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  • DAVID PEACE : 1974, QU’ELLE ETAIT NOIRE MA VALLEE !

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    Un léger vague à l'âme ? Une petite dépression ? Alors passez votre chemin car 1974 de David Peace n'est pas pour vous ! Un roman qui donne enfin un peu de sens au slogan débile « plus noir que noir ».

     

    David Peace c'est un peu le James Ellroy britannique avec la mythologie du rêve américain en moins et la déliquescence d'un pays ravagé par une crise sociale et économique sans précédent, en plus. Avec 1974, l'écrivain entame une tétralogie qu'il bâtit sur les terres du Yorkshire, dans les régions de Leeds, Sheffield et Manchester, terreau ouvrier au nord de la Grande Bretagne.

     

    En décembre 1974, c'est la disparition d'une jeune fillette, qui va permettre au jeune journaliste Edward Dunford de se propulser sur les devants de la scène médiatique. Une affaire en or ! Mais la concurrence est sérieuse et c'est en fouinant dans les entrailles des archives journalistiques que le jeune Eddie va mettre à jour toute une série de disparitions non élucidées. Une enquête éprouvante, pour ce jeune homme torturé qui va s'impliquer au delà de l'imaginable pour mettre à jour les carences d'une police complètement gangrénée par la corruption qui se soucie d'avantage de ses intérêts que de protéger ses concitoyens.

     

    Au volant la vieille Viva de son père récemment décédé, Eddie Dunford sillonnera la région pour dénicher les indices qui le conduiront vers cette terrible vérité qui ne pourra que le détruire. Sur sa route il croisera des petites frappes, des mères désespérées et des promoteurs véreux, acoquinées aux forces de l'ordre, plus occupées à brûler des camps de gitans, tabasser des membres de communautés pakistanaises ou jamaïcaines que d'identifier le terrible pédophile qui sévit dans le Yokshire.

     

    Il faudra dompter l'écriture de David Peace pour arriver au bout de l'ouvrage. Phrases courtes, hachées, répétitives qui donnent un rythme sauvage, presque hallucinatoire au récit. Il faudra également surmonter l'horreur des différents tableaux que dépeints l'auteur pour se rendre compte qu'il s'agit d'un plaidoyer pour les laisser pour compte d'une société qui subit déjà les prémices d'un libéralisme effréné que Margaret Tatcher s'apprête à mettre en place. C'est dans ce monde où la valeur humaine n'a plus de prix et où le mot d'ordre est « délocalisation » que des monstres pédophiles et des violeurs prendront leurs aises au cœur d'une région où les valeurs sociales n'ont désormais plus leur place.

     

    A préciser que dans une partie de sa tétralogie, l'auteur qui est natif du Yorkshire, se base sur des faits réels comme l'odyssée sanglante de Peter Sutcliffe, surnommé l'éventreur du Yorkshire.

     

    Un roman foisonnant luxuriant qui vous prendra aux trippes si vous parvenez à la maîtriser ce qui est loin d'être aisé. Un ouvrage qui se mérite, tout comme les derniers  grands chefs-d'œuvre de la littérature policière ! Car il ne faut pas se leurrer, David Peace est un génie de l'écriture. Allez vous perdre dans les contrées du Yorkshire. En reviendrez-vous sans en être ébranlé ? J'ai déjà une idée de la réponse.

     

     

    David Peace : 1974. Editions Rivages/Noir 2002. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Daniel Lemoine.

     

    A lire en écoutant : Little Drummer Boy - Johnny Cash - 100 Hits of Christmas/Sony Music Entertainment 2010

     

     

  • David Peace : Tokyo Année Zéro, sous le poids de la défaite.

