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  • Alain Bagnoud : De La Part Du Vengeur Occulte. L'art de la politique.

    alain bagnoud,de la part du vengeur occulte,bsn pressA la lecture du trio final de la sélection du prix du Polar romand 2022, certains membres du milieu littéraire ont probablement dû s'étrangler en apprenant qu'il s'agissait de trois romans issus de la maison d'éditions BSN Press avec Dans L'Etang De Souffre Et De Feu de Marie-Christine Horn, Les Inexistants de Catherine Rolland et De La Part Du Vengeur Occulte d'Alain Bagnoud qui débarque ainsi dans le monde de la littérature noire en emportant l'adhésion du jury décidant de récompenser ce premier roman policier de l'auteur. Mais certains esprits chagrins, dont je fais partie, ont pu se dire que le jury célèbre une nouvelle fois un primo-romancier du polar au détriment de ceux qui naviguent dans le milieu depuis de nombreuses années sans obtenir de reconnaissance puisque le prix du Polar romand est l'une des rares récompenses célébrant la littérature noire romande. Mais il faut bien admettre qu'à la lecture de ce roman policier se déroulant dans le milieu de l'art à Genève on comprend très rapidement l'adhésion d'un jury probablement séduit par la qualité d'écriture exceptionnelle d'Alain Bagnoud qui fait partie des grandes figures de la littératures romandes et dont on espère qu'il réitérera son incursion dans le milieu du polar. Quoiqu'il en soit, la sélection célèbre également le travail de l'éditeur charismatique de BSN Press, Giuseppe Merrone dont j’imagine la mine réjouie à l’annonce d’un tel résultat. 

     

    A Genève, Jean-Phillipe Meilat est un homme politique d'envergure qui aspire à écrire son autobiographie en vue des prochaines élections. C'est Alexandre, jeune gosthwriter ambitieux,  qui se charge de rédiger l'ouvrage lors d'entretiens réguliers avec le politicien. Mais celui-ci reçoit depuis quelques jours des photos expédiées par un individu mystérieux qui signe ses envois avec la mention : De la part du vengeur occulte. Ne comprenant pas le sens de la démarche, Jean-Philippe Meilat demande à Alexandre de découvrir l'identité de cet étrange expéditeur. L'enquête va entrainer le jeune homme dans le milieu élitiste de l'art contemporain avec sa cohorte d'artistes, collectionneurs et galeristes qui naviguent également dans le monde opaque des affaires et de la politique. Un univers aux codes bien établis sur lequel plane l'ombre de Massimov, un oligarque russe bien établi sur la place de Genève et qui peut se révéler plus dangereux qu'il n'y paraît. De fait, Alexandre ne va pas tarder à se retrouver mêler à deux assassinats qui vont bouleverser son existence bien tranquille.

     

