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  • LIONEL DESTREMAU : UN CRIME DANS LA PEAU. FAUT QUE CA SAIGNE.

    IMG_1392.jpegLors de la tenue de festivals tels que celui des Quais Du Polar à Lyon, il y a ces moments magiques où l'on se livre à quelques considérations autour de la littérature noire avec tout ce petit monde du livre, en partageant le verre de l'amitié et en dégustant les spécialités de la région quand les restaurateurs daignent bien vouloir nous servir ce qui n'a rien d'une évidence dans la Capital des Gaules où l'accueil se révèle parfois légèrement bancal dans ce domaine. Quoiqu'il en soit, c'est l'occasion de belles rencontres comme celle avec Lionel Destremau qui a officié dans le monde de l'édition parisienne durant une vingtaine d'années avant de retourner à Bordeaux, ville de ses origines, où il dirige notamment le fameux festival Lire en Poche de Gradignan qui est le premier événement littéraire français exclusivement dédié à ce format et qui célèbre ses vingt ans d'existence. Mais outre ses activités dans les univers de l'édition et des manifestations littéraires, Lionel Destremau a publié trois recueils de poésie chez Tarabuste éditions, entreprise indépendante officiant depuis quarante ans dans la région du Centre-Val de Loire. On notera également la part active qu'il prendra à l'élaboration, durant cinq ans, de la revue de critique littéraire Prétexte qu’il a animé en collaboration avec Jean-Christophe Millois, et dans laquelle on trouve notamment quelques dossiers dédiés au mauvais genre comme Les marges du polar, littérature blanche ou noire ? C'est d'ailleurs probablement dans cette marge que s'installe Lionel Destremau publiant son premier roman noir, Gueules D'Ombre (La Manufacture de livres 2022) prenant pour cadre un pays fictif dans lequel évolue, au milieu des décombres d'une guerre sans nom, un enquêteur chargé de découvrir l'identité d'un soldat plongé dans le coma. Un récit décalé à l'image de la superbe couverture de l'ouvrage tout comme celle ornant Jusqu'à La Corde (La manufacture de livres 2023), second livre de l'auteur qui s'inscrit dans le même registre insolite de la ville fictive de Caréna. Mais c'est dans l'agglomération bien réelle de Lyon, durant les années trente, que se déroule Un Crime Dans La Peau, son troisième ouvrage que l'on peut définir comme le récit d'un fait divers au procédé narratif déconcertant puisque Lionel Destremau navigue une nouvelle fois à la marge des genres entre fiction et réalité de l'époque qu'il restitue avec une impressionnante habilité.

     

    lionel destremau,un crime dans la peau,la manufacture de livresA l'occasion de la visite du musée des Techniques policières d'Edmond Locard à Lyon, le jeune officier de police en devenir Eric Mailly, passionné de tatouage, découvre deux ouvrages qui ont été retirés de la vente aux enchères d'une collection privée. Il s'agit notamment d'une étrange pochette ayant appartenu au médecin légiste et criminologue Jean Lacassagne qui présente la particularité d'avoir intégré dans sa reliure la peau tatoué d'un homme, ce qui en interdit toute commercialisation. En se penchant sur les origines de l'ouvrage, Eric Mailly découvre que le tatouage ornait le corps de Louis Rambert, coupable de l'effroyable double meurtre de deux personnes âgées, crime qui avait défrayé la chronique judicaire lyonnaise des années trente. Et en poursuivant ses recherches, le jeune élève de l'école de police constate avec stupeur que le complice prénommé Gustave porte le même nom que lui. Se pourrait-il qu'il s'agisse d'un de ses aïeuls ? ainsi, en se plongeant dans les archives, dont celles de la presse qui a relaté le procès, Eric Mailly va découvrir certains pans de la vie tumultueuse de Louis Rambert et de Gustave Mailly, deux vauriens qui ont fini par commettre l'irréparable. S'agit-il d'un parcours prédestiné ? Et que sont-ils devenus après avoir été condamnés ?

