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USA - Page 16

  • DAVID JOY : LE POIDS DU MONDE. MADE IN USA.

    Capture d’écran 2018-12-19 à 21.02.23.pngEncore une histoire de bouseux, de « redneck » évoluants au sein de cette Amérique de la marge dont on entend de plus en plus parler. En dépit d’une floraison d’ouvrages traitant le sujet, on aurait tord d’éprouver une certaine lassitude qui nous pousserait à passer à côté de quelques textes superbes reflétant le talent d’auteurs qui sont parvenus à capter toute la douleur et toute la violence d’une classe sociale défavorisée que l’on a dissimulée derrière le lourd rideau du rêve américain. Pourtant le phénomène ne date pas d’hier et l’on pense bien évidemment à quelques romanciers emblématiques comme Jack London,  John Steinbeck, Horace Mc Coy ou Earl Thompson pour n’en citer que quelques uns qui se sont employés à dépeindre cette Amérique profonde peu reluisante. C’est avec Daniel Woodrell qu’est apparu l‘expression country noir pour désigner un genre prenant pour cadre quelques villes méconnues ou quelques régions reculées, comme Denver, Cincinnati, la région des Appalaches ou des monts Orzacks, sur fond de violences et de détresses sociales en partie dues au trafic et à la consommation de crystal meth quand ce n’est pas tout simplement l’alcool qui ravage ces populations précarisées. De ce courant ont émergé quelques grands auteurs à l’instar de Ron Rash, Donald Ray Pollock et Benjamin Whitmer qui décrivent sans fard cette fureur, cette marginalité et cette souffrance imprégnant l’ensemble de leurs récits. Une liste loin d’être exhaustive puisque l’on peut y intégrer David Joy qui nous livre avec son second roman, Le Poids Du Monde, un sublime récit emprunt d’une noirceur terrible, se déroulant dans l’univers déliquescent de paumés toxicomanes évoluant sur les contreforts des Appalaches, du côté de Jackon county, terre d’élection de l’auteur.   

     

    Après avoir abattu sa mère, son père lui a lancé un dernier je t’aime et avant de se tirer une balle dans la tête. Puis Aiden McCall s’est empressé de fuir son foyer d’accueil pour trouver refuge dans une caravane dans laquelle Thad Broom a été relégué par son beau-père qui ne le supportait plus tandis que sa mère April hantée par le viol qu’elle a subit dans sa jeunesse, semble incapable de lui manifester la moindre preuve d’affection. Les années passent et depuis sa démobilisation, après avoir été engagé dans les combats en Afghanistan, Thad peine à se réinsérer dans la vie civile. Ainsi les deux garçons vivent d’expédients avec, à la clé, un avenir incertain, ponctué de journées festives à base d’alcool et de drogue. Mais avec la mort accidentelle de leur dealer, les choses pourraient changer en raflant une quantité de drogue et d’argent qui constituent un butin inespéré. Mais en matière de stupéfiants les choses peuvent rapidement mal tourner. Thad et Aiden vont l’apprendre à leurs dépens.

     

    Pour les lecteurs en quête de fusillades enragées et de délinquants déjantés possédants un certain charisme dans la nature de leurs actions sadiques, Le Poids Du Monde ne répondra pas à leurs attentes puisque l'auteur s'est focalisé sur l'ordinaire d'individus que la vie n'a pas épargné en les dotant d’un passif pesant trop lourd sur leurs épaules. Le souvenir du drame familial pour Aiden, La réminiscence des combats pour Thad et la résurgence du viol dont a été victime April dans sa jeunesse, on perçoit à chaque instant, cette charge écrasante fixant ainsi la destinée précaire de ces personnages qui sont privés de l'essentiel et qui trouvent quelques échappatoires dans la consommation de méthamphétamine. Avec une tension latente qui émane principalement de Thad, tout en colère contenue, le destin bascule subitement avec la mort accidentelle de ce dealer permettant à l'auteur de donner son point de vue quant à la détention et au maniement irresponsable d'armes à feu. On devine déjà que la découverte providentielle d'argent et d'un stock de drogue ne résoudra pas les problèmes de Thad et d'Aiden, bien au contraire. Un enchaînement de circonstances sordides, de règlement de comptes tragiques contribuera à mettre en exergue toute la rage et toute la douleur de ces trois marginaux en quête d'une vie meilleure sans pouvoir s'accorder sur les moyens d'y parvenir.

