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Canada

  • Andrée A. Michaud : Baignades. Réunion de famille.

    andrée a. michaud,baignades,éditions rivages,thriller,roman noir,chronique littéraire,blog mon roman noir et bien serré,roman contemporain,lu en 2025,littérature noireMême si l'on n'apprécie pas forcément les Beach Boys, il n'en demeure pas moins que l'on n'écoutera plus jamais Wouldn't It Be Nice de la même manière, au terme de ce roman intense. Et plus que le cadre magique de ces plages californiennes, nos pensées dériveront désormais, à l'écoute de cette chanson iconique, davantage vers le ponton de ce bord du lac perdu au milieu d'une forêt canadienne, environnement tragique que la romancière s'est approprié avec le talent qu'on lui connaît. Et c'est sans doute dans ce registre de force évocatrice qu'Andrée A. Michaud excelle en faisant en sorte de s'approprier le moindre détail qui nourrit son intrigue pour en extraire une espèce de quintessence de l'inquiétude, parfois même de l'angoisse qui imprègne ses récits. On parle ici d'une chanson des Beach Boys, dans ce nouveau roman Baignades, mais il va de soi que l'on ne peut manquer d'évoquer la forêt qui devient le fil rouge d'une majeure partie de son oeuvre. Et là également, on appréciera que ce cadre forestier prenne, à chaque reprise, une toute autre allure que ce soit avec Bondrée (Rivages/Noir 2016) où l'on ressent cette espèce d'aura maléfique tandis que l'angoisse est plus prégnante dans Riviere Tremblante (Rivages/Noir 2018) et bien plus âpre lorsque l'on découvre Proies (Rivages/Noir 2023) tandis qu'avec Tempête (Rivages/Noir 2019) on se retrouve à la lisière du fantastique. Native du Québec, il est impossible de ne pas évoquer la richesse de la langue d'Andrée A. Michaud et plus particulièrement ses expressions locales qu'elle insère dans le fil des dialogues sans jamais abuser du procédé, ce qui fait que l'on se retrouve dans une justesse de ton qui accentue la profondeur d'âme de ses personnages qu'elle esquisse en y agrégeant cette touche d'humanité qui rejaillit de manière omniprésente et plus particulièrement dans le contour des individus les plus inquiétants, ce qui leur confère davantage de substance tout en s'accrochant à une veine naturaliste à laquelle elle ne déroge jamais. 

     

    andrée a. michaud,baignades,éditions rivages,thriller,roman noir,chronique littéraire,blog mon roman noir et bien serré,roman contemporain,lu en 2025,littérature noireLe grand moment de l’année pour Laurence et Max, c’est de partir en vacances en camping car avec leur petite fille Charlie qui, une fois arrivée sur le berges du Lac aux sables, se précipite dans les flots afin de profiter de la fraîcheur de l’eau tout en s’en donnant à coeur joie. Mais les festivités vont s’interrompre brutalement avec le propriétaire du camping qui prend les parents à partie parce qu’ils ont ont osé laisser la fillette se baigner toute nue. Et c’est une enchaînement de mauvaises décisions qui vont entraîner Laurence et Max sur cette route forestière étroite tandis que les nuages s’amoncellent annonciateur d’un violent orage et d’une succession de dérapages qui vont foudroyer leur existence à tout jamais. 

     

    En dramaturge accomplie, Andrée A. Michaud nous entraîne sur le registre peu commun de deux parties, se déroulant à quelques années d’intervalle et paraissant, de prime abord, totalement dissemblables jusqu'à ce que les liens émergent peu à peu au fil d'une seconde intrigue stupéfiante s'articulant autour de l'intimité de ses personnages et d'où émane la certitude que tout cela va mal finir sans pouvoir être en mesure de définir les contours de la tragédie à venir s'achevant, comme elle avait commencé dans la première partie, par une baignade ce qui explique la forme pluriel du titre Baignades qui a donc toute son importance. Ce qui émane de cette première partie du récit, c'est cet engrenage infernal que la romancière met en scène avec une efficacité redoutable se conjuguant avec une simplicité salutaire qui s'inscrivent une nouvelle fois dans ce réalisme qui fait froid dans le dos tout en générant cette tension permanente, véritable fil conducteur de l'ensemble de l'intrigue à l'atmosphère à la fois pesante et envoûtante. Tout cela se met en place avec une impressionnante justesse de ton que ce soit dans les dialogues, dans l'enchaînement dramatique des situations mais surtout dans l'attitude de chaque protagoniste dont les caractéristiques communes se définissent sur le registre du désarroi, du doute et de la colère aveugle qui en découlent en devenant les thèmes centraux de Baignades où, après le drame prenant l'allure d'un fait divers terrible, on observe, dans ce qui apparaît comme un long épilogue, le devenir des victimes et des bourreaux qui se révèlent dans leur terrible humanité faite d’incertitude et que la romancière transcende avec une effroyable acuité qui va vous glacer le sang jusqu'à la dernière ligne d'un roman maîtrisé de bout en bout. C'est ça le style Andrée A. Michaud nous emportant une nouvelle fois vers les méandres complexes et la beauté singulière de ces forêts luxuriantes, vectrices des drames les plus terrifiants et les plus intimes.