    Outre son activité de romancier et d'enseignant, Alain Bagnoud à créé Blogre, un blog littéraire, tenu par un collectif d'écrivains romands, hébergé sur la même plateforme de la Tribune de Genève que Mon Roman ? Noir et Bien Serré ! Mais c'est sur le site à son nom que l'on trouvera quelques recensions sur les polars où figurent des auteurs tels que Thierry Jonquet, John R. Lansdale, Ed McBain et Ted Lewis pour n'en citer que quelques uns. Ainsi, l'on ne s'étonne plus guère qu'Alain Bagnoud se soit essayé au polar qu'il semble apprécier. Pourtant dans De La Part Du Vengeur Occulte, il faut bien reconnaître qu'Alexandre, personnage central du récit, présente toutes les caractéristiques du héros balzacien, autre passion de l'auteur, en évoluant dans ce microcosme genevois qu'il observe avec une certaine morgue ironique qui se traduit notamment dans les questions savoureuses ponctuant les chapitres du récit en lui conférant ainsi un certain humour acide extrêmement plaisant. Il faut admettre qu'Alain Bagnoud n'a pas son pareil pour saisir en quelques phrases bien senties les différents protagonistes fréquentant ce milieu de l'art contemporain qui a pris ses aises dans le quartier populaire de Plainpalais qui subit cette embourgeoisement avec une floraison de galeries improbables s'agglutinant autour du musée d'art moderne et contemporain. Et puisque l'on se situe à Genève, le récit va immanquablement prendre un tournure financière avec en toile de fond tout le business qui alimente ce marché de l'art plutôt lucratif dont une partie est gérée par quelques oligarques russes qui n'ont rien de fictionnels. On le voit ainsi, Alain Bagnoud restitue avec un regard acéré et extrêmement caustique tout le landerneau genevois dans un récit où l'enjeu se situe à définir qui se cache derrière ce vengeur occulte dont les actions vont également conduire notre jeune enquêteur du côté de la population précaire qui hante les rues genevoises en quête d'abris de fortune. Et puis il y a les crimes qu'il va falloir résoudre et dont on trouvera les réponses en toute fin de récit, au terme d'une enquête qui dépossédera le lecteur de toutes ses illusions quant au milieu politique côtoyant le monde impitoyable des affaires. Des personnages ambivalents à l'instar du magnifique Me Dumont, une intrigue bien orchestrée, pas de doute Alain Bagnoud est un grand auteur de polar.

     

     

    Alain Bagnoud : De La Part Du Vengeur Occulte. Editions BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : Star Treatment d'Artic Monkeys. Album : Tranquility Base Hotel & Casino. 2018 Domino Recording Company Ltd.

  • COLIN NIEL : DARWYN. SORTILEGES DE LA FORET.

    colin niel, darwyne, éditions du rouergueOn connaît Colin Niel avec sa série de romans policiers se déroulant dans le département de la Guyane française en mettant en scène les enquêtes du capitaine Anato et dont le dernier récit, Sur Le Ciel Effondré (Rouergue Noir 2018) avait marqué critiques et lecteurs conquis par ce personnage central aux origines Noirs Marrons sortant de l'ordinaire. Mais Colin Niel s'est également distingué avec des romans noirs à l'instar de Seules Les Bêtes (Rouergue Noir 2017) superbement adapté au cinéma par Dominik Moll et Entre Fauves (Rouergue Noir 2020) dont l'intrigue se déroulait entre les Pyrénées et la Namibie. Outre le télescopage des destins qui anime ses intrigues, l'auteur prend soin d'évoquer, sans jamais être pesant, l'aspect de la thématique de l'écologie émergeant de textes nous entraînant dans des contrées méconnues. De retour en Guyane française, Colin Niel délaissera pourtant le capitane Anato pour nous inviter à découvrir Darwyne, un petit garçon à la personnalité ensorcelante qui semble faire communion avec la forêt environnante qui prend, un nouvelle fois, une place centrale dans ce récit aux accents fantastiques. 

     

    En Guyane française, le bidonville de Bois Sec gagne toujours un peu plus de terrain sur la forêt environnante. C'est donc à l'orée de cette jungle que vit Darwyne Massily, un jeune garçon de dix ans qui doit composer avec un handicap au niveau des pieds suscitant les moqueries de ses camarades qu'il évite soigneusement. Ainsi isolé, il se tourne vers sa mère Yolanda, une femme au caractère fort et d'une beauté à nulle autre pareille qui subjugue les hommes composant la longue liste de beaux-pères perturbant l'existence du jeune garçon en s'installant dans leur petit carbet. Le dernier en date est un colosse se prénommant Johnson qui n'hésite pas à malmener Darwyne. C'est ainsi que surgit Mathurine, une assistante sociale de la protection de l'enfance  à qui l'on a confié un signalement concernant le garçon. Elle succède à une collègue qui a définitivement quitté la région après une première évaluation dont les conclusions apportent davantage de questions que de réponses. 

