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04. Roman noir - Page 57

  • FREDERIC JACCAUD : HECATE. AU COEUR DE L’INSOUTENABLE.

    dominique jaccaud, hecate, serie noire, fait diversDerrière le fait divers insoutenable, il y a cette abîme de la raison, égarée dans les quelques lignes froides d’un article du Monde paru en 2010, relatant la mort d’un médecin dévoré par ses trois chiens. Folie, incompréhension, Hécate nous entraîne au-delà de ces rassurantes considérations rationnelles au travers de ce titre à la fois énigmatique et inquiétant qui illustre l’indicible basculement entre le rationnel et la démence par le prisme déroutant d’un poignant roman crépusculaire.

     

    A Ljubljana en Slovénie c’est l’effervescence car on a découvert le corps sans vie de Sacha X. médecin reconnu de la ville. L’homme a été retrouvé nu, partiellement dévoré par ses trois bullmastiffs. Au-delà de l’horreur, il y a cette espèce de fascination qui s’empare d’Anton Pavlov, obscur petit agent de la circulation parvenant à se faufiler sur la scène du crime alors qu’il n’a rien à y faire. Dépassé par cette attraction morbide pour des actes auxquels il devient impérieux de donner du sens, le jeune policier s’emploie à définir la beauté intrinsèque qui se dissimulerait au coeur de cette douleur absurde que la victime s’est infligée à elle-même. Transcender l’obscène et la violence, lever ce voile de folie pour entrapercevoir le chemin mortel qui mène vers Hécate cette déesse lunaire du désespoir.

     

    Mettre des mots sur l’innommable, apaiser cette inextinguible besoin de comprendre,  c’est ce à quoi s’est employé Frédéric Jaccaud avec Hécate en déclinant le souffle du réel sur la lame tranchante de l’imaginaire afin de nous livrer un roman déroutant et détonnant qui n’épargnera pas le lecteur. En guise d’introduction contextuelle aux six chapitres ponctuant ce récit, il y a tout d’abord ces extraits du fait divers du Monde qui donnent la voie à l’imaginaire de l’auteur. Des éléments sur lesquels on passerait rapidement en frissonnant légèrement de dégoût à la lecture simple de l’article. Mais l’auteur nous rappelle qu’au-delà de cet enchaînement factuel il y a tout un univers sombre qu’il développe en disséquant le parcours tragique de Sacha X. Un parcours parsemé d’actes insensés, de dépravations insoutenables ce sont sur des thématiques sulfureuses parfois insupportables que Frédéric Jaccaud installe son intrigue dans une atmosphère licencieuse où le symbolisme d’un tableau de William Blake illustrant la déesse Hécate permet au lecteur d’appréhender la vaine quête d’une rédemption chimérique. Dans ce roman, il y a également ce personnage fictif d’Anton Pavlov, témoin dérisoire qui dissimule sa malsaine fascination derrière cette absurde quête du savoir pour tenter de donner du sens à cet acte d’une démentielle violence. Effrayé, envouté, il apprendra à son corps défendant que témoins, victimes et bourreaux sont parfois une seule et même personne à l’image de Hécate, cette déesse tricéphale.

     

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    Avec Hécate, on aurait tord de s’arrêter sur la violence parfois insoutenable de ces scènes pernicieuses car au-delà de la violence, de l’abjection, Frédéric Jaccaud élabore un texte sophisitiqué et intelligent totalement dépourvu de jugement ou de sensationnalisme sans être pour autant dénué d’une émotion intense parfois poignante. Le mauvais genre à l’état pur.

     

     
    "Et l’homme pleure de rage en jouissant.
    Et dehors, la lune rouge éclabousse le monde et les chiens hurlent à mort.
    Milena demande pardon en silence."
                           
                                                    Frédéric Jaccaud - Hécate
     

     Lire Hécate. Etouffer l’horreur qui vous brûle. Souffler quelques instants. Puis pleurer … Peut-être.

     

    Frédéric Jaccaud : Hécate. Editions Gallimard/Série Noire 2013.

    A lire en écoutant : Quand C’est ? de Stromae. Album : Racine Carrée (Mosaert 2013).

  • Martin Suter : Montecristo. Impair et banque.

    Capture d’écran 2015-11-03 à 19.40.21.pngC’est toujours une tâche délicate que d’explorer, par le biais du polar, la face trouble des établissements bancaires, l’univers occulte de la finance et d’en dénoncer les disfonctionnements sans pour autant tomber dans l’exposé économique aride virant parfois au pamphlet politique. Avec Montecristo, Martin Suter s’est employé à mettre en lumière la collusion entre les banques, les institutions financières et le monde politique. Il faut dire qu’à la lecture des scandales qui ont émaillé le monde financier helvétique ces dernières années, l’auteur avait de quoi alimenter son ouvrage.