     

    D'entrée de jeu, il y a cette mise en situation habile dans le prologue d'Un Crime Dans La Peau laissant entrevoir cette dimension de recherches qui s'inscrit donc dans le registre de la fiction tout en nous permettant de saisir l'ampleur du travail de documentation minutieux que Lionel Destremau a entrepris afin de nous permettre de nous immerger dans les méandres de l'affaire du double crime d'Ecully tout en captant l'atmosphère de cette région lyonnaise des années trente, au détour des dépêches de la météo mais surtout par l'entremise des articles de presse relatant les crimes et autres délits sordides de l'époque suscitant cet intérêt du lectorat français et qui font office de transition pour chacune des parties du roman. C'est ainsi que le récit prend une dimension sociologique où l'on perçoit la violence et la misère qui imprègnent cette France de l'entre-deux-guerres et qui frappent plus plus particulièrement les milieux les plus défavorisés dont sont issus Louis Rambert et Gustave Mailly et que Lionel Destremau va entreprendre de décortiquer dans le moindre détail que ce soit le milieu familial et la jeunesse de chacun d'entre eux, mais également le monde interlope de cette petite délinquance dans laquelle ils vont évoluer ainsi que l'univers carcéral dans lequel ils vont échouer. Pour Louis Rambert, on passera par l'institution religieuse extrêmement sévère qui l'a recueilli et qui l'a exploité ainsi que par la Marine Nationale qui le conduira en Asie dont il reviendra avec un tatouage ornant son torse. En ce qui concerne Gustave Mailly, s'il bénéficie d'un environnement stable durant son enfance, c'est un accident le rendant définitivement boiteux qui va faire en sorte qu'il rencontre des difficultés à trouver sa voie. A partir de là, on observe cette trajectoire vers la délinquance qui conduit les deux hommes à se rencontrer avant qu'ils ne commettent ce crime odieux qui va les perdre définitivement. Si le récit fait figure de document social au travers du fait divers qui devient le point de bascule de la trajectoire des deux hommes, il prend des nuances romancées nous permettant d'appréhender la psyché de chacun d'entre eux, tout en nous immergeant dans l'environnement dans lequel ils évoluent et plus particulièrement dans ce décor lyonnais de l’époque que Lionel Destremau restitue avec une impressionnante précision que ce soit le bidonville au bord de la Saône dans lequel Gustave a élu domicile en s'installant dans une baraque en bois en bois ou ce quartier animé de la Guillotière. Tout cela se décline au rythme d'un texte fluide et équilibré où l'on adopte différents points de vue pour mieux saisir l'itinéraire de ce duo dont l'existence se révèle chaotique certes, mais également plus singulière qu'il n'y paraît. Et puis, tout en gardant une certaine distance à l'égard de ces deux criminels, Lionel Destremau nous interpelle sur ce déterminisme sociale qui pousse parfois des individus à commettre l'irréparable sans aucunement entrer dans une forme de justification. Et ce déterminisme va jusqu'à s'inscrire dans le peau de Louis Rambert pour donner son titre au roman avec cette évocation des tatouages d'autrefois et de cette marginalité à laquelle ils sont associés mais qui fascinent déjà certains scientifiques qui en font la collection en les photographiants pour mieux les répertorier mais également en les recueillant après de ceux qui en font don après leur mort. Et cette fascination on la retrouve dans cette superbe couverture ornant Un Crime Dans La Peau avec ce portrait saisissant de Louis Rambert qui va nous accompagner tout au long d'une lecture absolument captivante.

     

    Lionel Destremau : Un Crime Dans La Peau. Editions de La Manufacture de livres 2025.


    A lire en écoutant : Red Right Hand de PJ Harvey. Album : Peaky Blinders (Original Music From The TV Series). 2019 Universal Music Operation Limited.

  • Petra Klabouchová : Près Du Mur Nord. Opération Kamen.

    petra klabouchová,près du mur nord,éditions agulloService de presse.

