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MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE ! - Page 73

  • Bob Shacochis : La Femme Qui Avait Perdu Son Âme. Mourir un petit peu plus.

    Capture d’écran 2017-08-26 à 17.40.49.pngLe moins que l’on puisse dire c’est que Bob Shacochis est peu prodigue dans sa production littéraire puisque sur l’espace de trois décennies l’on compte à son actif deux romans, deux recueils de nouvelles et quelques essais, tous encensés par la critique. Ecrire peu mais bien et prendre surtout son temps pour ce journaliste baroudeur, correspondant de guerre, membre du Peace Corps qui a mis une dizaine d’année pour rédiger La Femme Qui Avait Perdu Son Âme publié en 2013 et qui figura parmi les finalistes du prix Pulitzer 2014 dont la récipiendaire fut Donna Tartt pour son roman Le Chardonneret ce qui confirme le fait qu’il faut davantage s’intéresser aux ouvrages qui ne sont pas parvenus fédérer un jury plutôt qu’à ceux qui ont pu générer un consensus de circonstance. Fresque historique, essai géopolitique, drame familial, aventure romanesque ou récit d’espionnage, La Femme Qui Avait Perdu Son Âme est avant tout un grand et somptueux roman qui parvient à concilier toutes ces formes de narration pour nous dépeindre le cheminement trouble qui a entraîné une nation en perpétuel conflit, tout d’abord sur le plan idéologique, à se retrouver sur le seuil d’un champ de bataille où les belligérants affichent désormais leurs antagonismes confessionnels.

     

    Qui pouvait bien être Dorothy Chambers que l’on a retrouvée morte d’une balle dans la tête au bord d’une route en Haïti ? Avec une alternance de fougue inconsciente et de spleen, la jeune femme aux identités multiples, fascinait et envoûtait les hommes qui croisaient son chemin. On trouvera peut-être la réponse avec Tom Harrington, avocat idéaliste, intrigué par la quête de cette fille étrange qui prétend avoir perdu son âme. Il faudra également chercher du côté d’Eville Burnette, membre des forces spéciales américaines qui a côtoyé cette citoyenne américaine lors d’une échauffourée qu’elle avait déclenchée avec des rebelles autochtones. Difficile de cerner la personnalité de cette fille de diplomate qui a vécu dans l’ombre de ce père mystérieux, tout en séduction, forgeant, dans l’ombre des puissants, la destinée d’une nation.

     

    La Femme Qui Avait Perdu son Âme est tout d’abord le portrait d’une incroyable acuité, sans concession d’une Amérique que l’on distingue au travers du prisme des zones d’influence sur lesquelles elle a déployé son combat idéologique que ce soit en Haïti bien sûr, mais du côté de la Turquie et des conflits dans les Balkans. Comme marqueur des événements qui secoueront ces différentes régions, le lecteur tente de cerner la personnalité mystérieuse de Dorothy Chambers, personnage central du roman autour de laquelle gravitent tous les autres protagonistes. De faux semblant en temporalités disloquées, la tâche n’est pas aisée et nécessitera une attention de tous les instants pour appréhender les différents enjeux qui se mettent en place au fur et à mesure de l’avancée du récit. Outre la destinée d’une nation dont les contours géopolitiques se dévoilent peu à peu sur une cinquantaine d’années, on découvrira les machinations mystérieuses qui vont hanter l’ensemble des protagonistes qui n’ont qu’une vision très tronquée de la situation dans laquelle ils évoluent à l’exception d’un maître du jeu qui n’hésite pas à sacrifier les pièces le plus importantes et les plus chères à ses yeux pour influer sur l’ensemble des événements historiques qui ponctuent le récit tout en échafaudant ses funestes projets de vengeance.