     

    A Zurich, Jonas Brand est un réalisateur en mal de devenir. Depuis bien longtemps il a mis de côté son scénario Montecristo pour se consacrer désormais au tournage de reportages pour une émission people de la télévision. Lorsqu’il découvre fortuitement qu’il est en possession de deux billets de banque de cent francs suisses portant le même numéro de série, Jonas Brand pense détenir le reportage original qui lui permettra de s’extraire du marigot people dans lequel il végète. Reportage d’autant plus intéressant que les deux billets sont vrais. Tout cela a-t-il un rapport avec le suicide d’un trader qui s’est jeté d’un train à bord duquel se trouvait Jonas ? D’incidents en accidents suspects, l’enquête de Jonas Brand ne va pas être de tout repos.

     

    L’amorce du récit débute sur une convergence d’incidents bien trop hasardeux pour être crédible. Hormis Jonas Brand, lequel d’entre nous examine ses billets de banque pour se rendre compte que deux d’entre eux possèdent des numéros de série parfaitement identiques ? Si l’on ajoute le fait que notre reporter people est également témoin de la mort d’un trader probablement en lien avec le premier événement, cela réduit le taux de probabilité à un niveau proche de zéro. On fera donc abstraction de cette invraisemblable succession d’incidents pour apprécier ce roman dynamique mettant en évidence, de manière suffisamment convaincante, les accointances entre les différentes institutions financières. En décrivant notamment le processus d’impression de billets bancaires, on sent chez Martin Suter le souci du détail et du réalisme qui compense parfois ce « trop heureux » hasard de circonstance frappant le personnage principal. Thriller financier, sur fond de paranoïa, Montecristo devient donc un conte amoral où l’auteur restitue sa colère et sa désillusion face à ce monde trouble de la finance.

     

    Il faut sauver la bulle financière à tout prix, c’est ce que comprendra Jonas Brand au travers des mésaventures qu’il subit. A mesure que l’on progresse dans le récit, l’auteur installe une dimension dramatique de plus en plus inquiétante sur fond de complots sordides et parfois meurtriers. L’histoire est d’autant plus prenante qu’elle touche des personnages solidement bâtis que l’on appréciera au travers de leurs parcours de vie et d’une histoire d’amour qui pimente le roman. Dans un fourmillement de petits détails, le lecteur découvrira le quotidien des habitants de la bonne ville de Zurich et de ses environs ainsi que les arcanes du pouvoir à Berne, dans un climat hivernal parfois inquiétant.

     

    Martin Suter dresse également un portrait touchant de Max Gantman, personnage secondaire, mais ô combien important du récit car c’est par le biais de ce journaliste financier désabusé, fumeur invétéré et quelque peu alcoolique, que Jonas Brand appréhendera tous les rouages financiers dans une somme d’explications intéressantes, même si elles enfoncent parfois des portes ouvertes en nous décrivant un système économique déficient et corrompu. Néanmoins dans un pays où le monde bancaire s’est implanté dans toutes les structures, aussi bien politiques que culturelles, le roman de Martin Suter résonne comme un cri d’alarme qui finit par se transformer en soupir de dépit.

     

    Suspense, colère et désillusion tels sont les ingrédients de ce polar financier qui ne manque pas de mordant.

     

    Martin Suter : Montecristo. Christian Bourgeois éditeur 2015. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni.

    A lire en écoutant : Last Dance de The Cure. Album : Disintegration. Fiction Records Ltd 1989.

  • Séverine Chevalier : Recluses. Prisonnières du silence.

    severine chevalier, cyril herry, éditions écorce, reclusesDécouvrir par hasard, au détour des rayonnages d’une librairie, un ouvrage des Editions Ecorce/noir, c’est comme mettre à jour un écrin recelant quelques perles rares et délicates que sont ces instants précieux de lecture où l’on s’imprègne de textes ciselés à la perfection par des auteurs qui travaillent le mot, la phrase en forgeant, tels des artisans acharnés, les contes obscurs de notre temps. En maître d’œuvre discret, Cyril Herry, directeur de la collection, vous propose une autre vision du roman noir avec une déclinaison d’auteurs aux essences particulières à l’instar de Séverine Chevalier et de son premier roman intitulé Recluses.