     

    Andrée A. Michaud : Baignades. Editions Rivages/Noir 2025.

    A lire en écoutant : Exchange de Massive Attack. Album : Mezzanine. 2019 Virgin Records Limited.

  • EMILY ST. JOHN MANDEL : LA MER DE LA TRANQUILLITE. CITE DE LA NUIT.

    Capture d’écran 2023-09-21 à 22.45.45.pngIl y a une sorte d'errance et de fragilité qui caractérisent l'ensemble des personnages traversant l'oeuvre d'Emily St. John Mandel avec cette part obscure et mystérieuse émanant de romans noirs tels que Dernier Jour A Montréal (Rivages/Noir 2012), On Ne Joue Pas Avec La Mort (Rivages/Noir 2013) et Les Variations Sebastian (Rivages/Noir 2015) où la trame centrale des trois récits s'articule autour du thème de la perte et de la quête qui en découle. L'autre particularité de la romancière s'inscrit dans sa propension à dépasser les limites du genre noir dans laquelle on l'a tout d'abord cantonnée, ceci particulièrement en France, avant qu'elle n'obtienne reconnaissance du public et succès avec le vertigineux Station Eleven (Rivage 2016), récit de science-fiction post apocalyptique qui fit notamment l'objet d'une série de 10 épisodes. Au delà de l'épidémie qui a ravagé l'humanité, Emily St. John Mandel s'intéresse particulièrement à ces communautés de survivants qui se reconstruisent autour de cette compagnie théâtrale itinérante arpentant la région des Grand Lacs. Une fois encore, la romancière flirte habilement à la lisière des genres pour nous inviter à une réflexion sur le devenir de notre monde tout comme elle le fait avec L'Hôtel De Verre (Rivages/Noir 2020) qui se décline sur un registre contemporain plus classique en abordant le thème de la finance autour des victimes d'une pyramide de Ponzi rappelant les affres de l'affaire Madoff. On retrouve d'ailleurs des personnages de L'Hôtel De Verre dans son dernier roman, La Mer De La Tranquillité, marquant le retour d'Emily St. John Mandel dans le domaine de la science-fiction dont on observe le regain d'intérêt dans les médias se traduisant par une présence plus accrue sur les rayonnages des librairies ce qui à quoi de nous réjouir. 

     

    En 1912, au nord de l'île de Vancouver, Edwin St. Andrew est témoin d'un phénomène étrange dans les bois de Caiette. Il y a tout d'abord l'obscurité qui s'abat brusquement, puis, venu d'on ne sait où, il entend quelques accords de violon avec cette sensation de se retrouver dans un grand hall de gare dans lequel il perçoit le bruit étrange d'une machine émettant un grand "woosh“ évoquant une pression hydraulique. 
    En 2020, le compositeur Paul James Smith enregistre une musique sur une vidéo de sa soeur Vincent qui a filmé sur l’île de Vancouver, il y a de cela quelques années, le même phénomène aussi bref qu'intense.
    En 2401, dans l'une des colonies lunaires installées sur la Mer De LaTranquillité, une brillante physicienne, prénommée Zoey, veille sur la cohérence temporelle au sein de la direction de l'Institut du Temps. En détectant des anomalies temporelles, elle s'interroge sur la possibilité que le monde tel qu'on le connaît ne serait qu'une simulation. Afin d'étayer cette théorie, et en dépit de ses réticences, elle charge son frère de remonter le temps pour enquêter sur les origines de ces dysfonctionnements. Une mission bien plus périlleuse qu'il n'y paraît.