     

    Avec ce roman ambitieux qui se déploie sur cinq parties en adoptant chaque fois le point de vue d’un des protagonistes du roman, ceci sur différentes époques, Bob Shacochis tisse une intrigue complexe qui n’est pas sans rappeler les ouvrages de John Le Carré auquel il rend d’ailleurs un hommage appuyé. On y retrouve bien évidemment tous les ingrédients d’un roman d’espionnage sophistiqué et subtil qui se joue dans l’intimité des personnages jusqu’au moment de la mise en œuvre où le lecteur peut enfin distinguer les implications et conséquences de l’opération qui résonne dans l’ombre des tragédies qui ont secoué les diverses périodes et lieux que l’auteur dépeint avec force de précisions et minuties, soulignant ainsi cette capacité confondante à intégrer la fiction dans le contexte historique des faits. On partage ainsi les aléas des forces onusiennes et américaines dépassées par le chaos de la misère en Haïti avec le retour au pouvoir d’Aristide pour se retrouver en Croatie, au terme de la seconde guerre mondiale pour suivre le parcours de ces réfugiés fuyant les purges des partisans du maréchal Tito. La Turquie et plus particulièrement la ville d’Istanbul des années 80 devient l’échiquier sur lequel se déroule la guerre froide entre les deux blocs qui influençaient l’ordre mondial et quelques épisodes durant la guerre des Balkans et sur le sol américain achèveront le lecteur décontenancé par ce tourbillon de lieux atypiques que Bob Shacochis parvient à décliner dans l’ambiance et l’atmosphère du moment au gré d’un texte dense qui nécessite toute notre attention pour décortiquer ces longues phrases soignées et sophistiquées permettant également de saisir toutes les subtilités de personnages d’une incroyable intensité que l’on découvre au fil de leurs réflexions et de leurs introspections d’une richesse peu commune.

     

    Maelström géopolitique sur fond de romance dévastatrice et de vengeance transgénérationnelle destructrice, La Femme Qui Avait Perdu Son Âme est un roman flamboyant et bouleversant qui au travers de l’émotion d’une jeune femme sacrifiée renvoie, comme le reflet d’un miroir, l’image tragique d’une nation qui a peut-être également perdu son âme dans les marasmes d’un monde bien plus complexe qu’il n’y paraît.

     

    Bob Shacochis : La Femme Qui Avait Perdu Son Âme (The Woman Who Lost Her Soul). Editions Gallmeister 2015. Traduit de l’anglais USA par François Happe.

    A lire en écoutant : Footprints de Terence Blanchard. Album : Bounce. Blue Note Records 2003.

     

  • JEROME LEROY : LE BLOC. LA BETE NE MEURT JAMAIS.

    Capture d’écran 2017-08-20 à 23.57.49.pngPeut-être bien plus qu’en 2011, date de sa parution, Le Bloc de Jérôme Leroy résonne dans une actualité où les blocs justement se polarisent de plus en plus que ce soit lors des dernières élections présidentielles en France ou plus récemment lors de la tragédie qui s’est déroulée aux USA à Charlottesville en Virginie, en marge des affrontements entre membres du suprématisme blanc et militants antiracistes. Portrait d’un mouvement politique d’extrême droite, Le Bloc a également inspiré le réalisateur Lucas Belvaux pour son film Chez Nous qui vient de sortir dans les salles et dont le scénario, très éloigné du roman original, a été coécrit en collaboration avec l’auteur du récit.

     

    Une nuit. Les émeutes font rage en France et les victimes s’additionnent sur le compteur qu’égrènent la plupart des chaînes de télévision. Mais cette nuit il est surtout question des négociations qui se jouent entre le pouvoir en place et Agnès Dorgelles, la présidente du groupe d’extrême droite le Bloc Patriotique. Sur la balance, il y a l’exécution de Stanko, militant de la première heure, qui se joue. Sur la balance, il y a le destin d’Antoine Maynard qui intégrera peut-être la prochaine formation gouvernementale. Stanko sacrifié, Antoine sanctifié, il est temps pour ces deux complices de se remémorer toutes ces années de fureurs, de manipulations et de secrets inavouables qui les ont conduit à cet aboutissement de 25 ans de militantisme au sein de la plus trouble des formations politiques. Une nuit seulement pour se souvenir et mourir peut-être.