     

    Cela faisait bien des années que Zia n’attendait plus sa sœur Suzanne. Recluse au fond de ce corps détruit, elle s’abreuve d’ennui, de silence et d’immobilité jusqu’à ce que Suzanne déboule et l’embarque, elle et son fauteuil roulant, dans un périple incertain à la poursuite du fantôme de Zora Korps, cette fille en jaune qui s’est fait exploser dans un supermarché. Recluse dans la confusion de ses souvenirs, Suzanne cherche à comprendre la mort de son fils Polo en traquant l’ombre trouble de cette jeune fille énigmatique. Dans cette quête éperdue, les deux sœurs sont désormais recluses dans un corps de ferme perdu où la mémoire se dissout dans un torrent de pluie et de sang.

     

    Il y a tout d’abord cette écriture épurée, presque magique qui oscille entre les instants lyriques et les passages scandés pour nous livrer un texte éclaté en une multitude de points de vue propres aux différents acteurs qui hantent les pages d’un livre où le silence et les non-dits sont autant de douleurs, de regrets et de désespoirs que rien ne peut atténuer. C’est en cela que la quête effrénée de Suzanne devient une cause perdue d’avance qui ne sert qu’à mettre en perspective la vacuité des souvenirs d’une jeunesse disloquée par l‘absence d’un père, la maladie d’une mère et la paralysie d’une sœur. Suzanne s’est donc mise en tête de recueillir tous les témoignages relatifs à la vie Zora Korps pour tenter de saisir l’inexplicable raison de son terrible geste.

     

    Recluses traduit la déshérence psychique et physique de deux âmes esseulées bien trop éloignées les unes des autres pour parvenir à une quelconque résilience mutuelle. L’esprit comme le corps sont bien trop abîmés, mais seule Zia, emprisonnée dans ce corps absent, parvient à le percevoir en promenant son regard lucide, parfois cynique sur cette succession d’êtres désincarnés qu’elles croisent au cours de leur périple.

     

    Récit solide construit sur une délicate dentelle de mots, Recluses égrène dans une narration éclatée, l’introspection bancale d’individus prostrés dans une déshérence de sentiments à l’égard des autres qui les conduisent parfois dans les tréfonds obscurs de l’abîme.

     

    Roman dépourvu de clés narratives et de rebondissements époustouflants, Recluses contraint le lecteur à s’impliquer en s’immergeant dans un texte singulier et rythmé qui impose parfois une image tronquée d’une réalité forcément sujette à la subjectivité des différents personnages qui composent l’histoire. Comme des balises égarées dans ce naufrage de mutisme et de déni, la longue lettre du Dr Shaw, le rapport de police du capitaine Hame et la courte missive d’une détenue apporteront quelques éclaircissements à un ultime document intitulé Recluses. De cette manière, comme enfermé dans cercle infernale, Séverine Chevalier  nous contraint à reconsidérer son récit dans la lumière trouble de nouvelles perspectives qui n’apporteront, de loin pas, toutes les réponses, laissant au lecteur une grande part d’interprétation tout en lui permettant de s’imprégner une nouvelle fois dans ce roman bâti sur une succession de sensations, d’images et de lumières que l’auteur égrène dans un style maîtrisé à la perfection, tout comme son second ouvrage Clouer l’Ouest, un autre bijou littéraire à découvrir impérativement.

     

    Séverine Chevalier : Recluses. Editions Ecorce/Noir 2011.

    A lire en écoutant : On ne Dit Jamais Assez aux Gens Qu’on Aime, Qu’on les Aime de Louis Chédid. Album : On ne Dit Jamais Assez aux Gens Qu’on Aime, Qu’on les Aime. Atmosphériques 2010.

  • KRIS NELSCOTT : LA ROUTE DE TOUS LES DANGERS. DE MEMPHIS A FERGUSON.

     

    Capture d’écran 2015-10-21 à 10.47.16.pngLes émeutes qui se sont déroulées à Ferguson et à Saint-Louis dans le Missouri sont le reflet des profonds clivages qui imprègnent ces communautés afro-américaines continuellement stigmatisées. Elles remettent également en question des forces de police dépassées qui doivent impérativement revoir leurs techniques d’intervention afin de faire face aux défis auxquels elles sont confrontées. Il ne s’agit en rien d’une faillite de la police qui demeure l’ultime représentant de l’état pour ces populations ostracisées, mais est-elle en mesure de développer des liens avec les habitants de ces quartiers défavorisés qui n’ont plus guère d’attente vis-à-vis d’un système social qui les rejette. Il importe pourtant que les services de police parviennent à se ressaisir afin de maîtriser la situation pour éviter de céder la place à ces groupuscules armés tels les Oath Keepers qui patrouillent dans les rues de la ville. Pour tenter de comprendre la crise qui secoue le pays, la violence des discriminations, le glissement de membres de la communauté afro-américaine vers la révolte et la violence, les problématiques de drogue et de gang, il est parfois nécessaire de revenir sur ces moments de l’histoire qui ont fait que tout a basculé. Outre les manuels d'histoire, on peut se plonger dans la série des enquêtes du détective Smokey Dalton qui débutent en 1968 avec la mort du pasteur Martin Luther King et qui immerge le lecteur dans les affres des discriminations raciales auxquelles les USA sont, aujourd’hui encore, toujours confrontés.

