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04. Roman noir - Page 50

  • HERVE LE CORRE : PRENDRE LES LOUPS POUR DES CHIENS. LES HOMMES VIVENT AINSI.

    hervé le corre, rivages noir, prendre les loups pour des chiensLorsque l’on me demande de citer quelques auteurs de polar français que j’apprécie, il me vient spontanément à l’esprit le nom d’Hervé Le Corre dont l’écriture exceptionnelle se conjugue à la qualité d’intrigues originales qui se jouent toujours dans un contexte social déliquessent que cet écrivain s’emploie à dénoncer au travers d’un texte extrêmement abouti. Parce qu’il se fait plutôt rare, la sortie de son nouvel ouvrage, intitulé Prendre Les Loups Pour Des Chiens, constitue donc un événement d’autant plus important que l’auteur était très attendu après la sortie de Après La Guerre, un grand roman d’envergure évoquant les contours obscurs de la guerre d’Algérie.

    Frank n’a pas parlé et son frère Fabien est parvenu à s’enfuir avec le butin du braquage qu’ils ont commis ensemble. Frank n’a pas parlé et a purgé une peine de cinq ans. Pourtant Fabien n’est pas là pour l’accueillir à sa sortie et c’est sa compagne, Jessica qui le prend en charge pour le conduire chez ses parents. Le père bricole des voitures volées pour le compte d’un gitan tandis que la mère effectue quelques ménages dans une maison de retraite ainsi que d’autres jobs temporaires. Frank fait ainsi la connaissance d’une charmante petite famille de cas sociaux. Dans ce climat délétère, Jessica distille son charme sulfureux et son mal de vivre tout en s’en prenant régulièrement à sa fille Rachel, une jeune enfant mutique qui ne mange pratiquement rien. Entre la séduction de Jessica, les magouilles du père, les rancoeurs de la mère et un gitan hostile, Frank se retrouve rapidement comme un animal acculé, pris au piège. Et Fabien qui ne revient pas.

    Surfant régulièrement sur la variété des thèmes propre aux romans noirs, Hervé Le Corre a opté, cette fois-ci, pour la mise en scène d’un drame contemporain se déroulant dans l’intimité d’un cadre familiale où le piège s’installe impitoyablement pour broyer les différents protagonistes. Des hommes et des femmes prisonniers des liens qui les unissent et dont ils ne peuvent se défaire à l’instar de Frank passant d’une prison à une autre forme d’enfermement pour s’empêtrer dans une inextricable logique de confrontations de plus en plus violentes qui semblent le dépasser. Même s’il en a l’apparence, Prendre Les Loups Pour des Chiens s’éloigne résolument de ce fameux courant rural noir pour n’exploiter que l’atmosphère étouffante de ce coin de campagne brûlé par la chaleur estivale. Un climat malsain, permettant à l’auteur de mettre en place les rouages d’une folie ordinaire qui se mue peu à peu en un véritable cauchemar sordide. Hervé Le Corre n’a pas son pareil pour désagréger ainsi le quotidien de ses personnages afin de les bousculer avant de les mener vers la tragédie impitoyable du fait divers. Et dans le registre de la femme fatale, c’est Jessica qui est le mieux à même d’incarner le titre du roman, extrait d’un poème d’Aragon, car au-delà du charme toxique dont elle abuse pour séduire Frank, la jeune femme draine un indéfinissable trouble que l’on décèle notamment dans les rapports tourmentés qu’elle entretient avec ses parents et sa fille Rachel. Ainsi la trame de l’intrigue se noue autour cette relation houleuse qui s’instaure entre Frank et Jessica en les emportant vers une succession de confrontations toujours plus conflictuelles.

    Ainsi Prendre Les Loups Pour Des Chiens se concentre essentiellement sur les interactions entre les différents personnages qui évoluent au gré d’une dramaturgie somme toute assez classique. Néanmoins on aurait tort de sous-estimer cette capacité de l’auteur à se démarquer des stéréotypes propre à ce genre de récit car avec cette écriture redoutable, Hervé Le Corre nous entraîne dans les vicissitudes de personnages qui se révèlent bien plus suprenants qu’il n’y paraissent. C’est d’autant plus frappant que dans la banalité des scènes, l’auteur instille des éléments de tensions qui prennent de plus en plus d’ampleur pour nous emporter, sans qu’il n’y paraisse, vers un dénouement final qui se révèle extrêmement abrupt . Et puis on se laisse rapidement séduire par un texte tout en maîtrise qui se dispense d’esbrouffe et d’aritifice pour permettre au lecteur de se plonger dans ce fragile équilibre du verbe toujours bien calibré, précis et inspirant.