    david peace,rivage,tokyo année zéro,japonCeci n'est pas un livre, mais une litanie qui se déroule à l'ombre d'une cité à l'agonie. Après avoir déversé sa plume malsaine dans la région de son Yorkshire natal, David Peace a quitté la Grande Bretagne pour trouver refuge au Japon où il a désormais entamé une trilogie décrivant les affres d'un pays alors à l'aube de sa renaissance. Tokyo Année Zéro débute au moment où l'Empereur annonce à la radio,  la capitulation de son pays. Année Zéro où les bourreaux d'hier deviennent les victimes des Vainqueurs. Année zéro où un peuple déshonoré tente de survivre dans une cité dévastée. Les marchés sont en main des mafias locales. La police fonctionne au ralenti, victime des remaniements et des purges imposées par les Vainqueurs et les femmes vendent leurs charmes dans les parcs en friche. Deux d'entre elles sont découvertes dans les jardins désolés d'un temple de Tokyo. Même modus operandi, l'inspecteur Minami va donc enquêter sur un tueur en série qui sévit depuis plusieurs années. Basé sur un fait divers réel, David Peace ne s'attarde pas vraiment sur ces crimes en série mais s'attache à nous décrire une société en pleine décomposition où personne n'est ce qu'il prétend être. L'humiliation de la défaite, la folie d'une guerre sanglante, nous suivons les traces d'un policier possédé par les images d'un passé dont il ne peut se défaire. Nous suivons ses errances dans une ville faite de décombres et de charniers où la population tente de survivre comme elle le peut.

     

    Dans ce roman nous découvrons plusieurs voix d'un seul et même personnage ce qui donne au récit un côté schizophrénique en lien avec le contexte chaotique des décors dans lequel il se déroule. Comme dans la quadrilogie du Yorkshire, les phrases sont courtes, répétitives comme s'il s'agissait d'une espèce de procès verbal dévoyé. Une lecture peu aisée, qui se mérite, voici comment l'on peut décrire le premier opus de cette trilogie japonaise. Le style de David Peace à cette particularité du radicalisme le plus absolu pour les lecteurs : On aime ou on déteste avec le mérite de ne laisser personne indifférent. Comme pour ses romans précédents, l'histoire se base sur un tueur en série  ayant réellement existé pour mettre en relief, l'horreur d'une société laminée par la défaite qui peine à se relever et va entamer un long chemin de résilience.

     

    Avec ce premier opus, David Peace a su se dégager de son univers sordide du Yorkshire pour nous entrainer dans un voyage au cœur de la folie d'un pays meurtri par la défaite. Un texte rythmé fait d'onomatopées pour nous faire ressentir la crasse, les démangeaisons, la chaleur et la vermine qui ont envahi une cité à l'agonie. Serez-vous du voyage ?

     

     

    David Peace : Tokyo Année Zéro. Editions Rivages/Noir 2010. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Daniel Lemoine.

     

    A lire en écoutant : Bibo no Aozora, de Ryuichi Sakamoto. Bande original du film Babel. Fantasy Record 2006.

     

     

  • David Peace : 1977 ; 1980 et 1983, qu’elle était noire ma vallée ( suite et fin).

     

     

     

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    Lors d'un précédent billet, je vous avais parlé de 1974, chef d'œuvre de David Peace qui était en fait l'ouverture d'une sombre et sinistre tétralogie chroniquant les affres du Yorkshire et du libéralisme outrancier qui ravagea la région.

     

    En 1977, année du Jubilé, le tueur du Yorkshire sévit depuis plusieurs années, semant la terreur dans la région de Leed alors que la police impuissante s'échine à déployer des moyens considérables, mais inadaptés pour tenter de retrouver ce meurtrier. Nous suivrons le parcours de deux personnages secondaires du premier opus que sont le journaliste Jack Whitehead et le sergent Fraser qui tiennent les premiers rôles de cette tragédie. Car au-delà des apparences, certains crimes attribués à l'éventreur du Yorkshire pourraient révéler des histoires plus sombres qu'une troupe de policiers corrompus souhaiteraient dissimuler à tout jamais. Fraser, Whitehead, enquêteurs chevronnés mais minés par des tragédies personnelles vont-ils parvenir à faire éclater la vérité !?

     

    1980, troisième opus de cette chronique atroce, est le plus linéaire et le plus classique des 4 romans. Peter Hunter, de la police de Manchester est chargé d'analyser la masse de dossiers concernant l'éventreur du Yorkshire qui n'a toujours pas été interpellé. Il continue à sévir en toute impunité et c'est pour cette raison que l'on diligente une enquête parallèle au grand dam des enquêteurs du Yorkshire qui n'apprécient pas cette intrusion. Est-ce seulement par orgueil ou pour d'autres raisons bien plus inavouables que ces policiers s'emploient à mettre des bâtons dans les roues d'un Peter Hunter qui va très vite se retrouver dépassé par les événements et découvrir les sombres magouilles de flic corrompus.