     

    Comme à l'accoutumée, Emily St. John Mandel se démarque du genre avec La Mer De LaTranquillité, récit de science-fiction s'installant davantage dans la fiction que dans la science, ce qui fait qu'elle évacue ainsi tout les aspects technologiques en lien avec la colonisation de la Lune et le voyage temporelle pour se concentrer sur l'aspect humain dans un registre assez ordinaire, en dépit de l'environnement extraordinaire dans lequel évolue ses personnages, tout en s'éloignant également des scénarios catastrophes pour parier sur la survie des hommes en dépit des affres climatiques ravageant la Terre dont elle évoque quelques aspects avec la succession d'épidémies qui frappent les communautés. Paradoxalement, cette absence d'éléments scientifiques confère à l'intrigue un aspect réaliste rappelant l'atmosphère élégante, parfois un peu froide, mais extrêmement poétique d'un film comme Bienvenue A Gattaca d'Andrew Nicole, même si la romancière se réfère plutôt à Lopper du réalisateur Rian Johnson en évoquant également l'oeuvre d'Isaac Asimov, source de son inspiration. Autour d'une boucle temporelle riche en péripétie, la romancière rassemble une multitude de protagonistes dans une intrigue complexe mais savamment orchestrée où elle aborde le sens de l'existence au gré de l'hypothèse de la simulation émise notamment par le philosophe Nick Bostrom, prenant forme dans le récit avec cette anomalie bousculant la ligne du Temps. C'est donc à travers cette anomalie et les personnes qui en sont les témoins que l'on rencontre Gaspery-Jacques Roberts aussi bien en 1912, qu'en 2020 puis en 2203 et qui, en tant que détective temporelle, plutôt maladroit d’ailleurs, de l’année 2401, mêne l'enquête sur les origines du phénomène ceci sous l'impulsion de sa soeur Zoey redoutant elle-même d'effectuer de tels voyages dans les méandres du temps. Autant d'années qui constituent les différentes parties du récit dans lesquelles évolue cette nuée de protagonistes pourvus de personnalité subtile, jusqu'à s'acheminer sur les circonstances exactes qui constituent cette fameuse anomalie prenant une forme résolument poétique comme sait si bien le décliner Emily St. John Mandel, tout comme elle dépeint, de manière magistrale, cette colonie lunaire aux allures mélancolique que l'on surnomme Cité de la Nuit suite à une défaillance du système destiné à imiter le ciel et qui nous renvoie à une certaine lutte des classes par rapport aux autres colonies lunaires mieux pourvues techniquement, ainsi qu'aux affres de l'empire du Raj britannique qu'elle évoque dans les premiers chapitres d’un roman qui prend ainsi une dimension sociale vertigineuse. Tout aussi vertigineux, c’est l’incarnation d’Olive Llewellyn, une romancière effectuant une tournée de promotion en 2203 suite à l'adaptation, pour une série, de son roman post-apocalyptique dont le succès ne semble pas fléchir. Emily St. John Mandel trouve ainsi l'occasion d'aborder le thème du rapport à la notoriété et des contraintes qui en découlent au gré d'une multitude de rencontres avec les lecteurs et d'entretiens parfois ineptes et sexistes qui semblent vouloir perdurer dans le temps, et dont certains aspects n'ont sans doute rien de fictifs, tout en distillant ce sentiment de solitude émanant notamment de l'atmosphère anonyme des chambres d'hôtel qui se succèdent dans un enchaînement éprouvant. Ainsi, sur un registre intimiste s'articulant autour d'une fresque aux dimensions spatiales et temporelles spectaculaires, Emily St. John Mandel décline une nouvelle fois toute l'étendue de son talent avec La Mer De La Tranquillité, roman à nul autre pareil mettant en avant, avec cette délicatesse qui la caractérise, la quête du sens et de l'existence d'individus dont la vulnérabilité ne fait que souligner les incertitudes propre au genre humain qu'elle sait si bien mettre en scène. Un roman étincelant. 

     

     

    Emily St. John Mandel : La Mer De La Tranquillité (Sea Of Tranquility). Editions Rivages 2023. Traduit de l'anglais (Canada) par Gérard de Chergé.

    A lire en écoutant : The Departure et The Morrow de Michael Nyman. Album : Film Music : 1980 - 2001. This Compilation. 2001 Michael Nyman Ltd.