     

    Avec un texte à la fois sobre et puissant, David Joy parvient à mettre en scène la chronique d'une vie ordinaire qui tourne à la débâcle, en mettant en évidence les failles d'un système qui n'apporte aucun secours à ces petites gens qui n'ont pas d'autre choix que de s'entraider, même si parfois ce soutient tourne court en laissant des stigmates qu'ils ne parviennent plus à effacer. De victimes, certains d'entre eux deviennent bourreaux pour infliger la somme de douleur qu'ils ne peuvent plus supporter et qui découle pourtant le plus souvent des choix qu’ils font que du courant d'un destin incertain qu'ils ne sauraient maîtriser. Vengeance, fuite en avant et désespoir, l'auteur parvient à insuffler, sans excès, une tension permanente, entrecoupée de quelques éclats de violence émaillant ce terrible récit, tout en nous offrant par moment, de beaux instants lumineux qui éclairent la noirceur d'un roman dressant le portrait acéré d'une Amérique perdue, sans rêve et sans espoir.

     

    David Joy : Le Poids Du Monde (The Weight Of This World). Editions Sonatine 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.

    A lire en écoutant : Black de Pearl Jam. Album : Ten. 1991 Sony Music Entertainment Inc.

     

  • Benjamin Whitmer : Evasion. "Sang issue".

    éditions gallmeister,évasion,benjamin whitmerL’ennui avec les écrivains que l’on adule et dont on a vanté plusieurs ouvrages, c’est qu’au bout du compte, on peine à trouver de nouveaux arguments pour vous convaincre de les lire, ceci d’autant plus qu’il est parfois bien difficile d’expliquer le talent que l’on décèle dans cette sensation de spontanéité émanant de certains textes comme ceux de Benjamin Whitmer qui fait partie de ces auteurs américains s’employant à dépeindre sans artifice cette Amérique de la marge au sein de laquelle il est complètement immergé ce qui explique peut-être, du moins en partie, cette sensation de réalisme qui ressort notamment lors des échanges entre les différents personnages qui hantent ses romans. Bien évidemment Pike, premier ouvrage de l’auteur, a suscité un enthousiasme sans précédent auprès des lecteurs, mais il ne faudrait pas sous-estimer Cry Father dont le succès est sans doute moins important, mais qui n’en demeure pas moins un roman absolument exceptionnel ne faisant que confirmer le talent de Benjamin Whitmer que l’on compare désormais à Donald Ray Pollock, Ron Rash ou même Cormac McCarthy. C’est une erreur. S’il peut s’inscrire dans un courant similaire à ces immenses écrivains, Benjamin Whitmer a la particularité de posséder une voix, « une musique », bien particulière qui en fait un auteur à nul autre pareil. Il convient donc également saluer le travail du traducteur Jacques Mailhos qui parvient à restituer toute la quintessence de cette musique, dans sa version française. Que ce soit avec Pike ou Cry Father, Benjamin Whitmer nous avait habitué à des récits mettant en scène une petite poignée de personnages évoluant dans un cadre très contemporain au cœur de ces grands espaces américains. Se déroulant en 1968, dans une petite ville de l’état du Colorado, il en va tout autrement avec Evasion, un grand récit choral dont l’un des thèmes majeurs aborde la question de l’enfermement aussi bien social que carcéral.

     

    En 1968, à Old Lonesome, petite ville perdue du Colorado, il n’est guère question de profiter du réveillon pour ses habitants qui peuvent entendre la sirène de la prison d’état résonnant dans les rues désertes. Douze prisonniers sont parvenus à s’échapper pour entamer une cavale chaotique en se dispersant dans la tourmente d’un blizzard impitoyable. Pour Jugg, le directeur de la prison, il est absolument hors de question que les détenus puissent s’en tirer. Régnant en despote sur la ville, il mobilise gardiens et habitants pour mettre en place une implacable chasse à l’homme dont la violence va rapidement devenir incontrôlable. Mais peu importe, les gardiens de prison conduits par un traqueur hors pair et accompagnés de deux journalistes locaux, croyant tenir un bon article, vont se lancer à la poursuite des évadés qu’ils sont bien décidés à capturer plus morts que vifs. Tous aussi déterminés que leurs poursuivants, il est absolument hors de question pour les prisonniers de retrouver leur enfer carcéral quotidien. C’est donc dans la désolation d’une nuit hivernale sans fin, que les confrontations sanglantes vont se succéder. Déferlement de sauvagerie et de cruauté, cette quête de la liberté à un prix : La mort.