    Résolument ancré dans l’incarnation du roman noir social Prendre Les Loups Pour des Chiens dépeint cette frange des laissés-pour-compte qui se déchirent pour maintenir un semblant d’illusion se dissolvant dans la cruauté des ressentiments. Ainsi, les chiens deviennent des loups féroces prêts à s’entretuer.

     

    Hervé Le Corre : Prendre Les Loups Pour Des Chiens. Editions Rivages/Noir 2017.

    A lire en écoutant : Est-ce Ainsi Que Les Hommes Vivent interprété par Bernard Lavilliers. Album : O’Gringo. Barclay 1980.

  • Joe Meno : Le Blues De La Harpie. Solder sa dette.

    Capture d’écran 2017-03-07 à 17.20.25.pngLorsque deux anciens taulards, en quête de rédemption, entrent en scène, on peut être quasiment certain qu’une référence à Johnny Cash ne sera jamais bien loin à l’instar de Joe Meno qui lui rend hommage dans Le Blues De La Harpie une des dernières découvertes de la maison d’édition Agullo. Et puisqu’il s’agit d’une sombre histoire d’amour où la tragédie s’immisce au détour de chacune des rues de cette petite bourgade du Midwest il conviendra d’écouter I Walk On The Line, une des plus belles déclarations d’amour correspondant parfaitement à l’état d’esprit de ce récit poignant dans lequel on décèle quelques tonalités rappelant les romans de John Steinbeck.

     

    Au volant de sa voiture, Luce Lemay prend la fuite après le minable braquage d’un magasin de spiritueux. Dans le crépuscule, il fonce sur la Harpie Road et ne voit pas cette femme qui traverse la route avec son landau qu’il renverse. Le bébé qui s’y trouvait décède sur le coup. Après trois ans de prison, Luce est de retour à La Harpie où l’attend Junior Breen qui vient de purger une peine de 25 ans. Même si leurs nuits sont peuplées de cauchemars, nos deux compères tentent de jouer profil bas en travaillant dans une station service afin de rester dans le droit chemin. Mais quand Luce tombe éperdument amoureux de la belle Charlène, les passions se déchaînent avec une cohorte de ressentiments exacerbés par la découverte du passé criminel de Junior. Au-delà de l’atrocité du crime, a-t-on droit à une seconde chance ?

     

    C’est au travers d’un texte sobre, aux phrases courtes dépouillées de toutes fioritures que Joe Mendo aborde avec efficacité les thèmes de la réinsertion et de la rédemption en accompagnant le destin de Luce Lemay et de Junior Breen, ce duo d’anciens prisonniers aspirant à une vie normale qui rappelle forcément la paire de trimardeurs que formait Lenny et Georges dans Des Souris et des Hommes. Paradoxalement, Luce fait preuve de davatange de naïveté que Junior, ce colosse ravagé par la culpabilité d’une crime odieux, en estimant avoir payé sa dette à la société et pouvoir ainsi refaire sa vie dans sa ville natale, lieu de la tragédie qui l’a envoyé en prison. Il s’enferme ainsi dans cette certitude du bon droit retrouvé, même si le remord le cueille régulièrement au cœur de la nuit où il distille ses cauchemards dans cette sinistre pension de famille tenue par une vieille folle qui n’a pas supporté la perte de son mari qui s’est suicidé après avoir assassiné l’amant de cette épouse volage. Junior Breen, lui ne souhaite que se plonger dans l’anonymat de cette petite petite ville provinciale en espérant pouvoir surmonter la douleur d’une faute qu’il ne pourra sans doute jamais oublier. Tout comme Luce, c’est également durant la nuit que le poids de la faute s’instille dans l’inconscience de ses pensées qui l’empêchent de trouver le sommeil. Le quotidien de ces deux personnage est fait d’instants joyeux et de phases plus sombres alors qu’ils travaillent dans une station service tenue par un ancien prisonnier qui les a pris sous son aile.