  • ANDREE A. MICHAUD : PROIES. SUR LES BORDS DE LA BRULEE.

    proies, andrée a michaudOn ne saurait renoncer au thriller et se priver ainsi de quelques ouvrages remarquables en dépit du tombereau d'inepties qui affectent le genre avec sa légion de sérial-killers grotesques, sa cohorte d'enquêteurs et autres profilers pathétiques systématiquement imprégnés de secrets pesants tout en luttant contre "Le Mal" à l'état pur sur une déclinaison d'intrigues plus ou moins bancales, censées vous procurer quelques frissons. Le drame avec cette production médiocre mais foisonnante, c’est que les bons thrillers peinent à émerger, occultés qu’ils sont par les têtes d’affiche et leur conglomérat d'imitateurs qui nous assènent leurs sempiternelles schémas narratifs mettant en scène quelques enquêtes parallèles sanguinolentes pour traquer un tueur maléfique trimbalant un semi-remorque de matériel afin de perpétrer ses crimes s’inscrivant dans une surenchère ridicule où l’abjection et le voyeurisme deviennent les règles inhérentes au genre. Dans ce contexte, on regrettera qu'un ouvrage comme Proies, dernier roman de la québécoise Andrée A. Michaud, n'ait pas suscité davantage d'écho dans les médias, ce d'autant plus qu'il s'inscrit dans un registre similaire à Rivière Tremblante (Rivages/Noir 2018) et surtout à Bondrée (Rivages/Noir 2016), roman culte, qui avait contribué à la renommée de la romancière, tant le récit sortait des sentiers battus avec cette particularité dans une écriture à la fois délicate et foisonnante, savamment travaillée, imprégnée d'idiomes québécois allant bien au-delà de l'exercice folklorique pour servir l'intrigue et habiller ses personnages aux caractères nuancés.

     

    En plein été, du côté du village de Rivière-Brûlée, portant le nom du cours d'eau qui le jouxte, Abigail, Judith et Alexandre décident de camper trois jours dans la forêt pour profiter de la fraîcheur, du grand air et des baignades dans la Brûlée. Au coeur de cet environnement idyllique et isolé, les trois adolescents passent une première journée de rêve, même s'ils éprouvent ce sentiment diffus d'être observés. Le soir, s'ensuit la traditionnelle veillée avec ses histoire de fantômes destinées à se faire peur. Mais la sensation d'être surveillés devient plus prégnante le lendemain, lorsqu'en revenant des bords de la rivière, ils découvrent que leurs affaires ont été déplacées. Et puis, il y a ces dessins inquiétants gravés dans le tronc des arbres alentours. Les adolescents ont désormais la certitude qu'un individu rôde dans les environs en jouant avec leurs nerfs tandis que la nature se referme sur eux comme un piège. Survient le drame qui va toucher l'ensemble des habitants de Rivière-Brûlée.

     

    Il émane de l’œuvre d’Andrée A. Michaud cette indicible fascination pour la forêt, réminiscence de sa jeunesse, qui rejaillit dans le cours de ses intrigues où l’on perçoit cette atmosphère envoûtante, parfois même ensorcelante et basculant peu à peu dans un registre inquiétant cédant le pas à une indéniable terreur que restitue une écriture savamment travaillée. Proies n’échappe pas à cette ambiance forestière fascinante en prenant la forme d’une traque à laquelle trois adolescents sont confrontés en nous rappelant certains aspects du film Délivrance auquel la romancière fait d’ailleurs référence. Mais au-delà de la confrontation entre un tueur sadique et les trois jeunes campeurs qu’il a pris pour cible, l’intrigue prend l’allure d’une fresque sociale mettant en scène l’ensemble de la communauté de Rivière-Brûlée avec une déclinaison de portraits richement illustrés qui s’inscrivent dans une interaction narrative d’une rare intensité. Outre cette écriture dense, chargée d'un force évocatrice peu commune, on apprécie dans Proies toute la tension et l'émotion que l'on ressent en permanence au gré d'une intrigue qui se focalise également autour des conséquences découlant de ce fait divers tragique qui touche bien évidemment les victimes mais également leur entourage proche ainsi que la plupart des habitants du village dont on apprécie la justesse de ton quant aux sentiments qu'ils éprouvent face à un tel drame. Mais c'est également autour du profil du tueur qu'Andrée A. Michaud parvient à s'éloigner des registres habituels du thriller, ce d'autant plus que l'on connaît très rapidement son identité pour davantage s'intéresser à son comportement erratique frisant parfois la stupidité qui ne fait qu'amplifier le chaos bouleversant le destin de tout son entourage. C'est ainsi que l'on apprécie cet équilibre subtil entre tension narrative permanente, environnement fascinant et fresque sociale poignante qui font de Proies un thriller à nul autre pareil qu'il faut découvrir impérativement. 

