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  • Maria Fagyas : La Cinquième Femme. Meurtre et insurrection.

    Capture d’écran 2025-08-07 à 16.44.16.pngA l’occasion des sorties du mois de juin 2025, ce ne sont pas moins de trois femmes qui sont mises à l'honneur dans la collection Classique de la Série Noire comptant un cruel déficit dans le domaine qui n'est d'ailleurs pas l'apanage exclusif de cette maison d'éditions à une époque où la littérature noire demeure le pré carré des romanciers. Fondée en 1945, il faut attendre cinq ans pour que Gertrude Walker intègre la mythique collection avec Contre-Voie (Série Noire n° 67, 1950) tandis que Graig Rice apparaît dans le catalogue en 1959 avec Et Pourtant Elle Tourne ! (Série Noire n° 533) faisant partie des quatre femme publiées au sein de la Série Noire. C’est en 1964 qu'une nouvelle romancière aura l'honneur d'être admise dans le fleuron du roman policier et il s’agira de Maria Fagyas qui fait une unique incursion dans le mauvais genre avec La Cinquième Femme (Série Noire n° 893, 1964) qui se distancie radicalement du modèle hard-boiled avec une intrigue se déroulant durant l'insurrection de Budapest en 1956. Femme de lettre américaine aux origines austro-hongroise, Maria Fagyas étudie à Budapest avant de quitter le pays pour s'installer à Berlin où elle rencontre son mari, un auteur de théâtre et scénariste avec qui elle écrit des pièces sous le nom de Mary Helen la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardFay ou Mary-Bush Fay. C'est après avoir émigré tous deux aux Etats-Unis où ils sont naturalisés, que Maria Fagyas écrit donc son premier roman The Fifth Woman où elle met en scène l'inspecteur Nemetz évoluant dans la capitale hongroise où la population se révolte contre le la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardrégime soviétique et les troupes russes qui déferlent dans la ville ravagée par ce conflit qui dura un peu plus d'un mois. Une intrigue policière plutôt atypique qui fut sélectionnée pour le prestigieux prix Edgar Allan-Poe du premier roman de  la Mystery Writers of America tandis que sept ans plus tard, son livre Le Lieutenant Du Diable (Poche 1977), qui assoira sa notoriété en s'inspirant d'un fait divers historique, fit l'objet d'une adaptation au cinéma, milieu dans lequel elle travailla en tant que scénariste. 

     

    la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardA Budapest au 27ème jour du mois d'octobre 1954, en pleine insurrection contre le joug soviétique, ce n'est pas si étonnant que de voir quatre corps de femme alignés devant une boulangerie du quartier lorsque l'on se rend à son travail comme le fait l'inspecteur Nemetz dont le bureau se situe à l'hôtel de police de la ville. Mais le soir, en retournant à son domicile, le policier constate que l'on a ajouté un cinquième corps dont il connaît l'identité puisqu'il s'agit d'une femme qui s'est présentée à lui, la veille, afin d'accuser son mari, un jeune chirurgien renommé de l'hôpital, de vouloir la tuer. N'ayant pas cru ce qui apparaissait pour lui comme des élucubrations d'une femme hystérique et peu commode, l'inspecteur Nemetz se lance dans une enquête chaotique afin de faire la lumière sur les circonstances de cette mort suspecte dans un environnement où les cadavres s'accumulent au rythme de combats sanglants. Sur fond de règlements de compte entre ceux qui résistent et ceux qui collaborent, dans un environnement où fleurissent les combinent du marché noir, débute la confrontation entre l'enquêteur opiniâtre et le médecin zélé, dans un jeu subtil de mensonge et de vérité qui va bien finir par voir le jour, s'ils réchappent pour autant aux affres de cette insurrection destructrice. 

     

