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la manufacture de livres - Page 3

  • Patrick K Dewdney : Crocs. Après nous, le déluge !

    Service de presse.

     

    Capture d’écran 2015-06-08 à 00.19.33.pngCyril Herry et Pierre Fourniaud. Retenez bien ces deux noms car ces éditeurs possèdent le rare talent de concentrer dans leur nouvelle collection Territori, issue des éditions Ecorce et de la Manufacture de Livres, une palette d’auteurs exceptionnels comme Séverine Chevalier avec Clouer l’Ouest, ou Frank Bouysse avec Grossir le Ciel. Désormais il faut également compter avec Crocs de Patrick K Dewdney. Bien plus qu’un simple courant de type Nature Writing, Territori s’inscrit dans une volonté de mettre en lumière un artisanat de l’écriture finement ciselée d’où émane des textes d’une singulière puissance.

     

    Il n’est plus qu’une ombre titubante que la forêt absorbe peu à peu. Il n’est plus qu’un animal traqué que les hommes poursuivent sans relâche. Mais rien n’arrêtera sa marche incertaine. Il tracera son chemin au travers des ronciers, des tourbières et des arrêtes rocheuses. Hirsute, il s’imprègnera de la nature et du souvenir des Anciens avec pour seul compagnon de misère, ce cabot famélique. En lisière de cette civilisation désormais honnie il avancera. Sa pioche sur l’épaule, il avancera vers le Mur. Droit dans le Mur.

     

    Crocs est indubitablement un roman noir que l’auteur a enveloppé d’une tonalité poétique peu commune en puisant, entre autre, dans la richesse d’une langue maîtrisée à la perfection. Des accents pastoraux pour un récit qui se déroule dans une succession de paysages sauvages du Limousin déclinés sur une scène unique de fuite dont ne connaît ni les raisons, ni les buts, hormis celui d’atteindre, par tous les moyens, ce Mur hostile. On découvrira en alternance à cette fuite, quelques réflexions du personnage et quelques souvenirs lointains le poussant à s’immerger corps et âme au cœur d’une nature hostile qui se révèle être son ultime alliée. Puis dans les cinq dernières pages s’illustrera la tragédie poignante révélant les vains desseins de cet homme mystérieux. Car l’autre particularité du roman réside dans le fait que l’auteur ne s’embarrasse pas de détails concernant l’identité du fuyard. Il le débarrasse de tout ce qui fait de lui un homme dit civilisé. Libéré de ces oripeaux humains, notre fugitif s’imprègne d’un mysticisme acétique. Cela prend parfois des tournures bibliques à l’instar de son corps déchiré par les épines, de l’hostie animale ou du but final qu’il s’est assigné. Outre l’aspect divin, l’homme prend conscience, au fur et à mesure de l’échappée, de son animalité qui donne son titre au roman.  

     

    Dans Crocs, vous vous immergerez dans les profondeurs troubles d’une nature magnifiée par un torrent de phrases et de mots qui donnent toutes leurs saveurs à ce roman sauvage qui pose les questions que personne ne souhaite formuler et auxquels personne n’ose répondre. D’ailleurs, dans cette errance forestière, l’homme a cessé depuis longtemps de s’interroger en laissant tout derrière lui, hormis cette pioche qu’il porte comme un fardeau. Il ne lui reste que cette fragile certitude d’avancer jusqu’au Mur accompagné des souvenirs enfouis de ce peuple oublié dont les reliques hantent la forêt.

     

    Patrick K Dewdney dresse le constat amer et pessimiste d’une civilisation disparue qui fait écho à notre monde en voie de désintégration dont la spirale sans issue contraindrait  des hommes lucides aux actes les plus extrêmes afin de s’extraire du système. En contrepartie, il nous offre un texte fait de sensations et de ressentis où le lecteur perçoit le goût de l’eau impétueuse, la douceur de la mousse spongieuse et les effluves des écorces chauffées par le soleil. Un récit tout en vigueur et en douceur à l’image de ces bois sauvages dont on ne ressort pas indemne.

     

    Lorsque l’on découvre Crocs, on capte immédiatement le talent d’un auteur qui maîtrise les jeux de l’écriture en façonnant des phrases toutes plus belles les unes que les autres. Il serait vraiment dommage de passer à côté d’un tel roman.

     

    Patrick K Dewdney : Crocs. La Manufacture de Livres - Editions Ecorce/Collection Territori 2015.