     

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    1983 clôture le Red Ridding quartet. Un chant incantatoire à trois voix pour solder les comptes. Tous les comptes.

     

    1ère voix incarnée par le « Je » de Maurice Jobson, alias la Chouette, policier véreux à la tête d'une horde de flics pourris qu'il entraine dans des sombres affaires immobilières, de minables trafics de pornographies et surtout d'enquêtes bâclées avec des tabassages en règle qui se déroulent dans les sous-sol d'un commissariat. Une salle d'interrogatoire que l'on surnomme « Le Ventre » qui engloutit aveux et dénégations des suspects pour ne régurgiter qu'une « vérité acceptable ». Un soubresaut de conscience poussera ce flic malfaisant à enquêter sur une nouvelle disparition de fillette tout en faisant le lien avec un autre enlèvement datant de 1969. Si les coupable ne sont pas ceux qu'il a désigné, qui peut bien enlever et tuer toutes ces petites victimes !?

     

    Seconde voix incarnée par le « Tu » de John Piggott, avocat minable et alcoolique qui va prendre en charge les affaires de mères désespérées qui savent leurs fils innocents de tous les crimes monstrueux dont ils sont accusés. Ces petites filles qui disparaissent et qui meurent encore et toujours. Il découvrira l'enfer du Ventre, salle d'interrogatoire monstrueuse de la police du Yorkshire qui contraint les hommes à avouer l'inavouable et l'innommable. Qui est le véritable responsable de ces disparitions. John Piggott égrènera les jours qui le mèneront vers cette terrible vérité ? Cet enfant du Yorkshire, fils d'un flic déchu, pourra-t-il seulement faire face ?

     

    Troisième voix incarné par le « Il » de BJ, petite frappe minable et jeune prostitué malfaisant. C'est le personnage central de toute la série, l'homme qui aiguillera les enquêtes d'Eddie Dunford, de Jack Whitehead et Peter Hunter qui les mèneront tous à leur perte. C'est le personnage qui partagera les derniers instants de certaines des victimes, précédent leur assassinat sauvage. Victime, témoin, c'est surtout le jeune homme qui connaît l'ange du mal manipulateur qui brise les hommes, les femmes et surtout les jeunes fillettes du Yorkshire.

     

    En achevant ce quatuor, vous vous retrouverez laminé par tant de noirceurs et tant de tragédies. Aucun espoir de rédemption pour les protagonistes de ces tragiques épisodes car le Yorkshire engloutit ses secrets sous une trombe de pluies sombres et de boues malfaisantes et pestilentielles. David Peace, bien plus que l'atrocité des meurtres qui émaillent ses récits, s'attache à nous décrire le désespoir des victimes survivantes et surtout les affres des familles et proches qui ont perdu tout espoir avec les atrocités qui les ont frappées. Comme si l'inhumanité des crimes commis renvoyait à la fragile humanité d'hommes et de femmes ordinaires qui se retrouvent plongés dans un enfer sans nom. Le style de l'écriture n'est pas sans rappeler James Ellroy, mais pour nous entraîner dans un univers bien plus tragique que la déconstruction de la mythologie du rêve américain. Car Peace nous dépeint le Yorkshire de son enfance. Une région secouée par la fermeture des mines et des entreprises métallurgiques. Une région dépourvue de mythe ! Et c'est par petites touches, par le biais d'annonces radiophoniques, d'entrefilets des quotidiens de la région que l'écrivain nous fait prendre conscience de cette Angleterre qui sombre dans le déclin économique, irrésistiblement attirée par les mirages d'un libéralisme monstrueux qui fera bien plus de victime que l'éventreur du Yorkshire.

     

    David Peace c'est un style féroce et un regard sans complaisance sur une société à la dérive qu'il se plaît à décortiquer sous la lumière impitoyable d'une écriture incandescente.

     

     

     

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    David Peace : 1977. Editions Rivages/Noir 2005. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Daniel Lemoine.

     

    David Peace : 1980. Editions Rivages/Noir 2006. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Daniel Lemoine.

     

    David Peace : 1983. Editions Rivages/Noir 2008. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Daniel Lemoine.