     

    Avec Timothée Demeillers on découvrait dans son dernier roman, Le Tumulte Et L'Oubli (Asphalte 2024), une part sombre de la République Tchèque, et plus particulièrement de la région des Sudètes, terre de ses aïeux, subissant des bouleversements qui marqueront les différentes communautés composant le tissu social de ce territoire sujet à une succession d'événements marquants en lien avec la seconde guerre mondiale, mais également en rapport avec le joug du régime communiste qui s'abat sur la population. De cette époque terrible, émerge également quelques réminiscences comme cette affiche du film L'Aveu inspiré du roman d'Artur London et réalisé par Costa-Gravas évoquant les heures sombres des purges staliniennes frappant le pays ainsi que ces images figurant dans la BD Partie De Chasse (Dargaud 1983) de Pierre Christin et Enki Bilal où l'on voit ces dirigeants, dont une femme d'ailleurs, désavoués et incarcérés dans les geôles obscures du parti. On pourrait citer bien d'autre œuvres évoquant certains aspects tragiques de cette période que ce soit le Coup de Prague, le Procès de Prague ou le fameux Printemps de petra klabouchová,près du mur nord,éditions agulloPrague qui a inspiré Milan Kundera. Il n'en demeure pas moins que les événements tombent dans l'oubli ou demeurent méconnus à l'instar de cette opération Kamen des services de renseignement de la petra klabouchová,près du mur nord,éditions agulloRépublique tchécoslovaque qui ont mis en place de faux passages frontaliers afin d'intercepter les femmes et les hommes qui tentaient de passer à l'Ouest durant la guerre froide. C'est autour de ce thème que s'est penché la romancière Petra Klabouchová, considérée comme la nouvelle voix du polar tchèque, en se focalisant également sur le sort réservé aux femmes incarcérées et exécutées dans l'enceinte de la prison de Pankrác et dont les corps ont été ensevelis dans des fosses communes du cimetière de Dáblice, Près Du Mur Nord, enceinte qui donne son titre à ce roman aux allures de thriller gothique s'inspirant du témoignage réel de ces prisonnières politiques.  

     

    petra klabouchová,près du mur nord,éditions agulloSi les faits remontent à plus d'une cinquantaine d'année, l'Homme au cœur troué n'a rien oublié de ces opposants politiques dont les corps furent jetés dans des fosses communes du cimetière de Dáblice, au nord de Prague. On parle de centaines d'hommes mais également de femmes, d'enfants et même de nourrissons enterrés à la va-vite dans ce qui apparaît comme une décharge. Et quand bien même le registre du cimetière aurait mystérieusement disparu dans un incendie l'Homme au cœur troué est capable de se remémorer toutes les circonstances de cette purge du gouvernement communiste qui a effacé toute trace de leur existence en privant ainsi les familles d'un lieu de recueillement. Il a même constitué six dossiers concernant les bourreaux impunis afin de faire justice lui-même en les éliminant un par un. De son côté, La Soignante des Mourants s'occupe des patients d'une maison de retraite et observe des phénomènes étranges au sein de l'établissement qui convergent tous vers une vielle femme grabataire dont la raison s'est disloquée mais qui semble pourtant tourmentée par de terribles souvenirs.

     