     

    S’ils ne sont pas traités sous la forme d’un pamphlet ou d’un brûlot, les sujets abordant le thème de l’extrême droite font régulièrement l’objet de critiques virulentes avec des détracteurs toujours prompts à évoquer une espèce de complicité ou de fascination de l’auteur pour les membres de ces groupuscules radicaux qu’ils décrivent. Pourtant que ce soit avec Fasciste de Thierry Marignac, ou Le Bloc, transposition fictive d’un parti politique français, aux thèses extrémistes, tristement célèbre, il devient impérieux de découvrir qui se cache derrière l’anonymat des chiffres que l’on nous assène lors des diverses périodes électorales. Sous la forme d’un roman noir qui s’articule sur la rétrospective de deux personnages passant en revue le fil de leurs engagements politiques, Jérôme Leroy dresse les portraits inquiétants des différentes mouvances qui composent la diaspora du Bloc Patriotique où l’on observe une véritable mutation qui s’illustre sous un vernis technocratique permettant de véhiculer d’une manière plus décomplexée les idéologies les plus abjectes. Au gré des évocations, l’une des grilles de lecture de l’ouvrage consistera donc à déterminer quels sont les personnages, les villes et autres affaires politiques faisant référence au Front National que Jérôme Leroy développe sous l’angle d’une fiction habile où l’évolution des mouvances de l’extrême droite est intégrée dans son contexte historique mais également par l’entremise des idéologies véhiculées par une cohorte d’écrivains comme Drieu, Brasillach ou Chardonne que l’on découvre au travers d’un catalogue littéraire richement étoffé qui jalonne l’ensemble du récit.

     

    La construction narrative s’effectue sur un mode binaire où l’auteur développe une alternance des points de vue d’Antoine Maynard et de Stanko qui s’égrène au rythme des chapitres composant le roman. On suit ainsi les parcours respectifs de ces deux personnages sulfureux qui, au terme d’une nuit décisive, vont voir leur destin basculer. Maynard c’est le militant intellectuel qui a embrassé la cause fasciste davantage par provocation que par conviction. Petit fils d’un résistant communiste, grand amateur de littérature et d’une certaine forme de violence que lui offre cette idéologie il gravit les échelons et devient l’un des pontes du parti en épousant Agnès Dorgelles présidente du Bloc Patriotique qui succède à son père. Rédigé en employant la deuxième personne, les chapitres concernant Maynard distillent un certain malaise avec cette sensation de complicité qui se développe au fil du récit, ceci d’autant plus que le personnage présente de nombreuses caractéristiques propres à l’auteur. Mais au-delà du détachement romantique ou d’une certaine forme dandysme exacerbé, voire même de nihilisme, Maynard est bien le misérable salaud qui n’hésite pas à sacrifier son meilleur ami sur l’autel de la respectabilité dont son parti a toujours été en quête. Rongé par la haine et révolté par l’injustice sociale dont ses proches ont toujours été victime, Stanko est le nervi intègre du mouvement politique qui a mis en place le service de sécurité Alpha, une espèce de garde prétorienne composée de tueurs froids et déterminés qui se sont désormais retournés contre lui. Parce qu’il est trop compromis, parce qu’il en sait trop, parce qu’il ne correspond plus à la ligne du parti, Stanko est le fils prodigue qu’Agnès Dorgelles et Antoine Maynard doivent sacrifier pour parvenir dans les coulisses du pouvoir en place. On assiste donc à cette traque violente, parfois sanglante tout en découvrant les arcanes d’un mouvement politique en pleine mutation afin de cultiver sa longue quête du rejet et de la haine de l’autre.

     

    Roman noir incisif et perturbant, Le Bloc est résolument ancré sur un registre humain en distillant ainsi son lot de malaises et d’émotions afin de mieux appréhender et mesurer la colère de ces hommes et de ces femmes qui ne se reconnaissent plus dans les formations politiques traditionnelles qui n’ont fait que les décevoir. La logique du repli sur soi et de l’exclusion peut se mettre en place.