     

    Andrée A. Michaud : Proies. Editions Rivages/Noir 2023

    A lire en écoutant : Someone Somewhere (In Summertime) de Simple Minds. Album : New Gold Dream (81/82/83/84) 2016 Virgin Records Limited.

  • Katherena Vermette : Les Femmes Du North End. No Man's Land.

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    Service de presse

     

    J'ai découvert la collection Terres d'Amérique aux éditions Albin Michel par le biais de Joseph Boyden et de son premier roman intitulé Le Chemin Des Âmes (Albin Michel 2002) qui fut pour moi l'une des révélations majeures des voix amérindiennes émergeant de la littérature nord-américaine et plus particulièrement du Canada. La particularité de cette prestigieuse collection auréolée de nombreux prix dont plusieurs Pulitzer et dirigée depuis sa création par Francis Geffard c'est de donner la place à de nombreux auteurs issus des minorités qu'elles soient afro-américaines ou amérindiennes afin de nous offrir une vision pluraliste de l'Amérique du Nord avec des textes remarquables intrinsèquement tournés vers l'humain et la place qu'il occupe dans une société minée par les discriminations. De discrimination, il est justement question dans Les Femmes Du North End, premier roman de Katherena Vermette qui s'est illustrée auparavant dans les domaines de la littérature pour la jeunesse ainsi que de la poésie dont on retrouve quelques résurgences dans un texte évoquant la vie au quotidien d'une famille amérindiennes vivant dans un quartier défavorisé du North End à Winnipeg et dont on perçoit la vision intergénérationnelle par l'entremise des femmes qui la compose.

     

    Alors qu'elle allaite son enfant en pleine nuit, Stella devient la témoin involontaire d'un viol qu'elle distingue depuis sa fenêtre. Bouleversée, la jeune mère appelle la police qui émet quelques doutes quant à la nature de l'agression ce d'autant plus que victime et agresseurs ont disparu avant l'arrivée de la patrouille. Il ne reste plus qu'une trace de sang écarlate sur la neige fraîche, unique indice de la violence d'un acte qui va ébranler les membres de la communauté amérindienne de North End, un secteur délabré de Winnipeg où sévissent les gangs. Pour retracer les événements conduisant à cette tragédie, il faudra entendre les voix de neuf femmes et d'un homme qui témoignent du mal de vivre de la population autochtone, de leurs échecs mais également de leurs espoirs au travers d'un dénouement à la fois poignant et lumineux.

     

    Le cadre du roman Les Femmes Du North End a la particularité de se dérouler en milieu urbain, tandis que les réserves sont évoquées comme un endroit où les hommes partent pour s'éloigner du fracas de la ville, retrouver la voie des traditions et s'immerger au sein de leur famille restée là-bas, à l'instar de Gabe, le compagnon de Louisa. Dans une atmosphère enneigée contribuant à cette sensation de mélancolie planant sur le quartier, Katherena Vermette dresse ainsi le portrait d'une famille amérindienne du Canada où seule les femmes donnent de leur voix au travers du drame qui frappe la jeune Emily. Pour bien appréhender ce roman, il importe de se familiariser avec le schéma généalogique de cette famille qui figure au début de l'ouvrage afin de s'y retrouver dans la complexité des patronymes et des liens qui unissent les différents protagonistes, ce d'autant plus que certains d'entre eux sont affublés de surnoms ou de diminutifs qui peuvent décontenancer le lecteur. Il faudra s'affranchir de cette difficulté pour apprécier ce texte à la fois sensible, délicat et d'une beauté confondante tant les portraits des personnages sont saisissants de vérité. Débutant autour de l'agression et du viol dont Emily est victime, Katherena Vermette nous renvoie vers les traumatismes et les drames qui ont touché les différentes générations de la famille de cette jeune victime, nous donnant ainsi l'occasion de prendre en considération les difficultés qui frappent de plein fouet ces femmes autochtones. C'est dans le quotidien, presque banal, de ces différents protagonistes que la romancière aborde, par petites touches habiles, des thèmes sociaux tels que la perte d'identité culturelle, la toxicomanie et autres addictions, la discrimination institutionnalisée, l'influence des gangs ainsi que la difficulté de maintenir son couple dans le marasme des problèmes qui frappent ces femmes apparaissant plus fortes qu'il n'y paraît. Seul portrait masculin, on découvre avec Tommy les difficultés inhérentes à son statut de métis au sein de la police où il doit faire face aux réflexions douteuses de son partenaire et au racisme ordinaire de son entourage professionnel. Au-delà de cette énumération douloureuse, Katherena Vermette puise dans la puissance tellurique de ses personnages pour instiller l'espoir, ceci plus particulièrement avec le personnage lumineux de Kookom, cette grand-mère imprégnée de traditions des anciens qui répand sa résilience et sa sagesse au sein des membres de sa famille qui lui sont profondément attachés. Ni pourfendeur, ni vindicatif, Les Femmes Du North End aborde, au gré d'un texte doté d'une force subtile et nuancée, les affres d'une discrimination du quotidien que ces femmes autochtones surmontent du mieux qu'elles le peuvent, avec cet état d'esprit solidaire qu'elles vont découvrir auprès de leurs proches au gré de retrouvailles émouvantes qui vont les rapprocher davantage.