    On les appelle les puits. Situés Près Du Mur Nord du cimetière de Dáblice à Prague, ce sont des fosses où l'on a entassé, sur quatre niveaux, quarante caisses en bois faisant office de cercueil contenant parfois les restes de plusieurs défunts. Un endroit isolé, où les tombes anonymes sont signalées aujourd'hui par quelques stèles, témoignages des exactions du passé, mais qui autrefois ressemblait davantage à un dépotoir où les nazis y enfouissaient leurs victimes avant que les communistes n'en fassent de même avec les opposants au régime en empêchant ainsi les proches de pouvoir se recueillir. Une certaine idée de la double peine. C'est à partir de ce lieu, autrefois interdit au public, et notamment de la rencontre avec l'un des derniers témoins de cette effroyable époque, que Petra Klabouchová met en place une intrigue s'inspirant des mémoires de détenues politiques de la prison de Pankrác incarcérées durant les années cinquante dans ce qui s'apparente à un enfer carcéral où les femmes enceintes mettaient au monde leurs enfants sans aucune assistance médicale, sous le regard impavide de gardiens sadiques. Près Du Mur Nord s’articule autour des parcours parallèles de L’Homme au coeur troué et de La Soignante des mourants dont l’un des enjeux consiste à déterminer ce qui peut bien les réunir dans le contexte d’un récit qui prend l’allure d’une démarche vengeresse dépourvue de toute fureur d’où rejaillit même une certaine forme de désenchantement et de désespoir. Cette vengeance s'inscrit dans les cinq dossiers noirs que L'Homme au coeur troué a constitué pour définir les parcours de bourreaux et des victimes et dont on prend connaissance au fil de la narration en nous permettant d'avoir une vision exhaustive des conditions carcérales des femmes détenues à Pankrac mais également de cette opération Kamen destinée à soutirer des renseignements pour mettre à jour toutes les filières permettant aux opposants de s'enfuir du pays. On découvre également ce qu'il advient des proches et plus particulièrement des enfants dont certains ne survivront pas tandis que d'autres deviendront des Enfants du Régime, dissimulant sous cette appellation un processus illégal d'adoption. Malgré les crimes qu'il commet L'Homme au coeur troué n'en demeure pas moins un individu ordinaire qui se fond dans son environnement afin de s'approcher des bourreaux de l'époque qu'il élimine un à un en faisant en sorte que tout cela apparaisse comme un accident, ce qui est assez aisé au vu de l'âge avancé de ces individus. Pour ce qui est de La Soignante des mourants, on appréciera cette atmosphère aux entournures fantastiques imprégnant cette maison de retraite dans laquelle elle officie. Là aussi, se dévoile peu à peu les contours de la personnalité de cette infirmière s'occupant avec une certaine bienveillance de ses pensionnaires dont cette veille femme grabataire victime de phénomènes aux apparences paranormales. Tout cela se met en place au fil d'une narration finement élaborée reprenant parfois certains codes du thriller sans jamais en abuser pour faire rejaillir une tension chargée d'émotions qui émerge d'un texte extrêmement sobre qui ne fait qu'accentuer cette indignation et ce chagrin qui ne manqueront pas de saisir le lecteur qui s'aventurera Près Du Mur Nord, récit aussi trouble que poignant qui devient essentiel pour saisir les aspects sombres de l'histoire tumultueuse de la République tchèque.

     

    Petra Klabouchová : Près Du Mur Nord (U Serverni Zdi). Editions Agullo 2025. Traduit du tchèque par Barbara Faure.


    A lire en écoutant : Dreams Made Flesh de This Morta Coil. Album : It'll End In Tears. 2011 4AD Ltd.

     

  • ALEXANDRE TAYLOR : GASPING RIVER. TRAQUE ET NAUFRAGE.