     

    Il fallait bien toute la maîtrise d’un auteur comme Benjamin Whitmer pour faire en sorte que l’on ne se perde pas dans l’impressionnante succession de points de vue d’une multitude de personnages que l’on découvre au gré de chapitres rythmés et dont les titres désignent les rôles des principaux protagonistes que sont Mopar le détenu, Dayton la hors-la-loi, Stanley et Garret les journalistes, Jim le traqueur, Shitrick et Grace les gardiens et Cyprus Jugg le directeur de la prison. Autour de ces individus gravitent toute une kyrielle d’acteurs secondaires qui donnent encore davantage d’ampleur à cette traque se déroulant sur toute une nuit hivernale au sein d’une région isolée par le blizzard. Isolation, solitude, ainsi apparaissent les différentes prisons que sont bien évidemment l’institution carcérale, mais également la ville de Old Lonesome avec des habitants assujettis au tissu économique et à la manne financière provenant de la prison d’état où règne ce directeur omnipotent. Et c’est ainsi que le lecteur perçoit subtilement la déclinaison de toutes ces notions d’enfermement qu’il soit aussi bien social que carcéral au travers de la multitude de personnages habilement campés et dont les caractères révèlent toutes les failles de l’âme humaine. Le désespoir et la noirceur éclatent bien évidemment au détour des scènes de confrontations, entre poursuivants et évadés, se déroulant dans un climat de violence âpre sans pour autant sombrer dans une débauche de brutalités gratuites. Mais il ne faudrait pas s’arrêter uniquement sur ces scènes d’action pour s’attarder sur toute l’ambivalence des différents acteurs qui traduisent, outre cette noirceur et ce désespoir, une certaine forme de lâcheté et de résignation. Ainsi, même une femme comme Dayton, cette fermière trafiquante de marijuana, accrochée à sa ferme qu’elle tient à conserver, incarne une certaine forme de soumission devant l’ordre établi. C’est encore plus flagrant avec un individu comme Jim, possédant un véritable don pour retrouver la trace des hommes qu’il pourchasse mais qui fait l’objet d’un constant mépris de la part de ses proches et de tous les habitants de la ville et qui ne parvient donc pas à s’extraire de sa condition. Outre des thèmes soigneusement déclinés tout au long de l’intrigue, l’autre force des récits de Benjamin Whitmer réside dans ces échanges parfois vifs et ces dialogues acérés qui donnent au récit cette tonalité à la fois spontanée et dynamique qui est encore plus flagrante avec ce roman choral où l’interaction entre les différents personnages devient l’enjeu central de l’histoire.  

     

    Bien plus qu’une simple affaire de traque, Evasion est un roman à la fois prenant et poignant, d’une noirceur terrible parce que l’on s’aperçoit, à mesure que l’on progresse dans les méandres d’une poursuite impitoyable, que les échappatoires, quels qu’ils soient, deviennent complètement vains et qu’il est impossible de briser les carcans sociaux de la ville de Old Lonesome. Un récit sans aucune concession qui vous submergera en vous entraînant dans le sillage de cette déferlante de rage et de haine contenue qui finira éclater en gangrenant les rares lueurs d’espoir et ses dérisoires tentatives d’échapper à son destin.

     

    Benjamin Whitmer : Evasion (Old Lonesome).Editions Gallmeister 2018. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Amen Corner de Jay Munly. Album : Munly & The Lee Lewis Harlots. Alternative Tentacles 2004.