     

    Outre le remord et la rédemption, il est beacoup question d’amour dans Le Blues de La Harpie avec cette relation passionnelle entre Luce Lemay et la belle Charlène, la jeune serveuse du diners de la ville mais également avec ces petits poèmes sybillins que Junior affiche sur le panneau de promotion de la station service et qui sont peut-être adressé à la mystérieuse jeune femme sur la photographie qu’il conserve précieusement :

     

    « Méga promo sur tous les pneus d’occasion

    clairs et ronds comme des yeux envoutés

    où coule l’amour telle la sève. »

     

    On le voit, Joe Meno distille tout au long de ce roman une atmosphère étrange et décalée qui prend parfois des tournures poétiques, quelquefois comiques, mais qui tendent résolument vers un climat inquiétant et sinistre à l’image de cet enterrement de la tante de Charlène dont le corps exposé sur son lit de mort abrite toute une cohorte de petits animaux qui y ont trouvé refuge. C’est sur cette configuration originale que l’auteur nous entraîne dans une spirale où la violence devient de plus en plus pregnante pour trouver son paroxysme dans une confrontation presque surréaliste avec les citoyens hostiles d’une ville qui paraît de plus en plus insolite. Dissimulés derrière les phares des véhicules qui pourchassent Luce et Junior, les silhouettes deviennent presque surnaturelles pour former une entité désincarnée qui semble vouée à leur perte.

     

    Avec des personnage baroques et émouvants Le Blues de La Harpie est peuplé d’individus dont la fuite en avant éperdue devient presque onirique pour saisir le lecteur à la lisière du désespoir et de la folie. L’étrangeté poétique d’un roman qui résonne furieusement dans les confins de la noirceur. A lire sans détour.

     

    Joe Meno : Le Blues De La Harpie (How The Hula Girl Sings). Editions Agullo 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Morgane Saysana.

    A lire en écoutant : I Walk The Line de Johnny Cash. Album : At Saint Quentin (Live). Columbia 1968.

  • James Crumley : Fausse Piste. Sur les traces de la voie lactée.

    Capture d’écran 2017-02-18 à 00.51.39.pngUne nouvelle traduction de Jacques Mailhos agrémentée d’illustrations en noir et blanc de Chabouté, toutes les occasions sont bonnes pour revisiter l’œuvre de James Crumley comme nous le propose les éditions Gallmeister avec Fausse Piste, premier roman de la série consacrée au détective Milo Milodragovitch. Au-delà d’une traduction plus contemporaine, il s’agit de découvrir ou redécouvrir l’une des voix marquantes du roman noir américain qui fut paradoxalement l’un des écrivains les plus méconnu de ce fameux courant « nature writing » issu de la ville de Missoula dans laquelle James Crumley a toujours séjourné en côtoyant James Lee Burke et Jim Harrison.

     

    A Meriwether dans le Colorado c’en est fini des flagrants délits d’adultère pour le détective privé Milo Milodragovitch qui se morfond désormais dans son bureau depuis que l’on a réformé la loi sur les divorces en le privant ainsi de sa principale source de revenu. Alors que ses finances sont au plus mal, il passe en revue les ruines de sa vie sentimentale entre deux cuites avec ses camarades de beuverie. Une existence bancale sans grandes interférences jusqu’à ce que débarque la belle Helen Duffy à la recherche de son petit frère disparu. Pour les beaux yeux de cette femme séduisante, Milo se lance maladroitement sur les traces du jeune étudiant amateur de tir au revolver au dégainé rapide. Mais l’enquête va se révéler plus chaotique qu’il n’y paraît.

     

    Une écriture généreuse, sincère, dotée d’un humour vachard, c’est la marque de fabrique de James Crumley qui reprend tous les canons du roman noir et du polar en les assaisonnant d’une tension confuse parfois décousue mais qui se révèle au final d’une étonnante maîtrise en embarquant le lecteur dans les tréfonds de l’âme tourmentée de ce détective qui sort vraiment de l’ordinaire. A bien des égards, Milo Milodragovitch présente de nombreuses similitudes avec son auteur dans sa propension à s’imbiber généreusement d’alcool en alternant des périodes de morosité et de gouaille festive tout en s’investissant corps et âmes dans des enquêtes qui s’avèrent bien plus originales qu’on ne pourrait l'imaginer. Publié en 1975, Fausse Piste capte également le climat de révolution culturelle qui régnait à l’époque aux USA. Une période confuse où l’on croise des personnages atypiques comme ce travesti féru d’arts martiaux ou cet ancien avocat qui a renoncé au droit pour s’imbiber quotidiennement et méthodiquement d’alcool. Libéralisation des mœurs qui va de pair avec la consommation de drogues devenant une plaie sournoise et endémique renvoyant aux propres addictions de Milo Milodragovich et de son entourage proche et indirectement à l’auteur qui ne porte jamais de jugement de valeur mais qui témoigne magistralement de son temps.