     

    L'histoire s'articule autour de deux personnages que sont bien évidemment Darwyne qui recherche obstinément l'affection de sa mère Yolanda aussi belle que forte de caractère, mais paraissant éprouver quelques révulsions à l'égard de son fils. L'autre aspect de l'intrigue s'intéresse au parcours de Mathurine, cette femme célibataire qui souhaite avoir un enfant à tout prix en tentant des démarches auprès de médecins spécialisés dans le domaine de procréation assistée. Avec Mathurine c'est l'occasion de voir les difficultés des service sociaux en Guyane et plus particulièrement de la protection de l'enfance mise à mal par la multitude de dossiers en cours, ceci plus particulièrement dans les bidonvilles où la vie est particulièrement difficile comme le dépeint Colin Niel avec beaucoup de justesse par l'entremise de la relation ambivalente entre Yolanda et Darwyne qui survivent tant bien que mal dans leur petit carbet à proximité de la forêt. On apprécie cette écriture expressive mettant en relief le quotidien d'une population précaire en s'intéressant plus particulièrement à ce petit garçon attachant qui semble nouer un rapport complexe avec la forêt. Un endroit prenant, nous permettant de percevoir sa dimension toute particulière à mesure que l'on progresse dans un récit à la fois envoûtant et fantastique où l'auteur exploite d'une manière très mesurée l'aspect des contes et des traditions qui émane de la densité de cette forêt guyanaise devenant l’enjeu principal du roman. L'ensemble nous offre ainsi une intrigue intelligemment construite autour de personnages très réalistes qui vont évoluer dans un registre surprenant qui fonctionne pourtant parfaitement au terme d'un récit trop bref pouvant susciter quelques frustrations tant l'on a apprécié ce roman confirmant tout le talent de Colin Niel pour nous immerger dans des lieux à la beauté improbable qui nous font parfois frémir.

     

    Colin Niel : Darwyne. Editions du Rouergue/Noir 2022.

     

    A lire en écoutant : Démons de Angèle et Damso. Album : Nonante-Cinq La Suite. 2022 Angèle Vl Records.

  • Franck Bouysse : L'Homme Peuplé. Voyage en hiver.

    franck bouysse, l'homme peuplé, albin michelCe n'est certainement pas si anodin que cela si Franck Bouysse met en scène dans L'Homme Peuplé, son dernier roman, un personnage tel que Harry, écrivain en mal d'inspiration après avoir rencontré un succès considérable lors de la parution de son premier roman. Non pas que l'auteur soit en panne d'inspiration, mais qu'en faisant l'objet d'une certaine attention avec la publication de livres tels que Grossir Le Ciel et Né D'Aucune Femme, Franck Bouysse doit désormais composer avec une certaine notoriété pouvant se révéler quelques peu pesante pour un homme aspirant davantage à une certaine discrétion. Il est pourtant bien loin le temps des publications pour de modestes maisons d'éditions alors que ses derniers romans publiés chez Albin Michel font désormais l'objet de grands encarts publicitaires tandis qu'il lui faut honorer de nombreuses rencontres avec un public toujours plus important avide de le côtoyer. Dans un monde de la littérature où le succès fait l'objet de sentiments paradoxaux oscillant entre la satisfaction et la remise en question, il existe donc certainement cette envie ou cette tentation de se mettre en retrait tout comme Harry pour se retrouver au cœur d'un paysage hivernal désolé, dans cet arrière-pays si cher à Franck Bouysse avec cet effet miroir qui devient l'un des moteurs essentiels d'une intrigue se situant à la lisière du fantastique en nous rappelant les romans du regretté Claude Seignolle.

     

    Après avoir rencontré un succès considérable lors de la parution de son premier roman, Harry est désormais en panne d'inspiration ce qui le pousse à s'éloigner de l'agitation de la ville en faisant l'acquisition d'une ferme à proximité d'un village isolé. Emménageant en plein hiver, le romancier doit s'accommoder de la neige et du silence qui enveloppe cette campagne désolée. Des conditions idéales pour l'écriture. Pourtant il y a cette sensation de malaise avec cette impression d'être observé en permanence tandis que des événements étranges se produisent dans le voisinage et plus particulièrement du côté ce corps de ferme où vit Caleb, un guérisseur et un sourcier énigmatique qu'il n'a jamais vu.  A mesure qu'il se familiarise avec les habitants du village, Harry doit composer avec leurs secrets à l'instar de Sofia, cette épicière qui semble dissimuler quelques blessures. Une atmosphère de plus en plus étrange règne ainsi dans cette région rurale où les croyances et superstitions vous font frissonner bien plus que la morsure de cet hiver envoûtant. 

