la masse de dossiers concernant l'éventreur du Yorkshire qui n'a toujours pas été interpellé. Il continue à sévir en toute impunité et c'est pour cette raison que l'on diligente une enquête parallèle au grand dam des enquêteurs du Yorkshire qui n'apprécient pas cette intrusion. Est-ce seulement par orgueil ou pour d'autres raisons bien plus inavouables que ces policiers s'emploient à mettre des bâtons dans les roues d'un Peter Hunter qui va très vite se retrouver dépassé par les événements et découvrir les sombres magouilles de flic corrompus.

     

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    1983 clôture le Red Ridding quartet. Un chant incantatoire à trois voix pour solder les comptes. Tous les comptes.

     

    1ère voix incarnée par le « Je » de Maurice Jobson, alias la Chouette, policier véreux à la tête d'une horde de flics pourris qu'il entraine dans des sombres affaires immobilières, de minables trafics de pornographies et surtout d'enquêtes bâclées avec des tabassages en règle qui se déroulent dans les sous-sol d'un commissariat. Une salle d'interrogatoire que l'on surnomme « Le Ventre » qui engloutit aveux et dénégations des suspects pour ne régurgiter qu'une « vérité acceptable ». Un soubresaut de conscience poussera ce flic malfaisant à enquêter sur une nouvelle disparition de fillette tout en faisant le lien avec un autre enlèvement datant de 1969. Si les coupable ne sont pas ceux qu'il a désigné, qui peut bien enlever et tuer toutes ces petites victimes !?

     

    Seconde voix incarnée par le « Tu » de John Piggott, avocat minable et alcoolique qui va prendre en charge les affaires de mères désespérées qui savent leurs fils innocents de tous les crimes monstrueux dont ils sont accusés. Ces petites filles qui disparaissent et qui meurent encore et toujours. Il découvrira l'enfer du Ventre, salle d'interrogatoire monstrueuse de la police du Yorkshire qui contraint les hommes à avouer l'inavouable et l'innommable. Qui est le véritable responsable de ces disparitions. John Piggott égrènera les jours qui le mèneront vers cette terrible vérité ? Cet enfant du Yorkshire, fils d'un flic déchu, pourra-t-il seulement faire face ?

     

    Troisième voix incarné par le « Il » de BJ, petite frappe minable et jeune prostitué malfaisant. C'est le personnage central de toute la série, l'homme qui aiguillera les enquêtes d'Eddie Dunford, de Jack Whitehead et Peter Hunter qui les mèneront tous à leur perte. C'est le personnage qui partagera les derniers instants de certaines des victimes, précédent leur assassinat sauvage. Victime, témoin, c'est surtout le jeune homme qui connaît l'ange du mal manipulateur qui brise les hommes, les femmes et surtout les jeunes fillettes du Yorkshire.

     

    En achevant ce quatuor, vous vous retrouverez laminé par tant de noirceurs et tant de tragédies. Aucun espoir de rédemption pour les protagonistes de ces tragiques épisodes car le Yorkshire engloutit ses secrets sous une trombe de pluies sombres et de boues malfaisantes et pestilentielles. David Peace, bien plus que l'atrocité des meurtres qui émaillent ses récits, s'attache à nous décrire le désespoir des victimes survivantes et surtout les affres des familles et proches qui ont perdu tout espoir avec les atrocités qui les ont frappées. Comme si l'inhumanité des crimes commis renvoyait à la fragile humanité d'hommes et de femmes ordinaires qui se retrouvent plongés dans un enfer sans nom. Le style de l'écriture n'est pas sans rappeler James Ellroy, mais pour nous entraîner dans un univers bien plus tragique que la déconstruction de la mythologie du rêve américain. Car Peace nous dépeint le Yorkshire de son enfance. Une région secouée par la fermeture des mines et des entreprises métallurgiques. Une région dépourvue de mythe ! Et c'est par petites touches, par le biais d'annonces radiophoniques, d'entrefilets des quotidiens de la région que l'écrivain nous fait prendre conscience de cette Angleterre qui sombre dans le déclin économique, irrésistiblement attirée par les mirages d'un libéralisme monstrueux qui fera bien plus de victime que l'éventreur du Yorkshire.

     

    David Peace c'est un style féroce et un regard sans complaisance sur une société à la dérive qu'il se plaît à décortiquer sous la lumière impitoyable d'une écriture incandescente.

     

     

     

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    David Peace : 1977. Editions Rivages/Noir 2005. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Daniel Lemoine.

     

    David Peace : 1980. Editions Rivages/Noir 2006. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Daniel Lemoine.

     

    David Peace : 1983. Editions Rivages/Noir 2008. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Daniel Lemoine.

     

    A lire en écoutant : Portishead. Album : Third, (Go ! Discs Ltd 2008)