     

    Parce qu’il ne faut pas s’y tromper, Fausse Piste, comme d’ailleurs la plupart des ouvrages de James Crumley, fait partie de la quintessence du polar en dépassant allégrement tous les codes du genre. On entre dans une autre dimension d’une incroyable facture tant sur le plan narratif que sur l’objet de l’intrigue et il serait vraiment regrettable de passer à côté de cette remise au goût du jour que nous propose les éditions Gallmeister qui a eu la bonne idée de l’agrémenter des illustrations percutantes de Chabouté parvenant à saisir l’atmosphère du roman avec une belle justesse.

     

    James Crumley nous présente donc des récits emprunts à la fois d’une violence crue et d’une grâce parfois émouvante, servis par la force de dialogues truculents et incisifs permettant de mettre en scène toute une galerie de personnages d’une singulière sensibilité, toujours délicieusement humains dans toutes leurs imperfections qu’ils dissimulent sous une somme d’excès et brutalités quelques fois extrêmement saisissante. Ainsi Milo Milodragovitch, ex shérif deputy corrompu et détective alcoolique se distancie des clichés usuels propre à ce type de personnage pour incarner ce qui se fait de mieux en matière de personnage à la fois torturé par ses démons tout en tentant de faire le bien du mieux qu’il peut autour de lui. Homme frustre, parfois très maladroit mais toujours sensible et obligeant, Milo résoudra une enquête pénible et compliquée car parsemée d’une myriade de fausses pistes et dont la conclusion se réalisera à ses propres dépens.

     

    Indéniablement Fausse Piste, comme tous les romans de James Crumley, constitue l’une des très grandes références dans le domaine du polar et du roman noir et s’inscrit dans deux séries emblématiques mettant en scène Milo Milodragovitch pour l’une et C.W. Sughrue pour l’autre, détective également mythique que l’on retrouve dans Le Dernier Baiser qui vient de paraître également au éditions Gallmeister. Et pour achever de vous convaincre de lire James Crumley, il faut bien prendre conscience que Fausse Piste n’est que le début d’une œuvre magistrale qui a révolutionné le genre. Indispensable et fondamental.

     

    James Crumley : Fausse Piste (The Wrong Case). Editions Gallmeister 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : The Ghosts of Saturday Night de Tom Waits. Album : Asylum Years. Asylum 1986.

  • JOSEPH INCARDONA : CHALEUR. DANS LA FOURNAISE.

    chaleur, joseph incardona, éditions finitudeL’une des particularités de Joseph Incardona est de convoquer le lecteur pour des rendez-vous qui sortent toujours de l’ordinaire, que ce soit pour un huis clos à la montagne tout en tension avec 220 Volts (Fayard 2011) ou pour un séjour étrange sur une île mystérieuse avec un Aller Simple pour Nomads Island (Seuil 2014), et tout dernièrerement dans l’univers confiné d’une portion d’autoroute avec Derrière les Panneaux il y a des Hommes (Finitude 2015) qui a obtenu le Grand Prix de la Littérature Policière – Français – 2015. Chaleur, dernier opus de l’auteur, ne déroge pas à la règle en nous conviant au Championnat du Monde de Sauna qui a lieu chaque année à Heinola en Finlande.

     

    La Finlande en été. Durant quatre jours le championnat du monde de Sauna se tient à Heinola. Parmi tous les concurrents il y a le tenant du titre, triple champion du monde. Niko Tanner, star du porno finlandais, colosse blond, incarnation de tous les excès et de toutes les dérives. Une légende acclamée.

     

    Face à lui, Igor Azarov, son challenger, un ancien militaire russe qui s’est préparé avec toute la rigueur qui s’impose afin de détrôner son éternel rival. Il compte bien lui ravir le titre. D’ailleurs il n’a plus le choix, le temps est compté.

     

    Dans l’arène, un sauna où la température s’élève à 110° Celsius, les concurrents s’affrontent. A celui qui tiendra le plus longtemps dans cette chaleur suffocante. Le public acclame, les juges observent. Tout est prêt, la farce peut commencer, la tragédie se met inexorablement en place.