    Capture d’écran 2025-05-15 à 21.56.51.pngElle vient de fêter ses 20 ans d'existence ce qui n'est pas une évidence lorsque l'on est une maison d'éditions indépendante qui parvient à s’imposer au sein d'un paysage littéraire en ébullition en proposant tout d'abord des romans d'auteurs américains s'inscrivant dans ce courant de "nature writing" qui ont fait la réputation de Gallmeister. Mais tout d'un coup, voilà que débarque Pike (Gallmeister 2012) de Benjamin Whitmer prenant pour cadre ce décor urbain extrêmement âpre des bas-fonds de la ville de Cincinnati et qui intègre tout d'abord la collection générale Americana avant d'inaugurer la collection Néo Noir qui compte désormais une douzaine de romans mais qui n'a malheureusement pas perduré, faute d'un lectorat suffisant sans doute en partie dû à une maquette un peu trop sombre, malgré le bel aspect original de la typographie qui faisait un appel du pieds aux amateurs de romans noirs exclusivement. Quoiqu'il en soit, c'est dans cette collection Néo Noire qu'apparaît Le Verger De Marbre (Gallmeister 2016), premier roman d'Alex Taylor qui fait figure de baroudeur ayant arpenté l'immensité de l'état du Kentucky d'où il est originaire en effectuant des métiers variés et qui enseigne désormais à l'université de Western Kentucky tout en se consacrant à son métier d'écrivain. On avait été marqué par ce formidable roman noir, à la lisière d'une dimension fantastique, se déroulant dans la région rurale de la Gasping River, dans le Kentucky justement, où un jeune homme, après avoir tué le fils d'un truand notoire qui tentait de le dévaliser, se retrouvait traqué par un tueur impitoyable flanqué de trois chiens féroces. Et si la collection Néo Noir a disparu, on se demandait ce qu'il advenait d'Alex Taylor, jusqu'à ce que débarque sur les étals des libraires, Le Sang Ne Suffit Pas (Gallmeister 2020), un roman d'aventure aussi époustouflant que féroce, aux allures de western, narrant le périple dantesque d'un voyageur s'aventurant dans les contrées enneigées de l'ouest de la Virginie durant la période chaotique du milieu du XVIIIème siècle. Et puis encore une fois, on pensait qu'Alex Taylor disparaissait du paysage de Gallmeister, ce d'autant plus que la maison d'éditions prenait un virage éditorial plutôt déroutant en s'ouvrant à la littérature en provenance d'autres contrées que celles des Etats-Unis, en s'aventurant du côté de la réédition de classiques avec une collection Litera aussi belle qu'onéreuse, en "empruntant" parfois quelques auteurs à d'autres maisons d'éditions, tout en se focalisant sur le marché des nouvelles traductions d'ouvrages emblématiques à l'instar de La Promesse du dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt publié dans la collection poche Totem et qui a rencontré un grand succès public grâce au travail du traducteur Alexandre Pateau qui s'est penché sur cinq autres textes de l'auteur bernois. Mais pour en revenir à Alex Taylor, après cinq ans de silence, le romancier revient avec la parution de Gasping River qui s’inscrit dans la confluence de ses deux précédents romans puisque le déroulement de l’intrigue se déploie sur deux époques, contemporaine pour l’une et au milieu du XIXème siècle pour la seconde, avant de s’entremêler au détour d’une fresque inachevée représentant le naufrage du Handsome Molly, un bateau à aube qui a sombré dans la Gasping River à la suite de l’explosion de la chaudière en surchauffe. Ainsi, si Gallmeister prend de l’essor en se diversifiant afin de capter un plus grand lectorat, il est réjouissant de constater que la maison d’éditions conserve son identité éditoriale originelle même si de tels récits se diluent davantage dans le flux plus important des thrillers et autres cosy mystery agrémentant désormais son imposant catalogue de 20 ans qui continue de nous séduire et qui va s’étoffer très prochainement d’une collection jeunesse tout en bénéficiant, pour l’ensemble de ses ouvrages, de son propre canal de diffusion Séquoia, titre évocateur, s’il en est, des valeurs fondamentales de l’entreprise. 

     

    IMG_0983.jpegAncien boxeur, Glen fait office de "nettoyeur" pour le compte de Charlie Olinde, bookmaker et caïd local du Kentucky, qui compte sur lui pour faire disparaître le corps d'un individu qu'il vient de refroidir. Et alors que le vieil homme s'apprête à immerger le cadavre dans un bras de la Gasping River, voilà qu'apparaît Emmalene, une jeune fille de la région à la recherche de son grand-père et qui devient ainsi un témoin encombrant dont il ne sait que faire. Glen décide donc de l'emmener de force dans la vieille ferme décatie où il vit en attendant de recevoir des intrusions de son commanditaire. Emmalene découvre ainsi l'atelier de son ravisseur qui s'adonne depuis des années à la peinture et qui décide de lui monter la grande fresque qu'il réalise sur silo à grain abandonné du domaine représentant le naufrage du Handsome Molly en 1851 et dont il se met à  lui narrer les circonstances tragiques. Mais la jeune fille profite d'un moment d'égarement du vieil homme pour prendre la fuite. Devant tant d'adversités, Charlie Olinde estime qu'il est temps de se débarrasser de la jeune fille, mais également de son homme de main et lance ainsi à la trousse de Glen et d'Emmalene deux tueurs chargés de les éliminer.  

     