     

    En 1968, la ville de Memphis est sous tension depuis que les éboueurs, tous issus de la communauté afro-américaine, ont fait grève suite à un accident de travail qui tua deux d’entre eux. Des revendications sur fond de misère sociale, des manifestations raciales qui tournent aux émeutes, c’est dans ce contexte de tension qu’évolue le détective noir Smokey Dalton qui se distancie de ces événements pour se consacrer à ses dossiers. Il sent pourtant que tout cela va mal tourner d’autant plus que l’on a annoncé la venue prochaine du pasteur Martin Luther King appelé à soutenir les revendications des éboueurs. Mais il faut dire que la venue de Laura Hathaway a de quoi perturber le détective. Cette jeune femme blanche, issue de la bonne société de Chicago, voudrait comprendre la raison pour laquelle sa mère a légué une partie de son héritage à un « nègre ». Smokey Dalton voudrait également comprendre, d’autant plus que le « nègre » en question c’est lui. En marge des incidents qui secouent  son quartier, Smokey Dalton va devoir explorer les tragiques souvenirs de son enfance pour découvrir les raisons de cette générosité inexpliquée.

     

    L’air de rien, La Route de Tous les Dangers s’appuie sur un grand nombre d’événements historiques que Kris Nelscott injecte dans son récit sans que l’on ne s’en rende vraiment compte. On est loin du verbiage pompeux de certains auteurs qui se croient obligés d’alourdir leurs textes avec des données parfois inutiles. Les faits réels de l’époque sont d’ailleurs au service du récit à l’instar de cette scène d’ouverture décrivant cette avant-première d’Autant en Emporte le Vent se déroulant à Atlanta en 1939. Elle devient l’un des ressorts essentiels du roman, tout en mettant en exergue l’indicible discrimination dont sont victimes les personnages principaux ainsi que leur entourage.

     

     La situation sociale de Memphis dans laquelle évoluent les personnages est décrite de manière subtile sans céder aux clichés ou à un quelconque misérabilisme outrancier. Sans être répétitives, les scènes du quotidien de Smokey Dalton apportent un éclairage aiguisé sur l’ambiance et la tension qui règnent dans le quartier. C’est d’ailleurs par les biais des dialogues entre les différents protagonistes que l’on perçoit les enjeux des nombreux groupuscules qui tentent de prendre le contrôle des manifestations.

     

    L’intrigue à proprement parler permet de poser les fondements du personnage principal en explorant son parcours au travers de ses souvenirs et de ses réflexions, tout en côtoyant les membres de sa famille adoptive. Elle met également en évidence le côté fastidieux du travail d’un détective d’avantage plongé dans ses dossiers, qu’entraîné au cœur de l’action. La Route de Tous les Dangers se démarque par son rythme lent quasiment dépourvu de scènes d’action. La violence, elle, s’inscrit de manière permanente en toile de fond dans un contexte dramatique à mesure que l’on découvre les circonstances qui relient le détective à sa jeune cliente. C’est l’enjeu majeur de cet ouvrage brillamment construit. En outre Smokey Dalton est un détective qui se dépare de ces clichés propre à ce type de personnage. Il ne boit pas et s’implique de manière active dans les activités de sa communauté tout en menant ses activités professionnelles sans émettre le moindre jugement cynique.

     

    La Route de Tous les Dangers entame donc une série composée de six ouvrages où l’on retrouvera le détective privé Smokey Dalton confronté aux contestations sociales de l’époque qui s’inscriront parfois de manière sanglante dans la destinée d’un pays qui n’a pas encore résolu ses contentieux liés à la discrimination.

     

    Kris Nelscott : La Route de Tous les Dangers. Editions Points 2005. Traduit de l’anglais (USA) par Luc Baranger.