     

    Jérôme Leroy : Le Bloch. Folio policier 2011.

    A lire en écoutant : On Est Chez Nous de Zebda. Album : Essence Ordinaire. Barclay 1998.

  • Thierry Jonquet : Moloch. L’ogre est toujours affamé.

    thierry jonquet, moloch, folio policierDurant la pause littéraire, de bien trop courte durée, que procure la période estivale, c’est l’occasion de découvrir ou redécouvrir quelques romans en piochant sur les étalages des librairies qui croulent sous les assortiments d’ouvrages en format poche. Dans le domaine du roman noir et du polar, c’est également une opportunité pour remettre au goût du jour quelques auteurs ayant disparu précocement et dont l’œuvre a sombré bien trop rapidement dans l’oubli à l’instar de Jean-Claude Izzo ou de Thierry Jonquet qui ont marqué l’univers du polar durant toute la décennie précédent les années 2000. Avec Moloch, de Thierry Jonquet on aborde sous l’angle du fait divers sordide, une enquête mettant en scène l’équipe de l’inspecteur divisionnaire Rovère qui a inspiré les personnages de la série Boulevard du Palais.

     

    On découvre quatre petits cadavres partiellement carbonisés dans une maison abandonnée du côté de la porte de la Chapelle et c’est l’équipe de l’inspecteur divisionnaire Rovère qui est chargée de l’enquête sous la direction de la juge d’instruction Nadia Lintz.



    A l’hôpital Armand-Trousseau, la surveillante en chef Françoise Delcourt réclame depuis plusieurs jours le carnet de santé de la petite Valérie atteinte d’un cancer du pancréas. Heureusement, la fillette peut compter sur le soutien de ses adorables parents avec une mère exemplaire de courage qui suscite l’admiration. Mais la lecture du document recèle quelques surprises.
    Le psychiatre Vilsner reçoit depuis plusieurs mois la visite d’un étrange patient. Atteint d’une infection au niveau des yeux qui le rendra très prochainement aveugle, le peintre Haperman a annoncé qu’il mettrait fin à ses jours au terme de sa thérapie.

    Victimes, proies faciles, trois affaires convergentes où il est question de souffrance et d’innocence bafouée car sur l’autel du sacrifice, Moloch, divinité cruelle, réclame toujours sa part d’enfants à immoler.

     

    Issu du courant néo polar, comme bon nombre d’auteurs français, Thierry Jonquet a rédigé ses textes avec la volonté de dénoncer les carences sociales par l’entremise du roman noir qu’il a découvert notamment avec l’œuvre de Jean-Patrick Manchette. Engagé politiquement, mais également professionnellement que ce soit comme ergothérapeute en gériatrie ou professeur dans la zone périphérique du nord de Paris, l’auteur a donc puisé dans la somme de ses expériences pour enrichir des récits d’une terrible noirceur qui s’enracinent toujours dans un réalisme déconcertant. Ainsi Moloch ne déroge absolument pas à cette règle de naturalisme que ce soit lors des investigations policières et judiciaires, mais également durant toutes les phases se déroulant dans le milieu médical. L’abandon, le dénuement, mais également dans le deuil que l’on doit surmonter ou l’attachement tout en ambiguïté, Thierry Jonquet aborde la thématique de l’enfance malmenée et bousculée dans le contexte de trois intrigues très adroitement menées qui vont trouver leurs conclusions dans une finalité qui devient l’enjeu du roman. En effet, même si l’on perçoit très rapidement quelques ressorts des différentes péripéties qui alimentent le récit, le lecteur est plongé dans une perpétuelle perplexité quant à la découverte des éléments qui vont permettre de les mettre en lien dans la perspective d’un final troublant et forcément désespérant.