     

  • ELIZABETH BRUNDAGE : DANS LES ANGLES MORTS. PASSE COMPOSE.

    elizabeth brundage, dans les angles morts, éditions quai voltaireIl suffit parfois d’une simple introduction d’à peine deux pages pour se dire que l’on tient entre ses mains un texte saisissant teinté d’une étrange poésie qui ne manquera pas de nous interpeller avec, en point de mire, cette maison abandonnée dans laquelle on décèle une apparition se nichant dans l’interstice d’un jeu d’ombre et de lumière. Dans la légèreté du mouvement d’une brise, on distingue cette présence fantomatique, devenant le témoin muet des occupants qui se sont succédés dans la demeure à présent vide. Roman noir, oscillant délicatement et de manière subtile sur la veine du fantastique, Dans Les Angles Morts, premier roman traduit en français de la romancière Elizabeth Brundage, plante son décor au cœur d’une région rurale de l’Etat de New-York où se dresse cette maison isolée distillant un sentiment de malaise et d’étrangeté qui n’est pas sans rappeler les paysages inquiétants des peintres Edward Hooper et  Andrew Wyeth comme le suggère d’ailleurs la photo ornant le bandeau de la couverture.

     

    En 1978, la communauté de Chosen, Etat de New York, est secouée par un drame terrible. En revenant de l’université où il enseigne Georges Clare découvre sa femme assassinée tandis que sa fille de trois ans est abandonnée dans sa chambre. Nouvellement installé dans cette ancienne ferme la famille Clare incarnait le changement qui s’opère dans la région où les fermiers disparaissent pour laisser place à une classe tertiaire plus aisée. Acquise pour une somme dérisoire, Georges s’était pourtant bien gardé d’informer sa femme que les Hale, anciens propriétaires de la ferme, y avaient mis fin à leur jour en laissant trois orphelins. Pour le sheriff du comté, Georges Clare est le premier suspect, mais les secrets restent bien enfouis d’autant plus que la culpabilité n’est pas l’apanage des sociopathes. Ainsi s’entremêlent les réminiscences du passé et les failles du présent en observant l’intimité de deux familles dont les destins basculent vers l’inéluctable tragédie qui se joue à l’abri des regards hormis celui de cette présence fantomatique qui se tient, silencieuse, dans l’ombre des angles morts.  

             

    Même s’il en présente quelques aspects, Dans Les Angles Morts va rapidement s’éloigner de l’enquête policière classique pour explorer, sur deux périodes différentes, l’intimité des familles ayant occupé successivement la ferme qui devient le point central du récit. Il y a tout d’abord cette écriture à la fois précise et généreuse qui permet à Elizabeth Brundage de dresser des portraits saisissants de réalisme et de pertinence des différents membres de la famille Hale, fermiers criblés de dettes, et de la famille Clare, jeune couple de citadin, mariés sans amour, qui ne trouvent de points communs qu’au travers de leur petite fille Franny, âgée de trois ans. Outre l’écriture incisive, c’est également avec un schéma narratif à la fois subtil et élaboré que l’on appréhendera les contours des faits divers qui vont bouleverser ces deux familles respectives. Car en oscillant entre passé et présent, le lecteur se retrouve placé dans l’angle mort des différents personnages afin de de percevoir leurs failles et leurs détresses.

     

    Pour la famille Hale, ce sont les affres de l’économie primaire qui conduisent ce fermier obstiné, criblé de dettes dans une spirale infernale le conduisant inexorablement vers la faillite. Saisie des vaches laitières, puis de la ferme, sa femme Ella assiste, impuissante, à cette lente déchéance en fermant les yeux sur les incartades de son époux. Il ne lui reste que ses trois enfants qu’elle tente de protéger du mieux qu’elle peut avant de mettre fin à ses jours avec son mari. Un portrait de femme extrêmement poignant et bouleversant qui fait écho à celui de Catherine Hale. Car au-delà des apparences que Georges Clare tente de préserver à tout prix, on perçoit tout le mal insidieux que cette femme subit avec ce mari froid, parfois méprisant et qui empoisonne son quotidien, ceci d'autant plus qu'elle se retrouve isolée et prisonnière dans cette maison qu’elle n’aime pas. Ce sont également les mensonges, les duperies d’un homme présentant toute les caractéristiques d’un pervers narcissique ne pouvant accepter les échecs quels qu’ils soient qui vont entraîner ce personnage odieux dans une espèce de fuite en avant sordide qui bouleversera tous les membres de la famille.