     

     

    Katherena Vermette : Les Femmes Du North End (The Break). Editions Albin Michel/Collection Terres d'Amérique 2022. Traduit de l'anglais (Canada) par Hélène Fournier.

    A lire en écoutant : As The Day Goes By de Sound From The Ground & Tanya Tagaq. Album : Luminal. 2004 Waveform Records.

     

  • LOUISE ANNE BOUCHARD : ECCE HOMO. EN DEHORS DU CADRE.

    louise Anne Bouchard, ecce homo, éditions l'âge d'homme

    Les corps étaient repêchés tard au printemps, lorsque le dégel libérait puis rejetait ce que l'hiver avait de cruel : le froid et la solitude.

    Tommy - Ecce Homo

     

    L'art de la nouvelle est un exercice difficile, ceci d'autant plus dans le domaine de la littérature noire où l'on se focalise davantage sur le choc de la conclusion, au détriment de l'atmosphère du récit et du caractère des personnages que l'on doit pourtant concilier dans un format extrêmement bref. C'est probablement dans ce domaine bien trop méconnu dans nos contrée francophones que l'on peut pourtant apprécier le talent de celles et ceux qui savent jouer avec les codes du genre et qui peuvent donc les intégrer au sein de ce format particulier de la nouvelle à l'instar de Louise Anne Bouchard qui nous propose avec Ecce Homo, pas moins de dix portraits aux nuances du noir le plus varié. Dix portraits, dix esquisses de personnages dont on entrevoit l'âme humaine et sa subtile noirceur que la romancière décline avec un mordant à la fois impitoyable et sarcastique tout en distillant ce sentiment de malaise permanent qui imprègne l'ensemble des intrigues de ce sombre recueil. 

     

    Tommy est le pseudo d'un jeune homme gay dont on découvre le cadavre affreusement mutilé dans un quartier sordide de Montréal.

    Florence est infirmière et navigue entre Thonon et Vevey où elle travaille jusqu'à ce qu'elle perde son emploi et bascule peu à peu dans les méandres d'une folie meurtrière.

    Bob Demper, cadre bancaire explosant de fureur, se remet de sa dépression avant de se lancer dans la peinture. Eloigné de sa femme et de ses enfants, il rumine de sombres pensées dans son atelier à mesure qu'il prend du poids. Mais s'est-il vraiment bien remis de sa dépression ?

    Les jumeaux Erdmann n'ont jamais eu de chance dans leur vie. Abandonné par leur mère ils ont été élevés à la dure dans des institutions. A l'adolescence, leur beauté attire l'attention d'une parent d'élève qui succombe à leur charme.

    Anna, Thomas, Big Maggie. Que l'on fasse de l'équitation, de la course à pied ou de la natation, il n'y a pour eux que des gagnants et des perdants. Une dualité aussi malsaine qu'impitoyable qui lamine les coeurs et broie les esprits. Et gare aux perdants.

    Gaspard suscite leș quolibets de ses camarades et le mépris de son père qui refuse de le défendre. Il trouve refuge dans la solitude et effectue de petits boulots comme la tonte de gazon lui permettant de fouiller les tiroirs de ses clientes tout en rêvant d'Emma Peel à qui il veut ressembler à tout prix.