    Sans doute en partie due à la qualité du texte d'origine, on notera son incroyable modernité que l'on attribuera également à l'excellente traduction révisée de Marie-Caroline Aubert nous expliquant dans sa préface qu'elle a restitué l'intégralité de la version originale qui a été tronquée lors de la publication de la première version française comme cela se faisait souvent, afin de correspondre au format exigé de la collection. Il faut ajouter que l'intrigue, prenant pour cadre cette insurrection méconnue de la Hongrie en 1956, devient le reflet de l'actualité en Europe de l'Est et des combats qui font rage en Ukraine, quand bien même les circonstances ne sont pas tout à fait similaires. Ne résidant plus en Hongrie depuis des décennies, il faut avant tout saluer la capacité de Maria Fagyas à restituer l'atmosphère de l'époque qu'elle décline avec un certaine assurance en nous livrant les différents aspects de cette insurrection et des enjeux du quotidien, que ce soit le marché noir, les dénonciations, ainsi que le jeu trouble de la résistance et de la collaboration des uns et des autres qui donnent prétexte à des règlements de compte virant parfois dans un registre assez sordide comme en témoigne certains personnages de l'intrigue. Et c'est dans cet environnement délétère qu'évolue l'inspecteur Nemetz, individu assez ordinaire, bien éloigné des archétypes de l'enquêteur dur à cuir ou doté d'une intuition phénoménale. Avec ce policier, on tablera plutôt sur le doute et l'incertitude avec pour seul atout une certaine opiniâtreté qui lui permet d'avancer en dépit des obstacles qui se présentent devant lui dans le cadre de ce qui apparaît comme une enquête sur un féminicide comme on savait les traiter à l'époque. Et il faut bien avouer que Maria Fagyas parvient à instiller un certain malaise puisque l'on ne peut s'empêcher d'éprouver une réelle antipathie pour la victime et que l'on reste tout au long de l'intrigue dans l'expectative de savoir si ce mari est bien l'auteur du crime dont il est soupçonné alors qu'il apparaît comme un chirurgien dévoué à l'égard de ses patients qui s'entassent dans les couloirs de l'hôpital tandis que la plupart des autres médecins ont déserté les lieux. Mais le schéma narratif s'inscrit davantage dans l'attitude des différents protagonistes, de leurs intérêts respectifs et bien évidemment de leurs rivalités sur lesquelles l'occupant russe va pouvoir jouer pour arriver à ses fin tandis que l'inspecteur Nemetz se débat pour faire la lumière sur cette affaire trouble dont tout le monde se moque. Tout cela s'articule dans une ambiance dévoyée que ce soit dans les rues de Budapest ou dans ce bar obscur, au climat formidablement dépeint, où l'on peut négocier quelques passe-droits tandis que les chars déferlent dans la capitale et que les convois pour la déportation se mettent en place. Ainsi, avec La Cinquième Femme, Maria Fagyas sort résolument des schémas propre au roman policier de l'époque pour s'inscrire dans une tonalité singulière qui résonne aujourd'hui encore comme une oeuvre magistrale qu'il faut découvrir toutes affaire cessantes.


    Maria Fagyas : La Cinquième Femme (Fifth Woman). Editions Série Noire 2025/Collection Classique. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jane Fillion et révisée par Marie-Caroline Aubert.

    A lire en écoutant : Sour Times de Portishead. Album : Roseland, NYC Live. 1998 Go Beat Ltd. 

  • JAMES MCBRIDE : L'EPICERIE DU PARADIS SUR TERRE. LA REPARATION DU MONDE.

    james mcbride,l’épicerie du paradis sur terre,éditions gallmeisterOn pourra bien parler de la polarisation et des clivages entre les communautés, de la colère et de la haine qui en découlent et de cette violence qui imprègne le pays comme s'il s'agissait d'une espèce d'ADN immuable se nourrissant d'un passé historique où il n'est question que de fureur et de conquêtes sanglantes. Mais pour éclairer cette part sombre des Etats-Unis, il projette cette lumière d'espoir et d'amour alimentant l'ensemble d'une oeuvre où il est question de tolérance sans pour autant édulcorer les rancœurs de ces populations de la marge confinées dans ces ghettos où la solidarité est de mise. Romancier et scénariste, mais également compositeur de jazz et saxophoniste, James McBride intègre donc dans ses récits l’essence même d’une existence au croisement des cultures dont il évoque le contexte dans La Couleur De L’Eau (Gallmeister 2020), récit autobiographique au succès fracassant d’où émerge les racines juives et polonaises de sa mère ainsi que les origines chrétiennes et afro-américaines de son père et qui ont élevé une famille de douze enfants à Brooklyn dans le quartier défavorisé de Red Hook. Outre son autobiographie, c’est dans un roman comme Deacon King Kong (Gallmeister 2021) que l’on retrouve cette atmosphère âpre, en clair obscur d’une poignée d’immeubles décatis d’un secteur excentré de Brooklyn gangrené par l’émergence dévastatrices de la drogue où l’on croise une multitude d’individus aux parcours bancals et aux âmes lacérées par les aléas d’une existence chaotique. Et de ce foisonnement d'hommes et de femmes de peu émerge cette luminosité qui éclaire la misère d'un univers précaire et souvent violent, imprégnée de milles éclats d'une humanité repoussant les préjugés pour tendre vers une solidarité tangible et indispensable. S'ils revêtent bien souvent une connotation spirituelle, les textes de James McBride n'ont pourtant rien de lénifiant et s'inscrivent dans un swing tonique propre au jazz dont on retrouve quelques tonalités dans L'Epicerie Du Paradis Sur Terre où l'on part à la rencontre de la communauté de Chicken Hill, composée de juifs et d'afro-américain qui ont élu domicile dans ce quartier pauvre de la ville de Pottstown en Pennsylvanie, située non loin de Philadelphie.