     

    Avec cette mise en abime de Harry, écrivain en quête de solitude pour renouer avec l'inspiration, on ne peut s'empêcher de penser à l'auteur lui-même se mettant en scène dans ce récit où résonne les notes des chants du Winterreise de Schubert contribuant à l'atmosphère à la fois sombre et ensorcelante de cet hiver s'emparant de cette contrée rurale retirée et imprégnée d'étranges phénomènes où les revenants côtoient les vivants. Franck Bouysse, sans livrer tous ses secrets, nous restitue ainsi par la grâce de ses mots qui sonnent toujours juste, quelques mécanismes de l'écriture et de l'imaginaire qui se fracassent au gré d'événements troublants, parfois surnaturels frappant l'existence recluse de Harry cherchant à comprendre le sens de ce qui lui arrive. Il lui faudra donc déterrer quelques secrets que dissimulent les habitants du village et plus particulièrement Sofia qui tient l'un des rares commerces encore ouvert à cette saison. On découvrira les réponses aux interrogations de Harry par le biais des chapitres consacrés à Caleb, le personnage charismatique de L'Homme Peuplé qui outre son travail à la ferme, officie comme guérisseur en n'utilisant ses dons qu'à l'intention des animaux comme s'il redoutait le pouvoir qu'il détient de sa mère dont l'affection se traduit également par une espèce de crainte mutuelle quant aux secrets qu'ils se dissimulent respectivement. Ce sont d'ailleurs toujours ces secrets enfouis qui animent les récits de Franck Bouysse poursuivant l'exploration de cet environnement rural qui lui sied parfaitement. Et puis il y a cette particularité dans la justesse du ton se traduisant notamment dans le rythme de dialogues ciselés qui touchent et séduisent le lecteur. Et pour finir, on appréciera comme toujours la beauté de cette nature qu'il dépeint avec la magnificence d'un texte imprégné de sensations et même de sonorités qui finissent par nous envoûter définitivement au cœur de cette trame aux accents fantastiques baignant dans le berceau des traditions et des superstitions hantant cette campagne désolée qui nous séduit et qui nous intrigue tant.

     

    Franck Bouysse : L'Homme Peuplé. Editions Albin Michel 2022.

    A lire en écoutant : Winterreise de Schubert. Album Dietrich Fischer-Dieskau & Gerald Moore. 1985 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.

  • NICOLAS VERDAN : LE MUR GREC. C'EST APRES LA MORT QU'IL N'Y A PLUS DE FRONTIERE.

    nicolas verlan, le mur grec, éditions l’atalante, collection fusion

    Service de presse

     

    "Cherchons la vérité, à défaut de faire régner la moindre justice."

     

    Il y a tout d'abord eu le travail de journaliste sur le terrain, puis l'intervention du romancier pour prendre le relais et tracer les aventures d'Agent Evangelos, un policier évoluant dans la Grèce des années 2010, ravagée par la crise économique dont Nicolas Verdan restitue le climat déliquescent avec Le Mur Grec, un roman paru en 2015 aux éditions Bernard Campiche avant de connaître une seconde vie avec une réédition pour la collection Fusion chez l'Atalante en lui offrant ainsi davantage de visibilité par le biais d'une diffusion sur l'ensemble des pays francophones. Une belle initiative que l'on doit à l'intervention d'Emeric Cloche et de Caroline Benedetti décidant de partager leur découverte d'un roman policier hors du commun, puisque l'enquête n'est qu'un prétexte pour explorer les aléas d'un pays européen qui doit gérer les flux migratoires en tenant compte des injonctions des autres pays de la communauté et plus particulièrement de l'Allemagne qui compte dicter ses conditions notamment dans le registre de l'élaboration d'une muraille de barbelés au bord de la rivière Evros dessinant la frontière avec la Turquie. 