     

    A partir d’un fait divers évoquant la mort d’un concurrent durant ce championnat de l’absurde, Joseph Incardona construit une tragédie sur le ton d’une farce féroce permettant de mettre en scène l’opposition entre deux personnages hors norme. On découvre tout d’abord cet ancien sous-marinier russe qui débarque en Finlande avec le besoin impérieux de remporter le tournoi. Du haut de son mètre cinquante-huit, Igor Azarov trimbale son amertume et ses regrets. Les résurgences d’un passé douloureux sont contenues dans le cadre d’un entraînement rigoureux qui ressemble furieusement à un châtiment qu’il s’infligerait au quotidien. Face à ce personnage ascétique, il y a Niko Tanner, icône moderne et outrancière qui brûle la vie par les deux bouts sans se soucier du lendemain. Une fuite en avant aussi aveugle que détachée où les références vont de la star du porno au souvenir d’une peluche Ikea conférant à ce colosse immature une part de cette enfance insouciante qui semble pourtant si lointaine. Une espèce de Peter Pan égaré dans le monde de la pornographie. Des portraits à la fois poignants et grinçants au travers desquels Joseph Incardona diffuse tous les malaises d’une société qui s’obstine à tromper son ennui tout en tentant de faire abstraction de cette crainte diffuse de la perte d’une opulence menacée par la crise économique qui ronge un pays en récession.

     

    Comparé à Chuck Palahniuk pour un récit évoluant dans le milieu du porno ou Harry Crew pour les physiques atypiques des personnages Chaleur évoque davantage la dynamique d’un ouvrage comme On Achève Bien les Chevaux de Horace McCoy avec des chapitres courts et sobres qui s’égrènent en fonction des différents niveaux de qualifications du championnat tandis qu’en toile de fond, le drame programmé s’installe peu à peu sans que l’on ne puisse vraiment imaginer le dénouement du récit. Consciente ou inconsciente on perçoit également dans la vicissitude de cette joute extravagante, la volonté morbide de s’infliger des sévices qui vont bien au-delà du raisonnable. Soif de reconnaissance ou velléité de suicide, l’auteur interroge en permanence les déterminations des différents protagonistes qui s’affrontent pour l’obtention d’un titre de gloire saugrenu, sous l’œil complaisant d’un public tonitruant en quête de sensations.

     

    Avec cette écriture aussi intense qu’incisive Joseph Incardona nous livre un récit morbide, parfois burlesque, emprunt de solitude et de désillusion que ces gladiateurs de l’absurde vont dissoudre dans la Chaleur. Une fusion entre le roman noir et la satire. Incandescent.

     

    Joseph Incardona : Chaleur. Editions Finitude 2017.

    A lire en écoutant : Rocking Horse interprété par The Dead Weather. Album : Horehound. Third Man Records 2009.

     

  • Emily St. John Mandel : Station Eleven. Ne plus être.

    emily st. john mandel, station eleven, editions rivages, symphonie itinérante, apocalypse, fin du mondeUne fois ce monde éteint qu’adviendra-t-il des survivants ? Signe des temps, de notre temps, jamais la thématique du cataclysme mondial et de ses conséquences post-apocalyptiques n’auront fait l’objet d’une telle production littéraire traitant le sujet. Sur les débris d’une civilisation défunte ce sont des hordes déchaînées qui luttent dans un déferlement de violence tandis que quelques survivalistes isolés tentent de surmonter les tourments d’un univers ravagé et sans espoir. Affrontements et repli sur soi semblent être les deux alternatives majeures que nous offrent les auteurs ayant abordé le sujet. Bien qu’attachée aux codes du genre, Emily St. John Mandel se distancie subtilement mais résolument de ces visions pessimistes avec son nouveau roman Station Eleven pour se situer bien au-delà des simples questions de survie en suivant les péripéties de la Symphonie Itinérante, une troupe composée d’acteurs et de musiciens qui sillonnent la région du lac de Michigan pour aller à la rencontre des communautés qui se sont constituées sur les reliquats d’un monde décimé par une pandémie foudroyante.

     

    Le célèbre acteur Arthur Leander s’effondre sur les planches de l’Elgin Theatre à Toronto, en pleine représentation du Roi Lear, victime d’un malaise cardiaque dont il ne se remettra pas. La nouvelle n’aura pas le temps de faire le tour du monde car la grippe de Géorgie, une pandémie foudroyante, décime déjà toute la population mondiale.