     

    Avec une prose à la fois belle et délicate, parfois lyrique, Elizabeth Brundage explore, au-delà des contextes sociaux, la lente désagrégation de ces deux couples qui ne trouveront d’issue que dans la tragédie de faits divers terribles. Ainsi, Dans Les Angles Morts nous interpelle également sur le sort de celles et ceux qui survivent, victime ou bourreau, avec cette somme de douleur et de tristesse qu’ils portent en eux et dans laquelle on décèle ce sentiment de culpabilité qui vous brise le cœur. Un extraordinaire roman d’une terrible humanité avec ce qu'il y a de plus beau mais parfois de plus abject.

     

    Elizabeth Brundage : Dans Les Angles Morts (All Things Cease to Appear). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud. Editions Quai Voltaire 2018.

    A lire en écoutant : Elégie op. 24 de Gabriel Fauré. Album : Requiem (Kathleen Battle, Andreas Schmidt, Carlo Maria Giulini & Philarmonica Orchestra). Deutsche Grammophon GmbH, Berlin 2003.

  • Gabriel Tallent : My Absolute Darling. La belle et la bête.


    gabriel tallent,my absolute darling,éditions gallmeisterIl est également important de parler des livres qui ont du succès, qui bénéficient d’une belle mise en lumière, d’évoquer un ouvrage admirable que l’on ne  saurait classifier mais qui suscite l’unanimité. D’ailleurs c’est important d’oublier de temps à autre ces étiquettes et autres classifications car parfois, devant la beauté d’un texte conjugué à l’impact émotionnel d’un récit bouleversant il n’est pas indispensable de se déterminer pour savoir s’il s’agit d’un roman noir ou de littérature blanche, d’un récit d’aventure ou d’une intrigue à suspense. C’est d’autant plus important d’évoquer un tel ouvrage lorsque celui-ci a été publié par une maison d’éditions indépendante comme Gallmeister qui ne cesse de prouver que la qualité a encore de l’importance dans un monde littéraire où tout est galvaudé. Peu importe que ce soit Stephen King, les critiques de Harper’s Bazar, du New York Times ou de Marie-Claire qui encensent le roman. D’ailleurs peu importe qu’ils l’aient lu ou qu’il ne s’agisse là que d’une démarche publicitaire destinée à attirer le chaland. Peu importe que sa sortie date déjà de plusieurs mois ou qu’il ait obtenu récemment quelques prix littéraires. Il convient juste de souligner, voire de marteler que My Absolute Darling, premier roman de Gabriel Tallent, ne manquera pas de faire partie des livres incontournables du paysage littéraire américain contemporain qu’il faut lire impérativement.

     

    Julia Alverston a quatorze ans et tout le monde la surnomme Turtle. Âme solitaire, extrêmement farouche, la jeune fille parcourt depuis son plus jeune âge les bois du comté de Mendecino, sur la côte nord de la Californie. Au sein de cet univers sauvage, Turtle est capable de surmonter toutes les difficultés et de faire face à tous les périls. Mais ce n’est qu’une fois de retour dans la petite maison délabrée, nichée au bord de l’océan où elle vit avec son père, un survivaliste charismatique, qu’elle doit affronter le véritable danger. Car dans un rapport amour-haine complexe et extrême, ce père abusif ne cesse de la dévaloriser ou de l’encenser au gré de son humeur versatile. C’est lors d’une de ses escapades dans une forêt des environs qu’elle rencontre Jakob et son camarade Brett qui se sont égarés. Ainsi Turtle noue quelques liens d’amitié avec ces deux jeunes lycéens, ceci d’autant plus qu’elle perçoit dans leurs regards l’estime et l’admiration qui lui ont tant fait défaut. Lui donneront-ils le courage et la force de défier son père afin de se soustraire à sa terrible emprise ?