     

    A lire en écoutant : Portishead. Album : Third, (Go ! Discs Ltd 2008)

     

     

     

  • DAVID JOY : LES DEUX VISAGES DU MONDE. LES FRUITS DE LA COLERE.

    david joy,les deux visages du monde,éditions sonatineOn pourra bien parler de Ron Rash, de Daniel Woodrell, de Larry Brown aussi, et énumérer ainsi toute une cohorte de romanciers prestigieux pouvant avoir influencé son œuvre pour se dire que finalement, au bout de cinq ouvrages d'une impressionnante sagacité, David Joy est devenu un auteur essentiel, à nul autre pareil, évoquant les travers sociaux de son pays au gré de récits sombres se déroulant dans le comté de Jackson, niché au cœur du massif des Appalaches, où il vit depuis l'âge de dix-huit ans. C'est cet ancrage à la région, ainsi que ces voix résonnant sur les contreforts de ces montagnes qu'il affectionne tant, qui caractérisent chacun de ses romans où, depuis ce petit lopin de terre, émerge certains des affres touchant l'ensemble des Etats-Unis. Il y est particulièrement question d'opioïde et des trafics sordides qui en découlent que ce soit avec Là Où Les Lumières Se Perdent (Sonatine 2016), son premier roman, ainsi que Le Poids Du Monde (Sonatine 2018) où il est également fait mention de la difficulté de se réinsérer pour un vétéran de la guerre d'Afghanistan, tandis qu'avec Nos Vies En Flamme (Sonatine 2022) émerge les thèmes en lien avec le réchauffement climatique se traduisant, dans la région, par ces immenses incendies ravageant la forêt. Et même s'il s'éloigne de tout ce qui a trait à la consommation de stupéfiants et à la marginalité qui résulte, Ce Lien Entre Nous (Sonatine 2020) se concentre une nouvelle fois sur les petites gens du comté de Jackson et de ce qui les unit dans la difficulté, mais également des rapports violents qui peuvent parfois diviser les membres d'une communauté préférant régler leurs comptes sans faire appel aux autorités pour lesquelles ils ont une confiance toute relative. Mais c'est sur un tout autre registre que David Joy revient sur le devant de la scène littéraire avec Les Deux Visages Du Monde où il aborde, avec une acuité incroyable, les délicats sujets du racisme et de la discrimination institutionnalisée qui secouent les régions les plus reculées du pays où l'on peine à voir la réalité en face.

     

    Toya Gardner a quitté Atlanta pour s'installer chez sa grand-mère, Vess Jones qui vit depuis toujours dans les montagnes de Caroline du Nord, non loin de Sylva chef-lieu du comté de Jackson. Désireuse d'achever son cursus universitaire dans le domaine artistique, cette jeune afro-américaine entend également dénoncer l'histoire de l'esclavagisme qui a marqué la région en effectuant quelques coups d'éclats déclenchant la colère de certains habitants et en provoquant ainsi une division au sein de la communauté ainsi que la résurgence d'éléments du passé que l'on voudrait continuer à oublier ou à enjoliver. C'est à ce moment qu'Ernie Allison, adjoint du shérif du comté, interpelle un individu inquiétant qui semble affilier aux suprémacistes blancs et qui possède un étrange carnet où figure les noms des personnalités importantes de la région. Désireux d'en savoir plus, Ernie se voit opposer une fin de non-recevoir de sa hiérarchie décidant de classer l'affaire. Mais quelques semaines plus tard, les événements prennent une autre tournure, lorsque deux crimes vont être commis dans ce coin perdu du massif des Appalaches désormais sujet à toutes les tensions. 

     