    A lire en écoutant : Home Is Where The Hatred Is de Gil Scott-Heron. Album : The Revolution Begins - The Flying Dutchman Masters. Ace Records 2012

  • Edward Abbey : Le Gang de la Clef à Molette. Les Pieds Nickelés du désert.

    edward abbey,le gang de la clef a molette,gallmeister,robert crumb,désert,écologieEdward Abbey c’est le chantre du désert, considéré à juste titre, comme l’un des précurseurs de la prise de conscience écologique qui s’employa à dénoncer, dans les années septantes déjà, les excès de l’industrialisation et du progrès qui mettaient à mal le fragile équilibre des contrées désertiques de l’Ouest. Une once de burlesque, un schéma narratif emprunté au roman noir et une pointe d’irrévérence sont les principaux ingrédients de cet irrespectueux road movie narrant les aventures du quatuor que forme Le Gang de la Clef à Molette.

     

    Dans le désert on rencontre parfois de drôles de personnages, comme ce toubib et sa somptueuse fiancée qui brûlent ces panneaux publicitaires afin de rétablir une certaine harmonie dans la beauté silencieuse de ces paysages désertiques. On croise également la route de ce vétéran du Vietnam hirsute, amateur de bières et d’armes à feu. Il y a aussi ce guide mormon, polygame qui rêve de faire sauter les barrages perturbant les cours d’eau des canyons qu’il sillonne en rafting. C’est au cours d’une de ces excursions que ce quatuor, aussi étrange que disparate, se rencontre pour entamer des actions de sabotages. Dégradations de machine de chantier, démontages de ponts et destructions de voies ferrées, tout est bon pour mettre à mal l’exploitation excessive des ressources dissimulées dans les sous-sols du désert. Tout cela n’est pas du goût des représentants locaux de l’ordre et de la morale étroitement liés au développement économique de la région. La traque pour mettre un terme aux activités de cette bande d’allumés sera donc sans merci.

     

    Ribouldingue, Filochard et Croquignol les Pieds Nickelés étaient trois alors que Le Gang de la Clef à Molette se compose de quatre membres, tous aussi irrévérencieux que leurs illustres prédécesseurs. Le Dr Sarvis, surnommé Doc, incarne en quelque sorte la conscience écologique du groupe tout en assurant, dans une moindre mesure, le financement des activités licencieuses des ses camarades auxquels il se joint de manière anecdotique en endossant le rôle de guetteur tout comme sa superbe compagne Bonnie Abbzug. Bien que séduisante, Bonnie est une femme forte et affirmée qui sait se faire une place au sein de la bande en s’imposant comme la personne la plus lucide et la plus raisonnée du groupe. Seldom Seen Smith, mormon en dilettante, n’a intégré de sa religion que la polygamie en mariant trois femmes. Guide occasionnel, il connaît la région comme sa poche et permet donc au groupe de déterminer les objectifs auxquels ils vont s’attaquer. Il est l’homme providentiel permettant à la bande de survivre dans ces régions hostiles. George W. Hayduke est un trublion peu concerné par la lutte écologique. En marge du système après avoir été incorporé dans les forces spéciales pour combattre au Vietnam, il n’aspire qu’à utiliser ses armes et ses explosifs, sans trop se préoccuper de la cause. Paradoxalement, il deviendra le personnage emblématique de la lutte.

     

    edward abbey,le gang de la clef a molette,gallmeister,robert crumb,désert,écologieAu travers de paysages grandioses que l’auteur dépeint avec beaucoup de précision, on suit le périple de ce groupe atypique qui met en place de manière aussi astucieuse que maladroite, ses actions pour réfréner l’implacable avancée de la civilisation. Outre l’aspect burlesque, on est rapidement séduit par le suspense de poursuites haletantes mettant en scène l’équipe de Recherches & Secours dirigée par l’évêque J.  Dudley Love. Même si le message écologique est sous-jacent c’est surtout au travers des actions rocambolesques de ce gang hors du commun que l’on découvre toute la problématique du progrès qui s’installe dans ces régions à l’équilibre si fragile. Les monstres sont des extracteurs de charbon gigantesques, des bulldozers démesurés et des trains automatisés qui ruinent l’intégrité écologique de la région.

     

    Durant tout le récit on perçoit l’amour qu’Edward Abbey éprouve pour ce désert qu’il a arpenté de long en large tout au long de sa vie. Considéré comme un classique de la littérature américaine, Le Gang de la Clef à Molette est surtout une ode à la résistance et à la désobéissance civile qui ne pouvait être illustré que par Robert Crumb, dessinateur subversif par excellence. Les illustrations somptueuses mettent en valeur les grandes scènes du roman et permettent de mettre un visage sur chacun des membres de ce groupe d’énergumènes hors normes.

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    Edward Abbey : Le Gang de la Clef à Molette. Editions Gallmeister / Nature Writing 2013. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos. Illustrations de Robert Crumb.

    A lire en écoutant : Turtle Blues de Big Brothers & The Holding Compagny. Album : Cheap Thrills. Columbia Records 1968.