    Après avoir transité avec Le Sang Ne Suffit Pas, dans les environs de la Virginie à l'occasion d'un périple aux intonations aussi incandescentes que baroques, nous voilà de retour dans le Kentucky, sur les rives de la Gasping River qui fut déjà le théâtre, dans Le Verger De Marbre, des événements qu'affrontait Beam Sheetmire se heurtant à la pègre locale bien décidée à l'éliminer. On reste donc dans un registre similaire de règlements de compte avec Gasping River où Glen doit affronter Bobby et surtout Eart, deux tueurs à gage chargés de se débarrasser des personnes qui pourraient mettre en péril les activités de Charlie Olinde, leur commanditaire qui ne veux prendre aucun risque. Mais à l'occasion de ces confrontations assez brutales, émerge cette légende d'autrefois qui s'incarne dans la fresque que Glen peint sur un silo à grain délabré et qui raconte la légende du capitaine Orléan Maceuse, capitaine d'un navire abritant spectacles et tables de jeu et qui tombe fou amoureux de la chanteuse Lilac Mary, le poussant à détourner le navire afin de la garder auprès de lui le plus longtemps possible, ceci au détriment des armateurs qui souhaitent récupérer le bateau en déroute. La folie, ou pour le moins, la déraison, c'est ce qui anime d’ailleurs une bonne partie des personnages de cette intrigue chaotique où s'entremêle deux époques dans une certaine confusion se démarquant de cette usuelle et morne alternance où un chapitre consacré au passé succède à un chapitre consacré au présent pour s'inscrire dans une narration déroutante, où Glen révèle de longs segments des aventures du capitaine Maceuse. Il y a ce côté obsessionnel pour Glen aspirant à terminer cette fresque dantesque qui fascine littéralement Earl, ce tueur sans pitié, qui oublie toutes les règle de prudence pour connaître le destin du capitaine Maceuse. On navigue donc littéralement dans une atmosphère imprégnée d'absence totale de raison, au détour de confrontations brutales qu'Alex Taylor prend soin de mettre en scène dans un registre qui reste pourtant extrêmement réaliste sans partir dans des excès puisque la légende se suffit à elle-même dans ce qu'elle a de d’outrancier et de funeste au gré d'une singulière destinée qui vous coupe le souffle. Et s'il présente tous les aspects d’un récit entendu, au long fleuve tranquille, Gasping River, révèle en fait tout ce qu’il y a de plus tumultueux dans la fureur des hommes basculant dans la folie avec le déferlement d’une violence sourde et latente qui éclate soudainement et qu’Alex Taylor décline avec le talent déroutant qui est le sien en désarçonnant plus d’un lecteur. Un roman aux accents Southern Gothic, obscur et fascinant.

     

    Alex Taylor : Gasping River (The Belle And The Pomegranate). Editions Gallmeister 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fabienne Gondrand.

    A lire en écoutant : Not Only Human de Heather Nova. Album : Siren. 1998 V2 Music Limited.

  • Jérôme Leroy : La Petite Gauloise / La Petite Fasciste. La fin des temps.

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioMaison d'éditions indépendante fondée et dirigée par Pierre Fourniaud, La Manufacture de livres s'enorgueillit désormais d'une collection un peu à part, intitulée La Manuf qui se consacre de manière plus marquée aux romans noirs et pour être plus précis à ce courant du néo-polar initié par des romanciers tels que Jean-Patrick Manchette et Jean-François Vilar et dans lequel se sont engouffrés des écrivains comme Thierry Jonquet, Jean Vautrin, ADG et Frédéric H. Fajardie pour n'en citer que quelques-uns qui sont parfois un peu trop vite oubliés. Héritier de ce mouvement littéraire dont il a côtoyé certains membres, il était évident que ce soit Jérôme Leroy qui inaugure cette collection lui qui a déjà publié deux romans noirs au sein de cette maison d'éditions, dont Les Derniers Jours Des Fauves (La manufacture de livres 2022), ouvrage remarquable et remarqué s'inscrivant dans une espèce de "comédie humaine" que Balzac n'aurait pas reniée. Il faut dire qu'avec le roman Le Bloc, paru en 2011 dans la collection Série Noire et qui lui a valu une certaine notoriété, Jérôme Leroy débute une sorte de grande  fresque sociale de la France de demain qui s'articule autour de l'émergence du Bloc Patriotique, un parti d'extrême-droite fictif arrivant aux porte du pouvoir et dont la structure ressemble furieusement au Front/Rassemblement National. A partir de là, on observe cette déliquescence du pouvoir politique, sur fond d'un dérèglement climatique de plus en plus prégnant accentuant cette sensation d'effondrement qui émane des textes que l'auteur a écrits par la suite, tels que La Petite Gauloise ou Les Derniers Jours Des Fauves et bien évidemment La Petite Fasciste où transitent les personnages avec une importance qui diffère en fonction des circonstances des différents récits qui s'inscrivent dans une dimension de roman noir aux entournures poétiques. Car outre son activité de romancier, cet ancien professeur de français, qui a exercé dans les zones prioritaires de Roubaix, a publié plusieurs recueils de poésie ainsi que des romans pour la jeunesse et s'est même essayé au scénario en collaboration avec Lucas Belvaux qui a adapté son roman Le Bloc en réalisant ainsi Chez Nous avec, dans le rôle principal, la regrettée Emilie Dequenne. Pour les personnes naïves, un brin écervelées, on dira que l’ensemble des romans de Jérôme Leroy prennent une allure dystopique alors que le terme anticipation semble tout de même plus approprié pour ce qui apparaît davantage comme une scénario probable dans le contexte d’une actualité où la montée de l’extrémisme de droite n’a plus rien d’une fiction.