    D'entrée de jeu, on saluera avec Les Deux Visages Du Monde, la maturité de la mise en scène narrative d'une intrigue où l'enchainement des événements va se révéler extrêmement surprenant au gré de quelques scènes saisissante que les lecteurs les plus avisés seront bien en peine de voir venir. Et c'est peut-être là que réside le talent de David Joy de se situer à l'endroit où l'on ne l'attend pas, ce d'autant plus lorsqu'il aborde le thème du racisme au sein de la région où il vit en exposant les enjeux des uns et des autres au gré de confrontation d'un réalisme troublant qui s'éloigne résolument des clichés propre à ses régions du sud des Etats-Unis. A l'instar de William Dean Cawthorn, ce marginal affilié aux suprémacistes blancs, le personnage se révèle bien plus complexe qu'il n'y parait, même s'il apparaît extrêmement menaçant au gré de ses convictions odieuses et de ses accointances avec des notables affiliés au Ku Klux Klan. Exit donc l'individu redneck bas du plafond ou le psychopathe sanguinaire. Le racisme que David Joy évoque durant tout le récit, parait beaucoup plus insidieux comme ancré dans une certitude biaisée où l'on s'emploie à réécrire ou à atténuer un passé trouble à l'image de ce drapeau confédéré sujet des conflits entre le shérif John Coggins et Toya Gardner cette jeune afro-américain qui ne supporte plus ces relents, ou plutôt ces incarnations d'une société qui s'est bâtie sur les fondements de l'esclavagisme et de la discrimination. A partir de là, David Joy met en scène deux communautés qui ne se comprennent pas et, de fait, qui ne dialoguent plus mais qui s'interrogent parfois en tentant de se remettre en question et de trouver du sens dans ce conflit qui les oppose. C'est peut-être ce que l'on perçoit au gré des rapports entre John Coggins et Vess Jones, la grand-mère de Toya qui ne s'exprime pas avec autant de véhémence que sa petite fille mais n'en pense pas moins. Se targuant d'être l'ami d'enfance du mari défunt de Vess, le shérif Coggins ne peut admettre que l'on puisse le considérer comme quelqu'un de raciste. Mais le diable réside dans le détails, ou plutôt dans le quotidien de chacun que David Joy révèle au détour d'anecdotes extrêmement parlantes sur l'état d'esprit d'un certains nombres de concitoyens apparaissant, de prime abord, tout ce qu'il y a de plus respectables. Tout cela prend forme au sein de cet environnement sauvage que l'auteur dépeint avec cette force d évocation prégnante à l'exemple de ces instants où Vess Jones se ressource dans son potager ou de ces moments où l'adjoint du shérif Ernie Allison nourrit les truites du ruisseau bordant l'ancienne ferme de ses grands-parents où il vit et qui n'aime rien tant que de parcourir la forêt pour chasser ou cueillir des champignons. Ainsi,  au-delà du racisme qui divise, c'est probablement là que s'incarne Les Deux Visages Du Monde, autour de cette nature luxuriante et foisonnante indifférente à cette colère de femmes et d'hommes qui ne se comprennent plus en sombrant dans une violence qui tourne forcément au drame que l'on doit surmonter dans la douleur et qu'il faut surmonter au gré d'un processus de résilience que David Joy exprime avec une intensité émotionnelle peu commune. 

     

    David Joy : Les Deux Visages Du Monde (Those We Thought We Knew). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Cotté.

    A lire en écoutant : Like Some Old Sad Song de David Childers. Album : Melancholy Angel. 2023 Ramseur Records.

  • DAVID JOY : NOS VIES EN FLAMMES. GENERATIONS PURDUE

    david joy,nos vies en flamme,sonatineAux Etats-Unis, on parle désormais de crise, voire même d'épidémie des opioïdes pour évoquer le désastre sanitaire déferlant depuis près d'une vingtaine d'années sur le pays, en faisant référence à la surconsommation, avec ou sans prescription, de médicaments incorporant cette substance dont les fameux OxyContin, Vicodin et Fentanyl provoquant une impressionnante vague de surdoses meurtrières avec des consommateurs qui se sont tournés notamment vers l'héroïne pour pallier des addictions dont ils étaient victimes avec ces comprimés. Un thème abordé dans la série Dopesick dont l'action se déroule en Virginie du Sud, dans les Appalaches au cœur d'une région particulièrement touchée par le phénomène à l'instar de la Caroline du Nord où vit le romancier David Joy qui situe l'ensemble de son œuvre dans le comté de Jackson où il est principalement question de pauvreté et de dépendance aux narcotiques, deux problèmes endémiques étroitement liés. Comme il l'a souvent expliqué, David Joy n'écrit sur rien d'autre que ce qu'il connaît et l'entoure comme ce fut le cas notamment avec son premier roman Là Où Les Lumières Se Perdent (Sonatine 2015) où l'on appréciera cette écriture à la fois dense et épurée qui le caractérise et que l'on retrouvera dans Le Poids du Monde (Sonatine 2017) et Ce Lien Entre Nous (Sonatine 2018). C'est donc en l'espace de trois ouvrages que David Joy est devenu l'une des grandes voix de l'Amérique du Nord avec des récits d'une grande noirceur, imprégné d'une tragédie évoluant dans le milieu de la toxicomanie comme c'est d'ailleurs le cas avec Nos Vies En Flammes où les incendies ravageant les forêts du comté deviennent l'allégorie de vies consumées par la consommation de stupéfiants.