     

    Un texte précis équilibré, dépourvu d’effets de style ostentatoire où chaque mot semble avoir été pesé, permet d’appréhender avec une facilité déconcertante la multitude de personnages qui entrent en scène dans un roman somme toute assez court. Qu’ils soient principaux ou secondaires, l’ensemble des protagonistes est doté d’une épaisseur qui leurs donne un certain relief tout en nous permettant d’appréhender leurs divers états d’âme en rapport avec des faits douloureux qui ne sont pas forcément en lien avec l’intrigue. Dans une construction aussi subtile qu’implacable, Thierry Jonquet chronique un ensemble de faits divers à la fois cruels et abjects, sans pour autant sombrer dans une forme de voyeurisme pervers ou morbide. Car au-delà de l’ignominie des actes, l’auteur parvient toujours à insuffler cette petite part d’humanité que l’on peut même déceler dans le cœur des individus les plus monstrueux. Cela transparaît notamment avec Charlie, ce SDF paumé, ancien soldat affecté dans une unité du génie, victime d’un traumatisme après avoir été engagé au Rwanda dans le cadre de l’opération Turquoise ou avec Marianne, cette mère courage qui noie son enfant malade sous un déluge d’affection équivoque. Cette humanité elle transparaît également au travers des personnages tels que l’inspecteur divisionnaire Rovère qui doit surmonter le deuil de son enfant et la juge d’instruction Nadia Lintz qui doit accompagner sa meilleure amie pour une interruption volontaire de grossesse. Tout un ensemble de protagonistes confrontés à cet univers lourd de la maltraitance d’enfants et qui apparaissaient déjà dans un roman intitulé Les Orpailleurs (Folio Policier 1993) évoquant les premières investigations mettant en scène les membres de cette équipe d’enquêteurs.

     

    Moloch donne également l’occasion de découvrir Paris sous un aspect aussi attrayant qu’original, puisque l’auteur nous entraîne avec force de précisions dans le périmètre des entrepôts qui bordent le canal de l’Ourcq, les Puces de Saint-Ouen, les chantiers et autres terrains vagues qui jouxtent le périphérique du côté de la porte de la Chapelle. Un portrait sans fard, mais également sans misérabilisme où enquêteurs, délinquants, travailleurs, résidents et touristes se côtoient dans les méandres d’une ville que Thierry Jonquet dépeint avec beaucoup de justesse sans rien concéder au cliché de carte postal ou au sensationnalisme de bas étage tout en distillant une atmosphère à la fois trouble et pesante pour un roman policier original, tout en rigueur.

     

    Thierry Jonquet : Moloch. Folio Policier 1998.

    A lire en écoutant : Rive Gauche d’Alain Souchon. Album : Au Ras des Pâquerettes. Parlophone Music 1999.

      

  • FRIEDRICH GLAUSER : LE ROYAUME DE MATTO. LA RAISON D’ETRE.

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    Publié en 1937, Le Royaume De Matto entame donc la série des enquêtes de l’inspecteur Studer avec ce second opus, où son créateur, Friedrich Glauser, entraîne le lecteur dans les méandres d’une investigation se déroulant au cœur d’une institution psychiatrique. La démarche est loin d’être anodine, puisque l’auteur, au cours d’un parcours de vie plutôt mouvementé, a fréquenté bon nombre de ces établissements comme j’avais eu l‘occasion de l’évoquer avec L’inspecteur Studer, premier ouvrage de cette série emblématique du roman policier helvétique qui se plait à dresser avec une acuité déconcertante le portrait social de l’époque mais dont certains aspects résonnent dans une actualité récente, liée, par exemple, aux scandales des nombreux excès dont les autorités ont fait preuve avec ces placements forcés et autres internements abusifs.

     

    Rien ne va plus à la clinique psychiatrique de Randlingen. Un patient du nom de Pieterlen s’est échappé tandis que son directeur, le docteur Ulrich Borstli, est porté dispuru. Charge à l’inspecteur Studer, réveillé au saut du lit, de résoudre cette énigme en accompagnant le docteur Laduner, directeur adjoint de l’institution qui va lui servir de guide. Hébergé au sein de la clinique, Studer découvre par l’entremise du jeune psychiatre tout un univers étrange où l’on tente d’apaiser ces âmes abîmées dans un climat oppressant d’angoisse où raison et folie ne sont plus qu’un point de vue. Au royaume déliquescent de Matto, il devient donc difficile pour l’inspecteur Studer de faire la part des choses afin de découvrir qui a bien pu en vouloir au directeur Ulrich Borstli.