     

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioLa Petite Gauloise.
    Poursuivi dans les dédales de la cité d'une grande ville de l'ouest de la France, par une bande de djihadistes qui ont abattu sa source à coup de rafales de Kalachnikov, le capitaine Mokrane Méguelati pensait s'en tirer à la vue d’un équipage de la police municipale rappliquant sur les lieux mais qui ne trouve rien de mieux que de le descendre froidement d'un coup de fusil à pompe dans la tête. Il faut dire que dans cette municipalité tenue par le Bloc Patriotique, on n'aime pas trop les arabes qui agitent une arme à feu, fussent-ils affiliés à la Police Nationale. La bavure est d'autant plus regrettable que cet officier détenait des informations quant à l'imminence d'un attentat d'envergure dans cette région en effervescence. Et tandis que Le Combattant, chef du groupuscule terroriste, semble prêt à en découdre avec les sections de l'anti-terrorisme bien décidées à l'éliminer, les banlieues s'embrasent dans une succession d'émeutes alors que La Petite Gauloise attend son heure pour agir dans ce contexte explosif. Autant dire que ça va saigner. 

     

    C'est aussi bref que cinglant, en s'inscrivant dans un registre subversif qui se décline au gré d'une narration omnisciente aux tonalités ironiques, parfois même sarcastiques permettant de conjuguer cette thématique sombre du nihilisme jusqu'au-boutiste sous l'éclairage d'un texte d'une drôlerie mordante qui vise toujours juste. La Petite Gauloise débute sur le chapeaux de roue avec une scène de fusillade intense qui va vous plonger en apnée dans le déferlement d'une violence singulière sans vous laissez le temps de reprendre votre souffle tout en posant le contexte d'une climat délétère où une jeune femme, surnommée La Petite Gauloise, manoeuvre en côtoyant une mouvance djihadiste qu'elle manipule pour arriver à son but qui est d'exprimer tout le mal qu'elle pense du monde qui l'entoure. Tout cela se met en place au rythme expéditif d'une mise en scène d'une redoutable efficacité que Jérôme Leroy déploie également dans le huis-clos de l'Algeco d'un lycée en chantier dans lequel évolue quelques personnages déroutants à l'instar de Flavien Dubourg, ce professeur puceau peinant à maîtriser ses élèves plus que dissipés et qui espère bien avoir une ouverture avec la romancière Alizé Lavaux qu'il a invitée dans le cadre de son cours de français. Et autant dire que le romancier s'en donne à coeur joie avec ces deux protagonistes exerçant les mêmes métiers que lui et qui connaît donc bien ce climat scolaire qu'il restitue avec une certaine justesse au détour de la réaction parfois surprenante de certains élèves qui vont nous entraîner dans un répertoire de plus en plus tendu rappelant à certains égards un récit tel que Les Enfants Du Massacre de Giorgio Scerbanenco. Portrait au vitriol d'une société française qui se délite dans le contexte de ses convictions extrêmes, La Petite Gauloise est un roman noir aux allures de rouleau compresseur laissant apparaître la puissance du désarroi d'individus qui ne comprennent plus du tout le monde qui les entoure et qui sont bien décidés à l'éradiquer dans un déferlement d'une violence cathartique. 