     

    Vivant isolé, à l'orée d'un bois d'où il peut entendre les cris des coyotes, Ray Mathis, un vieux colosse au crépuscule de sa vie, entretient le souvenir de sa femme défunte dans son humble demeure régulièrement visitée par son fils, unique membre de la famille qu'il lui reste. Désespérément accro à l'héroïne, le jeune homme dépouille la maison de son père de tout ce qu'il peut revendre pour assouvir son vice. Mais un soir, Ray reçoit l'appel d'un dealer réclamant son dû en échange de la vie de son rejeton. S'acquittant de la dette, le vieil homme exige que l'on cesse de fournir son fils en héroïne. Une exigence qui restera vaine en poussant ainsi Ray sur le chemin de la révolte, bien décidé à faire sa propre justice. Un embrasement de colère faisant écho à ces incendies qui ravagent les forêts environnantes, symboles d'un pays sur le déclin.

     

    Outre le fait d'être romancier, David Joy écrit parfois quelques articles sur l'american way of life en confiant ses expériences que ce soit dans le domaine des armes à feu ou sur ce qui a trait à la pauvreté et à la délinquance dans sa contrée des Appalaches. Vous trouverez donc en forme de postface dans Nos Vies En Flammes, un article intitulé "génération opioïde", publié au printemps 2020 dans la revue America qui traite de "ces enfants dont les premières drogues qu'ils ont prises étaient prescrites par des médecins" avec l'assentiment des grands laboratoires pharmaceutiques à l'instar de l'entreprise Purdue Pharma qui s'est ingéniée à minimiser les risques d'addiction de ses médicaments à base d'opioïde. Lire un tel article permettra aux lecteurs de mettre en perspective les récits tragiques d'un auteur qui dépeint son environnement à la manière d'un naturaliste talentueux restituant l'atmosphère de son environnement social dramatique ainsi que le faste de cette nature sauvage qui l'entoure.

     

    Même si elle est omniprésente, il n'y a jamais d'excès dans la violence que David Joy décline dans ses romans à la fois âpres et somptueux. Elle devient l'essence de l'ensemble de ses intrigues étroitement liées à la pauvreté d'une région où les habitants entretiennent tout de même un esprit de solidarité afin de lutter contre les afflictions qui frappent une population particulièrement vulnérable. On en prend la pleine mesure avec Nos Vies En Flammes et plus particulièrement au travers du désarroi de Ray Mathis qui observe son entourage s'embraser tout comme les forêts environnantes. Mais plutôt que la résignation, c'est désormais le sentiment de révolte qui habite ce personnage central qui va lutter à sa manière contre ceux qui ont détruit la vie de son fils Ricky. En parallèle, on découvrira les contours d'une enquête policière se focalisant sur le Supermarché, surnom donné à un conglomérat de mobile homes délabrés qui servent de point de deal à l'ensemble des toxicomanes de la région. Situé sur une réserve indienne, le lieu donne l'occasion à David Joy d'évoquer tout l'aspect dramatique du sort réservé aux amérindiens vivant en autarcie grâce notamment à l'apport économique d'un casino qui blanchit l'argent de la drogue. Malgré cet apport, on découvre une population tout aussi fragilisée que celle du comté de Jackson et dont un certain nombre de jeunes qui ont sombré dans les méandre de l'addiction aux stupéfiants à l'instar de Denny tentant de lutter contre ses démons du mieux qu'il peut. 

     

    Avec Nos Vies En Flammes, on retrouve donc toute la ferveur vibrante de David Joy pour sa région et qui décline cette ambivalence entre une nature somptueuse qui se consume et une galerie de personnages qui charrient leur désespoir dans un quotidien offrant, en dépit de tout, quelques maigres lueurs d'optimisme au gré d'un roman noir chargé d'émotions. 

     

    David Joy : Nos Vies En Flammes (When These Mountains Burn). Editions Sonatine 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.

    A lire en écoutant : Play It All Night Long de Drive-By Truckers. Album : The Fine Print. 2009 New West Records.