     

    Avec Le Royaume De Matto, dont le nom désigne la folie en italien, le lecteur est rapidement saisi par la sensation de malaise et d’angoisse qui émane d’un roman où l’intrigue policière figure en second plan d’un portrait extrêmement précis des institutions psychiatriques que l’auteur dépeint avec force de réalisme quant au diverses pathologies psychiques dont sont atteints les patients à l’instar de Pieterlen, auteur d’un infanticide. Par l’entremise de ce personnage, Friedrich Glauser dresse le portrait de la misère sociale et de la pauvreté qui sévissait également en Suisse, bien loin de l’idée de cet état providentiel qui subviendrait aux plus nécessiteux. Il y confronte également l’expertise psychiatrique au service d’une justice plus encline aux châtiments qu’à la guérison suite à une perte de raison. Mais par le biais de Laduner, psychiatre avant-gardiste, s’agit-il vraiment d’une perte de raison ou d’une certaine lucidité que la morale ne saurait approuver ?

     

    Doté d’un certaine empathie et d’un grand sens de l’écoute, l’inspecteur Studer va donc être confronté à un certain sentiment d’impuissance tandis qu’il parcourt les arcanes de cette institution psychiatrique où il découvre les diverses intrigues qui se jouent entre infirmiers, médecins et patients menant un « bal » étrange au son d’un accordéon dont les notes oppressantes résonnent mystérieusement dans les couloirs de la clinique. Guidé par le docteur Laduner, le policier découvre également, au fil de l’intrigue, les errements et les excès d’une science encore balbutiante qu’est la psychiatrie qui ne dispose pas encore de la pharmacopée permettant de traiter les patients. Personnage ambigu, le docteur Laduner incarne le désarroi de ces psychiatres qui disposent des malades pour expérimenter toute sorte de traitement qui vont du plus absurde au plus cruel à l’instar de ces infections de fièvre typhoïde volontairement provoquées pour guérir des malades atteints de catatonie. Psychiatrie versus criminologie, finalement l’inspecteur Studer doit admettre que sa seule logique ne suffit pas à résoudre une affaire qui le dépasse et dont les tenants et aboutissants ne peuvent s’inscrire dans une logique de raison au sein de cet univers où le désespoir côtoie la solitude. Une impuissance qui s’inscrit dans une conclusion finale accablante pour l’ensemble des protagonistes.

     

    Au détour d’une étrange enquête on découvre donc l’abîme dans laquelle errent les pauvres âmes du Royaume de Matto. Un roman policier dérangeant et déconcertant.

     

    Friedrich Glauser : Le Royaume de Matto (Matto Regiert). Editions Gallimard/Le Promeneur 1999. Traduit de l’allemand par Philippe Giraudon.

    A lire en écoutant : Plume d’Ange de Claude Nougaro. Album : Plume d’Ange. Barclay 1977.

  • Andreu Martin : Société Noire. Nuit de Chine.

    andreu martin, société noire, asphalte éditions, triades, maras, BarceloneSi vous souhaitez vous orienter vers l’urbain et vers le style propre aux pulps, il faudra vous intéresser aux publications de la maison d’éditions Asphalte que je ne cesse de vous recommandez avec ses ouvrages tirés de la veine hispanique des polars. Vous transiterez du Brésil avec Psiica d’Edyr Augusto (Asphalte 2016) au Chili avec Tant de Chiens (Asphalte 2015) et Les Rues de Santiago (Asphalte 2014) de Boris Quercia en passant par l’Espagne avec J’ai été Johnny Thunders (Asphalte 2016) de Carlos Zanon, un des grands romans noirs de la collection où l’on arpentait les rues désenchantées de Barcelone. Des récits secs et nerveux, dégageant les relents acres de ce bitume qui donne son nom à cette maison d’éditions atypique. Loin d’être un novice dans le genre, puisqu’il compte, parmi la kyrielle d’ouvrages à son actif, deux titres traduits en français dans la Série Noire, Andreu Martin intègre donc l’écurie Asphalte avec Société Noire, un polar qui se déroule dans le monde interlope d’une ville de Barcelone bien éloignée des représentations touristiques.