    A lire en écoutant : White Rabbit de Jeffeson Airplane. Album : The Best of Jefferson Airplane. Sony BMG Music Entertainment 2007.

  • Franck Bouysse : Grossir le Ciel. Le silence de la terre.

    franck bouysse, grossir le ciel, la manufacture de livres, raymond depardonC’est le terroir ou la région qui imprègne parfois les pages des romans noirs d’une force peu commune où la puissance du langage immerge le lecteur dans des atmosphères aux teintes poétiques et inquiétantes.  En France, peut-être plus qu’ailleurs où la culture de la terre reste encore une des valeurs emblématiques du pays il y a toute une série d’auteurs qui abordent l’aspect rural de ces contrées pour nous offrir des ouvrages d’une rare intensité où l’émotion côtoie la tension de personnages en ruptures. Dans ce courant littéraire que l’on pourrait qualifier de rural writing, vous découvrirez Pascal Dessaint, Séverine Chevalier pour n’en citer que quelques un. Et puis il faut désormais compter sur Franck Bouysse qui nous livre un splendide roman intitulé Grossir le Ciel.

     

    Les Doges, c’est un lieu-dit rugueux et enneigé, fait de silences où quelques hommes solitaires partagent une rude existence au coeur de cette région reculée des Cévennes. Les Doges ce sont Abel et Gus, deux paysans taciturnes qui croisent la destinée de leurs exploitations au rythme de la terre et du bétail qui cimentent cette amitié bancale. Dans ce décor hivernal, il y a des coups de feu qui résonnent et qui effraient les grives, des traces de pieds nus et du sang dans la neige. Parce que Les Doges, ce sont aussi des secrets enfouis, des regrets que l’on tait et des paroles que l’on ne sait pas offrir. Remué on ne sait trop pourquoi par le décès de l’Abbé Pierre, Gus, accompagné de son fidèle chien Mars, va peut-être bien finir par découvrir ce qui se trame du côté de la ferme d’Abel.

     

    franck bouysse,grossir le ciel,la manufacture de livres,raymond depardonAvec Grossir le Ciel, Franck Bouysse restitue l’ambiance moribonde de ce monde terrien en déshérence que Raymond Depardon capta si bien tout au long de sa trilogie de Profils Paysans. D’ailleurs l’auteur rend un hommage appuyé au photographe documentariste qui semble avoir photographié la mémé de Gus. Frank Bouysse nous livre un texte évocateur d’une sobre puissance, tout en retenue à l’image de ces forçats de la terre qui hantent ces paysages silencieux des Cévennes. Dans ce monde en voie de disparition où la relève brille par son absence, il y a cette mort lente et silencieuse, presque sous-jacente qui ponctue les pensées de ces protagonistes vieillissants qui ne savent plus que faire de cette terre si précieuse que les anciens leur ont confiés. Au détour de chacune des  pages, on peut percevoir l’odeur forte du bétail, de l’humus et du fourrage, le parfum glacé de la neige et les effluves acides de la peur et des regrets. Gus et Abel sont des hommes en fin de course, broyés par le rythme inusable des saisons qui s’enchaînent. Mais outre le fait de dépeindre un univers avec une belle justesse, Franck Bouysse, installe au fil du récit une tension qui s’accentue de pages en pages sans que l’on ne puisse deviner où tout cela va nous mener. Un final onirique plonge définitivement le lecteur dans ces paysages de neige et de roches parsemés de forêts tout aussi silencieuses que les protagonistes qui parcourent l’histoire.

     

    Outre le contenu, on appréciera le soin qu'a apporté la maison d'édition pour illustrer la maquette du livre avec cette photo qui sublime l'atmosphère désuète de ce monde rural à l'agonie.

     

    Dans ce roman terrien, Grossir le Ciel c’est un titre évocateur qui trouvera toute sa signification dans les dernières lignes d’un texte puissant et poignant tout à la fois que vous n’oublierez pas de sitôt. Franck Bouysse : retenez bien ce nom !

     

    (Photo : Raymond Depardon : Paul Argaud, le paysan regardant la retransmission de la cérémonie d'enterrement de l'Abbé Pierre)

     

    Franck Bouysse : Grossir le Ciel. Editions la Manufacture de Livres 2014.

    A lire en écoutant : Into My Arms : Nick Cave & The Bad Seeds – Album : Best of. Mute Records 1998.