    Clélia et Lula sont deux soeurs aux caractère dissemblables que tout oppose et dont les trajectoires sont tout aussi différentes.

    Coco : Une enseignante solitaire, un peu amère a d'ores et déjà réservé son emplacement au cimetière de Lausanne, à proximité de la tombe de Gabrielle Chanel. Et puis soudain, lorsqu'elle croise les trois étudiantes qui se sont moquées d'elle, tout bascule.

    Madame de Sève est le nom des ateliers où elle travaille comme styliste au milieu de ses mannequins immobiles qui prennent une allure inquiétante dans la pénombre des lieux tandis que résonne Le Boléro de Ravel. Elle attend son correspondant en repensant à son père qu'elle a perdu si jeune. Pourvu qu'il ne se moque pas de son désespoir. 

    Alex in London c'est le chauffeur que lui a attribué Monsieur Murray pour toute la durée de son engagement en tant que biographe. Une virée dans les rues de l'East London, des réminiscence de Jack L'Eventreur, les textes de Shakespeare et Alex qui souhaite devenir comédien. Elle se prend à rêver. Mais il y a la solitude et l'absence de l'autre.

     

    Avec Ecce Homo, Louise Anne Bouchard nous donne un aperçu de l'humain et de sa propension à basculer dans les méandres d'une noirceur plus ou moins intense en décomposant la photographie du mal être qui enveloppe les individus parcourant l'ensemble des récits troublants de ce recueil de nouvelles noires. Parfois l'horreur se matérialise en plein cadre comme c'est le cas pour Tommy et Florence, deux terrifiantes intrigues où la romancière insuffle tout le talent de son écriture pour dépeindre l'abjection des actes commis. C'est plus particulièrement le cas pour Tommy qui reste la plus belle des nouvelles du recueil avec cette capacité saisissante à dépeindre un cadavre atrocement mutilé tout en insufflant une atmosphère chargée d'une espèce de mélancolie poétique qui imprègne cette nouvelle chargée d'une grande force émotionnelle en nous rappelant les plus terrifiants romans de l'auteur britannique Robin Cook. Mais avec la majeure partie des nouvelles de Ecce Homo, Louise Anne Bouchard nous invite à découvrir le point de bascule en dehors du cadre de la photographie, au delà du terme du récit où elle parie sur l'intelligence mais également sur l'interprétation du lecteur pour imaginer l'éventuelle tragédie qui risque de survenir. Cette incertitude est particulièrement latente avec Bob Demper dont on ne sait ce qu'il va advenir de sa rencontre avec la gérante de son atelier tout comme celle de cette styliste dans Madame de Sève qui attend son mystérieux correspondant. On se situe également dans le doute quant au destin des Jumeaux Erdmann et du bien-fondé de la compassion du policier chargé de la traque de ces deux frères qui n'ont jamais vraiment eu beaucoup de chance dans leur vie. Autant d'interrogations qui donnent davantage d'ampleur à ces récits grinçants et dont le fragile édifice est prêt à basculer à chaque instant. Et puis la noirceur de l'intrigue se situe parfois dans le malaise que Louise Anne Bouchard distille avec maestria dans des récits tels que Gaspard ou Anna, Thomas, Big Maggie où l'on prend la pleine mesure de la situation sur la dernière phrase du récit qui résonne comme un choc inquiétant dont il nous reste à imaginer la force de l'impact. C'est probablement là que l'on savoure toute la force de l'intrigue de Louise Anne Bouchard qui nous malmène dans la noirceur de l'incertitude et du doute au rythme de textes parsemés d'une ironie mordante et d'un regard à la fois cinglant et impertinent mais parfois chargé d'émotion comme elle nous le démontre avec Alex in London qui souligne les affres de la solitude au terme d'un récit tout en subtilité.

    Au final, Louise Anne Bouchard nous offre avec Ecce Homo, dix textes tout en finesse, d'une rare beauté qui explorent toute les nuances de la noirceur de l'âme humaine. 

     

    Louise Anne Bouchard : Ecce Homo. Editions L'Age d'Homme 2020.

    A lire en écoutant : 2 Wicky de Hooverphonic. Album : With Orchestra Live. 2012 Sony Music Entertainment Belgium NV/SA.