     

    « Des têtes vont tomber ». A Barcelone, l’expression n’est pas galvaudée puisque l’on découvre la tête d’une femme posée sur le capot d’une voiture. La police met également à jour les corps d’une famille ayant subit des sévices similaires. Les autorités penchent pour un coup des mareros, ces gangs d’Amérique centrale qui inspirent désormais la jeunesse désœuvrée de la cité catalane. Mais pour l’inspecteur Diego Cañas, il se peut que ce soit l’une des très discrètes triades chinoises, bien implantées dans les rouages économiques de la ville qui soit responsable de ce massacre. Il voudrait en savoir davantage, mais il se trouve que Liang Huan, son indic chargé d’infiltrer l’une de ces société secrètes, ne donne plus de nouvelle, au moment même où un étrange braquage a eu lieu dans un entrepôt d’un « honorable » homme d’affaire chinois. Liang aurait-il décidé d’agir pour son propre compte ?

     

    Avec Société Noire, Andreu Martin dresse le portrait au vitriol d’une ville de Barcelone enlisée dans les déboires économiques qui laissent la poste ouverte aux membres de diverses factions mafieuses qui s’implémentent dans un contexte social délabré où une jeunesse sans espoir se tourne vers les modèles de ces gans issus d’Amérique centrale ultra-violents tandis que les pouvoirs politiques ferment les yeux sur une partie des capitaux suspects que certaines sociétés chinoises injectent afin de remettre à flot les structures de ce qui constitue le plus grand port de la Méditerranée. Une fois le contexte, posé, l’auteur décline une atmosphère âpre et haletante dont la temporalité est rythmée au gré de chapitres qui se déclinent tout autour d’un mystérieux braquage. Un texte prenant, ponctué de phrases courtes qui permettent de digérer très aisément les références servant à appréhender tous les ressorts sociaux et économiques qui jalonnent ce roman bourré d’humour et de testostérone.

     

    On découvre ainsi les différents rouages de cette intrigue échevelée, mais qui, au final, se révèle extrêmement bien structurée, par le biais des points de vue de Diego Cañas, inspecteur de la police et de son indic, Liang Huan. Le flic en proie à des soucis familiaux bien plus importants que l’enquête qu’il est en train de mener doit faire face à son adolescente de fille rebelle tandis que l’indic sino-espagnol tombe amoureux de la fille du chef de la triade qu’il doit infiltrer. Malgré la fureur d’un roman jalonné de péripéties captivantes, Andreu Martin prend le temps de s’attarder sur l’entourage de ces deux protagonistes qui donnent ainsi une dimension très humaine au récit. Une somme de chassé-croisé, de poursuites infernales et de règlements de compte sanglants feront que le lecteur se retrouvera plongé dans une spirale infernale où la violence devient l’inexorable recours de cette fuite en avant qui semble perdue d’avance.

     

    Société Noire nous entraîne donc dans l’atmosphère délétère de ces gangs et de ces entreprises mafieuses que l’auteur s’emploie à dynamiter au gré d’un texte où le fantasme côtoie une réalité bien plus trash qu’il n’y paraît. Âpre et rugueux, teinté d’un climat bien sombre, Société Noire comblera les attentes des aficionados des récits de pulp magazines.

     

    Andreu Martin : Société Noire (Societat Negra). Asphalte éditions 2016. Traduit du catalan par Marianne Millon.

    A lire en écoutant : Love Will Tear Us Apart de Joy Division. Album : Les Bains Douches 18 December 1979. NMC Music 2001.