     

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioLa Petite Fasciste.
    Francesca Crommelynck, surnommée La Petite Fasciste, aime Jugurtha Aït-Ahmed, un jeune arabe qu'elle côtoie depuis l'enfance mais qui ne cadre pas vraiment dans l'environnement familial  dans lequel elle évolue. On en est pas à une contradiction près dans cette région de la Flandres où le climat politique instable profite au Bloc Patriotique ainsi qu'au Bouclier un groupuscule d'extrême-droite érigeant la violence comme un art de vivre et que la jeune femme fréquente assidument. C'est donc à coup de tonfa sur des gauchistes indigents que la militante identitaire exprime sa rage après avoir perdu son amant ainsi que son frère Nils en pensant ne plus rien avoir à perdre. Mais pourtant le coup de foudre survient lors de la rencontre fortuite avec le député socialiste Bonneval qui remet son mandat en jeu sans trop y croire. Et quand on ne croit à plus grand chose, il est bon de laisser derrière soi toutes ses désillusions et de se laisser emporter par cet amour naissant. Ce d'autant plus lorsque le pays sombre dans une violence généralisée où tous les coups sont permis pour éliminer les rivaux politiques. 


    Après le nihilisme de La Petite Gauloise, place au relativisme de l'amour avec La Petite Fasciste qui emporte tout sur son passage. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le récit n'a rien d'une romance niaise et sirupeuse et s'inscrit une nouvelle fois dans le registre du roman noir le plus affirmé qui soit en débutant sur la bavure cauchemardesque d'un tueur à gage se trompant de cible et virant au véritable jeu de massacre aux entournures burlesques qui ne manquera pas de vous secouer. On retrouve également ce narrateur omniscient aux pouvoirs divins qui s'adresse parfois au lecteur et qui peut définir l'avenir de ses personnages qu'il dépeint avec cette verve sardonique et saillante prêtant à sourire en dépit de la noirceur de l'environnement dans lequel on évolue. Pour l'occasion, Jérôme Leroy s'emploie de nouveau à mettre en pièce cet extrémisme de droite en passant en revue les différentes mouvances dont on distingue toutes les nuances au sein de la famille de Francesca Crommelynck, surnommée La Petite Fasciste, mais également en se penchant sur les activités du Bouclier, ce mouvement identitaire qui se démarque du Bloc Patriotique jugé par certains de ses membres comme bien trop complaisant notamment vis-à-vis des antifas avec lesquels ils estiment devoir employer la manière forte, ce qui déplaît à Stanko, l'ancien nervi du parti d'extrême-droite que l’on côtoyait pour la première fois dans Le Bloc, et qui semble s'être quelque peu assagi, du moins en apparence, en restant fidèle à Agnès Dorgelles qui dirige toujours le parti d'une main de fer, au grand désespoir d’un gouvernement plus que dévoyé. On pourra avoir une impression de redite avec La Petite Fasciste et on se montrera peut-être circonspect en accompagnant le parcours de ces deux amants aux convictions opposées, tout comme leurs âges respectifs d'ailleurs, d'où émerge cette image désuète de la jeune fille tombant amoureuse du séduisant sexagénaire revenu de tout. Mais en prenant garde à ne pas trop abuser du schéma classique, Jérôme Leroy nous emmène surtout sur le registre d'une fuite en avant où l'idée du lendemain ne compte guère, pour  nous renvoyer dans l'ornière d'un monde qui s'effondre doucement avec cette verve légèrement poétique qui définit son écriture et ces sursauts de violence électrisant ce texte de moins de 200 pages qui vous éblouit. Et puis on apprécie toujours ce petit côté érudit imprégnant ce récit qui se concentre autour de la personnalité de Francesca Crommelynck, cette khâgneuse fan de Drieu la Rochelle et du poète Jules Laforgue, en comprenant, peu à peu, qu'elle s'est engouffrée dans la voie identitaire davantage par atavisme que par conviction. Tout cela se décline sur les musiques désenchantées de Tinderstick ou de Joy Division qui composent la bande-son de La Petite Fasciste ouvrage sans faille d'une séduisante noirceur qui inaugure, de la plus belle des manières, cette nouvelle collection La Manuf à laquelle on souhaite un plein succès.

     

     

    Jérôme Leroy : La Petite Fasciste. Editions La Manufacture de livres/Collection La Manuf 2025.

    Jérôme Leroy : La Petite Gauloise. Editions La Manufacture de livres 2018. Editions Folio/Policier 2019.

    A lire en écoutant : La Sentinelle de Luke. Album : La Tête En Arrière. 2005 Sony Music Entertainment France.