     

    Agent Evangelos passerait davantage de temps au Batman pour écluser quelques verres en attendant la naissance de sa petite fille. Mais le vieux policier proche de la retraite doit rempiler pour le compte du service des renseignements qui lui confie une affaire délicate. A la frontière avec la Turquie, du côté de l'Evros, la police locale a découvert une tête sans corps ce qui n'a rien de banal. Certes les corps de migrants ce n'est malheureusement pas ce qui manque sur cette zone militarisée. Mais il n'a jamais été question de mutilations. L'enquête est d'autant plus sensible qu'elle se situe à l'endroit même où la Grèce doit construire un mur de barbelés pour contenir le flux migratoire, ceci en comptant sur le financement de Bruxelles. Pour couronner le tout, la tête a été retrouvée à proximité de l'Eros, un bordel fréquenté par les garde-frontières de l'agence Frontex.

     

    On avait évoqué le talent de Nicolas Verdan avec La Coach, son dernier roman noir récompensé en 2018 par le Prix du polar romand qui saluait un récit social dénonçant les dérives de grandes entreprises helvétiques. C'est dans le même registre qu'il faut aborder Le Mur Grec où Nicolas Verdan, ce vaudois aux origines grecs, s'emploie à mettre en lumière les affres d'une Grèce à l'économie exsangue qui doit composer avec ses partenaires européens. L'auteur évoque ainsi en toile de fond, les manifestations quotidiennes se déroulant dans les rues d'Athènes ainsi que le parcours tragique d'une prostituée russe officiant dans les hôtels de la capitale avant d'échouer dans un bordel glauque de la province grec que le personnel de l'agence Frontex fréquente de manière assidue. On assiste également à la fuite éperdue de Nikaulos Strom, cet entrepreneur audacieux qui comptait décrocher un contrat pour mettre en place ce mur de barbelés censé contenir l'afflux de migrants. Un ensemble de personnages très réalistes qui gravitent autour d'Agent Evangelos qui a pour mission d'enquêter sur cette tête sans corps en évitant le scandale ce qui équivaut à étouffer l'affaire en mettant en exergue la corruption de ces édiles politiques. Avec une écriture vertigineuse parfois poétique, parsemée d'envolées elliptiques saisissantes, Nicolas Verdan dresse ainsi un portrait sans concession mais extrêmement réaliste d'une Grèce en proie aux contradictions politiques entre ses propres aspirations et celles d'une communauté européenne qui compte dicter sa loi à coups de financements hasardeux, ceci à l'image d'une agence Frontex décriée et d'ailleurs remise en question lors des votations suisses de mai 2022. Mais au-delà de ces thèmes dramatiques, en suivant les pérégrinations d'Agent Evangelos, Nicolas Verdan décline avec beaucoup de douceur, le charme d'un pays où il fait bon vivre en dépit de tout. 

     

    Nicolas Verdan : Le Mur Grec. Editions L'Atalante, collection Fusion 2022.

    A lire en écoutant : La Frontière de Bernard Lavilliers. Album : Voleur De Feu. Barclay 1986.

  • Jurica Pavičić : La Femme Du Deuxième Etage. Cadeau empoisonné.

    Capture.PNGService de presse

     

    C'est peu dire que Jurica Pavičić a emporté tant l'adhésion du public que de la critique avec une myriade de prix célébrant L'Eau Rouge (Agullo 2021), premier ouvrage publié en France pour cet auteur croate qui n'a rien d'un débutant puisqu'il a déjà écrit sept romans ainsi qu'une pièce de théâtre et quelques recueils de nouvelles. Avec un tel succès, bon nombre de lecteurs attendaient l'auteur au tournant en se demandant s'il allait réitérer ce coup d'éclat qui s'incarnerait donc avec La Femme Du Deuxième Etage, un roman intimiste publié en Croatie deux ans avant L'Eau Rouge. Les spéculateurs en seront donc pour leur frais mais retrouveront avec un certain plaisir de nombreux thèmes chers au romancier à l'instar du tourisme et de ses excès, notamment dans sa ville natale de Split où se déroule l'ensemble d'un récit qui prend des allures de roman noir autour d'un fait divers somme toute assez ordinaire mais qui transcende pourtant les codes du genre.