    Que deviendront sa seconde épouse Elisabeth et leur fils Tyler ?

    Que deviendra Clark, l’ami fidèle d’Arthur ?

    Que deviendra Jeevan, le secouriste qui a tenté de réanimer, sans succès, le célèbre interprète ?

    Que deviendra Miranda, la premiére femme d’Arthur, créatrice d’une bande dessinée intitulée Station Eleven ?

    Kirsten ne se souvient plus de tous ces noms. Elle n’était qu’une enfant lors de la survenue du cataclysme et le monde d’autrefois n’est, pour elle, plus qu’un lointain souvenir. Elle a intégré la troupe de la Symphonie Itinérante qui parcourt la région pacifiée des Grands Lacs pour dispenser pièces de théâtre et interprétations musicales aux habitants des petites villes et villages qu’elle traverse. La route n’est pas de tout repos et les rencontres sont parfois dangereuses. Kirsten possède deux couteaux noirs tatoués sur son poignet droit.

     

    Station Eleven s’attache sur cet instant tragique qui constitue tout le basculement de l’intrigue où le décès d’Arthur Leander devient le catalyseur d’une multitude de personnages denses, aux caractères habilement étoffés, dont les destinées se propulsent désormais sur les chaos dramatiques d’un monde qui s’effondre. De l’audace et de l’originalité pour un texte dépassant tous les codes des genres afin de s’ancrer dans une fresque romanesque qui s’étale sur une constellation de temporalité qu’Emily St. John Mandel manie avec une véritable maetria nous permettant d’apphéhender aisément ces alternances entre le monde du passé et celui dans lequel évolue désormais ce fragile reliquat d’humanité.

     

    Avec la Symphonie Itinérente dont les fondements et la motivation s’inscrivent en lettres blanches sur le flanc d’un des véhicule de la caravane : Parce que Survivre ne suffit pas, la partie post-apocalyptique du roman prend une toute autre dimension à la fois plus mélancolique mais paradoxalement plus réaliste en s’éloignant des canons hystériques propre au genre sans pour autant mettre de côté des confrontations qui s’avèrent finalement plus dures et plus cruelles dans le dépouillement de scènes extrêmement fortes. Et puis cette compagnie aux influences shakespeariennes peut s’incarner dans un contexte similaire à celui du célèbre dramaturge anglais évoluant, à l’époque, dans un monde ravagé par la peste. Le lecteur décèle ainsi l’allégorie de la puissance du verbe et de la transmission orale contre l’obsolescence d’une technologie caduque et muette désormais destinée à alimenter un musée créé par l’un des survivants afin de se souvenir d’un monde défunt. Mais bien au-delà de cette dichotomie on perçoit toute la difficulté de ces hommes et de ces femmes à donner du sens à leur vie tant dans l’ancien monde que dans ce nouvel environnement dans lequel évoluent désormais les rescapés et leurs descendances.

     

    Emily St. John Mandel se singularise par le biais d’une écriture subtile, presque fragile qu’elle met au service de personnages véritablement incarnés dans l’épaisseur de leurs sentiments ainsi que dans les relations subtiles qu’ils entretiennent avec les autres protagonistes. Dans cette constellation de rencontres l’auteure met en place une dramaturgie complexe qui contient plusieurs niveaux de lecture à l’instar de Miranda auteure d’une étrange bande dessinée de science fiction, intitulée Station Eleven. L’œuvre de toute une vie, destinée à sa seule créatrice devient le tribut emblématique de deux adversaires qui interprètent chacun à leur manière la quête du Dr Eleven : Nous aspirons seulement à rentrer chez nous. L’appropriation de l’œuvre et ainsi que sa destinée nous ramènent à nos propres perceptions des différents domaines artistiques et à la valeur que nous leurs accordons.

     

    Station Eleven est un conte sombre et tragique qui bouleversera immanquablement un lecteur séduit par l’abondance des thématiques soulevées autour d’une fiction aussi brillante qu’inattendue. Avec une écriture pleine de force et de délicatesse, Emily St. John Mandel transcende le noir pour le rendre plus éclatant.

     

    Emily St. John Mandel : Station Eleven (Station Eleven). Editions Rivages 2016. Traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé.

    A lire en écoutant : The Future de Léonard Cohen. Album : The Future. Colombia Records 1992.