     

    Il n’est pas seulement question de simple volonté ou de dons innés en littérature pour aboutir à l’excellence d’un tel ouvrage comme My Absolute Darling que Gabriel Tallent a mis huit ans à rédiger. Et c’est avant tout cette notion de travail acharné que l’on perçoit tout au long de ce récit maîtrisé abordant la thématique à la fois délicate et sensible de l’inceste au travers de la domination d’un père tout-puissant qui a bâti tout un univers de survivaliste aguerri pour isoler sa fille du monde extérieur. Même s’il n’épargne guère le lecteur au gré de scènes parfois difficilement soutenables, Gabriel Tallent ne cède jamais aux affres d’une écriture complaisante en évitant ainsi les écueils du voyeurisme et de la vulgarité. Avec My Absolute Darling tout est question d’équilibre dans une mise en scène à la fois délicate et subtile permettant de distinguer les terribles mécanismes que met en œuvre ce père déboussolé qui fait de sa fille une espèce d’égérie qu’il place au centre de son univers disloqué afin de la soumettre aux diverses épreuves qui lui permettront de survivre à cette fameuse apocalypse qui ne manquera pas de dévaster ce monde décadent.

     

    My Absolute Darling c’est donc cet amour absolu que Martin éprouve pour sa fille Turtle qu’il rabaisse constamment pour mieux asseoir son autorité. C’est également cette admiration sans borne que ressent cette jeune fille dépréciée pour un père emblématique et charismatique qu’elle adule, même si elle commence à percevoir quelques failles dans cette armure paternelle. Une relation dévastatrice qui font de Turtle une adolescente perturbée peinant à s’insérer dans le monde qui l’entoure. Maniement des armes, exercices d’entraînement extrêmes et autres sévices abjects, plus qu’une hypothétique apocalypse auquel il faudrait faire face, on perçoit dans la démarche insensée du père la volonté de préparer sa fille à cette confrontation inéluctable en vue de s’affranchir de l’autorité paternelle.

     

    Le choix du comté de Mendocino dans lequel se déroule l’ensemble du récit n’a rien d’anodin puisque l’auteur y a séjourné durant toute une partie de sa jeunesse ce qui lui permet de restituer au travers de ses personnages quelques souvenirs chargés d’émotion à l’instar des escapades que Turtle et ses camarades effectuent sur cette côte boisée, déchiquetée par l’océan Pacifique. Mais outre le décor somptueux que l’auteur détaille avec passion dans la pure tradition de ce courant nature writing, il faut souligner l’aspect social de cette riche contrée du nord de la Californie, peuplée de personnes bien intentionnées à l’esprit plutôt libéral. Il n’empêche que Gabriel Tallent met en lumière, dans un tel contexte, les veuleries et autres petites lâchetés de celles et ceux qui ne veulent pas prendre conscience de la triste situation de Turtle, ceci au nom de la sacro-sainte intimité familiale que l’on ne saurait violer quitte à ce qu’une gamine subisse les pires sévices. Mais avec My Absolute Darling il est surtout question de courage et de volonté avec le portrait saisissant de réalisme de cette enfant à la conquête de son émancipation non pas pour voler de ses propres ailes mais pour protéger ceux qu’elle aime de la fureur d’un père possessif qui a fait de l’amour de sa fille un enjeu meurtrier.

     

    Bien plus que pour la violence des scènes que Gabriel Tallent dépeint sans ambages, My Absolute Darling est un roman âpre parce qu’il explore, avec une rare intelligence et surtout beaucoup de sensibilité, les thèmes de la douleur et de la souffrance d’une jeune fille malmenée dont il restitue le cri intérieur avec une justesse saisissante.

     

    Gabriel Tallent : My Absolute Darling (My Absolute Darling). Editions Gallmeister 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski.

    A lire en écoutant : Fast Car de Tracy Chapman. Album : Tracy Chapman. Elektra Records/Asylum Records 1988.

     

  • Daniel Woodrell : La Mort Du Petit Cœur. Famille modèle.

    La mort du petit coeur, daniel woodrell, éditions rivagesLes éditions Rivages ont la bonne idée de mettre régulièrement au goût du jour quelques grands romans de leur collection dont quelques-uns figurent dans « lecture sur ordonnance » une sélection non exhaustive, dont je ne saurais que trop vous conseiller la consultation, destinée aussi bien aux néophytes que pour les amateurs de littérature noire en quête de découvertes. Dans la liste vous trouverez, La Mort Du Petit Cœur de Daniel Woodrell, un auteur qui a bénéficié d’une certaine notoriété avec son roman Un Hiver De Glace adapté pour le cinéma et que l’on trouve également dans une version BD. Outre le fait de se dérouler dans les Orzaks, région natale de l’auteur, ces deux romans noirs possèdent la particularité de mettre en scène, sur fond de sombres tragédies, des adolescents confrontés à un monde des adultes plutôt déliquescent.