     

    Cela fait maintenant onze ans que Bruna purge sa peine à la prison de Pozega, en Croatie, pour le meurtre de sa belle-mère qu'elle a empoisonnée. Elle dort peu, travaille à la cuisine du centre de détention et prend le temps de se remémorer ce destin qui a fait basculer sa vie. Elle se souvient de la ville de Split où elle a toujours vécu, de sa rencontre avec Frane qui aspire à devenir marin. Un coup de foudre suivi du mariage puis de l'emménagement au deuxième étage de la villa des parents de Frane où vit Anka sa belle-mère qui régente encore la vie de son fils. Puis soudainement, il y a cette crise cardiaque dont Anka est victime et qui la rend partiellement handicapée en bouleversant la vie de Bruna qui doit s'en occuper tandis que son mari vogue sur les flots. Peu à peu, le poids devient trop lourd. Et puis il y a cette boîte en fer de mort-aux-rats qui devient la seule lueur d'espoir pour s'extraire de cet enfer quotidien. Bruna se remémore tout cela à un mois de sa sortie de prison. Que va-t-il advenir d'elle ?

     

    Avec La Femme Du Deuxième Etage on change complètement de registre en quittant la dimension du roman chorale qui prévalait avec L'Eau Rouge pour s'immerger dans l'intimité du destin ordinaire de Bruna qui va éclater avec ce fait divers devenant ainsi le point névralgique d'un récit envoûtant où l'on se plait à découvrir les reliefs de cette vie terne que l'auteur égrène avec talent au gré d'une écriture soignée et immersive. Même si l'on connaît dès le début les contours du fait divers qui va conduire Bruna en prison, Jurica Pavičić se concentre dans la première partie du récit sur les raisons qui ont entraîné son personnage central à commettre un tel acte, tandis que la seconde partie du roman s'intéresse au devenir de Bruna à sa sortie de prison avec cet espèce d'exil sur l'île de Dvrenik Veli à proximité de Split. Il émerge ainsi du texte des sentiments ambivalents comme l'empathie que l'on éprouve pour Bruna, cette femme meurtrie qui empoisonne peu à peu sa belle-mère qui n'a pourtant rien d'un monstre. C'est l'intérêt de ce récit bien construit où l'auteur prend soin de rester mesuré en présentant dans l'entourage de Bruna tout une galerie de personnages aux caractères mesurés qui font que l'on évite ainsi l'écueil du récit larmoyant en adoptant la tonalité du fait divers qui se construit autour d'existences banales auxquelles on ne manque pas de s'attacher à l'instar de Suzana, la meilleure amie de Bruna ou de Frane ce mari trop souvent absent qui ne se rend compte de rien avec un mélange d'amour et de lâcheté. Puis au gré de ces décennies qui s'égrènent autour de l'existence de ses protagonistes, Jurica Pavičić ne manque pas d'évoquer, en arrière-plan, quelques péripéties de l'histoire de la Croatie contemporaine qui bouscule parfois, par petites touches, la vie rangée et troublante d'une meurtrière qui aspire davantage à l'oubli qu'au pardon en s'éloignant définitivement de son entourage qui lui rappelle son passé. Un beau roman noir aux accents poétiques qui ne manquera pas de fasciner le lecteur.

     

    Jurica Pavičić : La Femme Du Deuxième Etage. Editions Agullo 2022. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.

    A lire en écoutant : Jackson de Slavic Soul Party. Album : New York Underground Tapes. 20212 Barbès Records.