    james mcbride,l’épicerie du paradis sur terre,éditions gallmeisterEn 1972, à la veille de l'ouragan Agnès qui va balayer la côte Est des Etat-Unis,, des ouvriers découvrent les restes d'un corps au fond d'un puit de la ville de Pottstown, plus précisément à Chicken Hill où réside le vieux Malachi, l'un des derniers résidents de la communauté juive qui est devenu, par la force des choses, la mémoire et l'âme de ce quartier défavorisé. C'est donc vers lui que la police se tourne pour en savoir plus sur la découverte de ce cadavre auprès duquel on a retrouvé une mezouzah en argent. Pour le vieil homme, c'est l'occasion de se remémorer cette époque d'autrefois où juifs et noirs se côtoient dans une effervescence migratoire qui rassemblent les plus précarisés. de se souvenir de Moshe propriétaire d'une salle de spectacle, et de son épouse Chona qui tient la petite épicerie du Paradis Sur Terre. De cette position privilégiée, le couple observe tous les mouvements de cette vie foisonnante tout en étant à l'écoute de cette population bigarrée. Alors quand Chona apprend que Dodo, une jeune garçon sourd et muet, va être placé en institution, elle se met en tête de le soustraire aux autorités afin de le protéger. Dans sa tâche, elle pourra compter sur Nate le concierge de la salle de spectacle, qui officie également comme leader informel de la communauté afro-américaine et qui va l'appuyer dans cette démarche salvatrice. Mais peut-on véritablement lutter contre cette Amérique blanche et chrétienne qui dicte ses règles sur l'ensemble du pays ?  

     

    Avec la découverte d’un corps à l’état de squelette, on devine que l’enjeu du récit sera de découvrir l’identité de la victime et les circonstances de sa mort, ceci quand bien même le roman se distancie des codes du roman policier pour s’orienter vers un portrait foisonnant de ce quartier multiculturel de Chicken Hill durant la période des années vingt ou juifs et noirs se côtoient dans un joyeux charivari aux accents tonitruants de ces grands orchestres de jazz dirigés par Chick Webb, batteur phénoménal, ou Mickey Katz, clarinettiste virevoltant sur des tonalités yiddish. On arpente donc les rues de ce quartier populaire dans un bouillonnement de rencontres fracassantes et de scènes de vie quotidienne qui vont s’imbriquer les unes aux autres dans ce qui apparaît tout d’abord comme un joyeux désordre pour nous livrer, au final, la mécanique de cette réparation du monde qui va bien au delà d’une simple revanche de la vie et que l’on pourrait définir comme le retour d’un destin parsemé de ces injustices qui jalonnent l’existence des protagonistes de l’intrigue. C’est donc de cela dont il est question dans L’Epicerie Du Paradis Sur Terre où James McBride met en lumière cette espèce de balance universelle entre les bonnes actions des uns et les mauvaises actions des autres et dont le schéma narratif complexe s’articule essentiellement autour des parcours de vie de Chona et de Moshe deux figures importantes de la communauté juive mais également de Nate et de Dodo issus tous deux de la diaspora afro-américaine et qui tous se côtoient sans véritablement se connaître jusqu’à cette tragédie qui va bouleverser l’existence de chacun. Et il émerge ainsi du texte un jaillissement d’humanité sans pour autant verser dans une espèce d’émotion sirupeuse ou de complaisance factice en nous permettant également d’appréhender tous les aspects sombres de ce quartier âpre de Chicken Hill où l’on ne se fait pas de cadeau. Mais de cette part sombre incarnée par des individus comme l’aide-soignant inquiétant Son of Man ou l’odieux docteur Earl Roberts, James McBride en extrait une étincelle de commisération s’inscrivant dans la densité de leur personnalité qu’il prend d’ailleurs le temps de décliner pour chacun des personnages de l’intrigue qui prend parfois quelques tournures désopilantes. Une mention spéciale pour Chona, jeune juive boiteuse qui tient L’Epicerie Du Paradis Perdu et dépourvue du moindre préjugé,  rappelant à certains égards la figure tutélaire de la mère de l’auteur, ainsi que pour Monkey Pants, ce jeune garçon confiné dans son lit de l'effroyable institution de Pennhurst, incarnation de cette autre discrimination que subissent les personnes handicapées que l'on relègue dans des établissements insalubres où la violence est de mise. L'ensemble se décline au fil d'une écriture généreuse et exubérante qui nourrit une succession de chapitres denses nécessitant une certaine attention pour saisir l'intégralité d'un récit qui se se mérite sans pour autant malmener le lecteur qui succombera au charme indéniable de L'Epicerie Du Paradis Sur Terre.
     


    James McBride : L'Epicerie Du Paradis Sur Terre (The Heaven & Hearth Grocery Store). Editions Gallmeister 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Happe.


    A lire en écoutant : Children's World de Maceo Parker. Album : Roots Revisited. 2000 Minor Music.