     

    Morris Shuggie Akins, jeune adolescent de treize ans un peu obèse, vaguement solitaire, supplée au travail de sa mère chargée de l’entretien du cimetière. Il faut dire que Glenda, est une femme fatale jouant de ses charmes dans n’importe quelle circonstance, ceci même avec son fils, tout en étant quelque peu portée sur sa «tisane» qu’elle absorbe à longueur de journée. Mais peu importe, Shug ferait n’importe quoi pour cette mère qui l’appelle son « petit cœur » quitte à supporter Red, celui qu’il suppose être son père et qui le traite de gros lard lorsqu’il ne le tabasse pas. Entre deux virées avec son pote Basil, Red revient de temps à autre au foyer pour faire le plein de drogue en chargeant son fils de cambrioler les domiciles des grands malades afin de subtiliser leurs médicaments. Tout irait donc pour le mieux au sein de cette famille modèle jusqu’au jour où surgit une magnifique T-Bird conduite par Jimmy Vin Pearce qui va bouleverser l’ordre des choses.

     

    Parce qu’il est emprunt d’une certaine sobriété et d’une certaine forme de pudeur, le lecteur ne manquera pas d’être bouleversé à la lecture de La Mort Du Petit Cœur qui dépeint d’une manière à la fois magistrale et brutale l’anéantissement programmé d’un enfant dont tous les repères volent en éclat au sein de cette famille dysfonctionnelle. Que ce soit au travers des actes de violence perpétrés par Red ou par le prisme de cet amour toxique qui s’instaure peu à peu entre Glenda et son fils Shuggie, Daniel Woodrell met en place les élément d’une impitoyable tragédie dont il va déployer les terribles effets avec l’arrivée d’un protagoniste qui brouillera les cartes en mettant à mal le terrible « équilibre » qui régnait au sein de la famille Akins. Avec l’économie des mots et de la mise en scène, l’auteur instille, tout au long de ce bref récit, une tension latente dont on devinera l’impact de quelques coups d’éclat qu’il se garde bien de nous décrire à l’instar de cette confrontation entre Red et l’amant de Glenda dont on perçoit le dénouement  au travers du regard de  Shuggie qui se charge de nettoyer la maison en effaçant toutes les traces du drame. Et c’est désormais sur la base de ce déséquilibre, de ce bouleversement de la situation, que va se jouer une espèce de poker menteur où celui qui emportera la mise précipitera les perdants, tout comme le gagnant d’ailleurs, vers un destin tragique en observant ainsi la disparition définitive de tous les reliquats d’humanité que l’on pouvait encore percevoir dans cet ensemble de personnages paumés.

     

    La nature sordide et parfois violente de l’intrigue est contrebalancée par cette écriture à la fois abrupte et poétique qui nous permet d’entrevoir cet univers des Orzaks et de cette Amérique de la marge que Daniel Woodrell sait si bien décrire en se gardant bien de céder à un quelconque misérabilisme, notamment lorsqu’il dépeint les quelques demeures que Shuggie cambriole pour le compte de son père. Car de la maison la plus modeste à la demeure la plus clinquante, c’est à nouveau au travers du regard de ce jeune adolescent perdu que l’on peut percevoir toutes les strates d’un monde qu’il souhaite intégrer et qui lui semble pourtant inaccessible.

     

    Finalement, sur la base d’archétypes convenus que sont la femme fatale, le héros désemparé et l’odieuse crapule déclinés dans un contexte familial, La Mort Du Petit Cœur témoigne du grand savoir-faire d’un écrivain qui parvient mettre en scène, avec beaucoup de nuance, la poignante mise à mort de l’innocence de l’enfance.

     

    Daniel Woodrell : La Mort Du Petit Cœur (The Death of Sweet Mister). Editions Rivages/Noir 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Frank Reichert.

    A lire en écoutant : I’m On Fire de Bruce Springsteen. Album : Born In The USA. 1984 Colombia Records.