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  • François Médéline : La Résistance Des Matériaux. Le compte est bon.

    françois médéline,la résistance des matériaux,la manufacture de livresLe moins que l'on puisse dire, c'est que la tentative de retour aux affaires politiques de Jérôme Cahuzac paraît quelque peu compromise face au tollé que cet ancien ministre délégué au Budget a provoqué dans l'ensemble des médias, en affirmant avoir toute la légitimité pour briguer un nouveau mandat en estimant qu'il avait payé sa dette après avoir purgé sa peine suite à sa condamnation pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale. Exit donc tous les aspects de la confiance qu’il avait piétiné en s’inscrivant dans une logique de mensonge. Mais finalement, on saluera cette tentative de come-back mettant en perspective La Résistance Des Matériaux, nouveau roman noir de François Médéline qui, avec un sens du timing se révélant plus que parfait, s'inspire très librement de la trajectoire hallucinante de cet homme politique qui avait nié avec ferveur, "les yeux dans les yeux", les assertions des journalistes de Médiapart faisant état de la possession d'un compte non-déclaré à l'étranger. Il faut dire que François Médéline connait parfaitement les rouages du monde politique en ayant occupé, durant dix ans, des fonctions de conseiller, de chargé en communication et même de chef de cabinet auprès de divers élus de la République avant de se lancer dans l'écriture pour retranscrire son expérience avec La Politique Du tumulte (La Manufacture de livres 2014), un premier roman noir s'articulant notamment autour du clivage entre Chirac et Balladur lors de la campagne présidentielles de 1995. François Médéline réitèrera l'expérience du thriller politique avec Tuer Jupiter où il imagine toute une machination autour de l'orchestration et de la mise en œuvre d’un attentat visant le président Emmanuel Macron. On le voit, il y a cet esprit de provocation et de singularité qui rejaillit dans l'ensemble de ses textes à l'instar de polars sombres tels que Les Rêves De Guerre (La Manufacture de livres 2014) ou plus récemment L'Ange Rouge (La Manufacture de livres 2020) dont on retrouve certains protagonistes dans La Résistance Des Matériaux, a commencé par le commandant Alain Dubak qui va donc évoluer dans les arcanes d'un monde politique dévoyé que l'auteur dézingue avec une énergie peu commune. 

     

    Le gouvernement exemplaire de François Hollande a du plomb dans l'aile lorsque Serge Ruggieri, ministre de l'Intérieur, est mis en cause dans les colonnes de Médiapart affirmant qu'il posséderait un compte caché au Luxembourg qui lui aurait permis de dissimuler, pendant des années, des fonds aux origines douteuses. S'ensuit une guerre de communication avec un ministre qui s'emploie à affirmer son innocence auprès de tous les médias et de toutes les instances politiques, ceci jusqu'au plus haut niveau de l'Etat. Mais dans les arcanes de la République chacun se prépare pour tirer son épingle du jeu au cas où Ruggieri tomberait, en prenant soin de ne pas se laisser entrainer dans sa chute. Nicolas Sarkozy se dit qu'il y a un coup à jouer dans le cadre des prochaines élections présidentielles. Dans de telles circonstances, un important entrepreneur du pays, principal soutien de Ruggieri, s'emploie à mettre en place un contre-feu afin de détourner l'attention du public, en mandatant Gérald Hébert, un homme de main inquiétant, qui va monter un pseudo scandale pour impliquer la jeune députée Djamila Garrand-Boushaki dans une affaire de terrorisme. Une machination qui risque de tourner court avec l'intervention du commandant Dubak de la SRPJ de Lyon qui est chargé d'établir un rapport administratif en lien avec l'affaire Ruggieri. Une enquête de routine qui va pourtant révéler quelques zones d'ombre extrêmement troublantes.

     

    Il y a chez François Médéline, cette capacité tout à fait hallucinante à concilier la fiction aux faits réels en atteignant un seuil de perfection absolue avec La Résistance Des Matériaux dont l'intrigue reprend les étapes de l'affaire Cahuzac, ce scandale d'état qui a défrayé la chronique et que l'auteur a décidé d'attribuer au personnage fictif de Serge Ruggieri afin de s'accorder une marge de manœuvre lui permettant de piloter son intrigue à sa convenance. Mais pour distiller davantage de vraisemblance dans les entrelacs d'une affaire abondamment commentée et dont nous connaissons les principaux ressorts, François Médéline a eu l'heureuse idée d'intégrer sa perception des parties prenantes de ce scandale au gré du procédé tout "ellroyen" de transcriptions de la NSA captant les conversations téléphoniques entre François Hollande et ses ministres François Le Foll et Pierre Moscovici, de celles mettant en exergue les velléités de reconquête de Nicolas Sarkozy conversant avec Claude Guéant et Eric Woerth empêtré jusqu'au cou dans la prise illégale d'intérêt dans le cadre de la vente d'une partie du domaine de Compiègne, ainsi que les discussions entre les journaliste Edwy Plenel et Fabrice Arfy s'interrogeant sur le moment de point de rupture d'un homme politique acculé et empêtré dans ses mensonges. Il faut y ajouter quelques encarts des journaux ainsi que l'interview de Jean-Michel Apathie, où le ministre de l'intérieur s'enferre dans le déni, pour observer les manoeuvres malsaines qui se mettent en place sur l'échiquier du marigot politique français. A partir de cette orchestration dynamique, on observera les entrelacs des arcanes du pouvoir par le prisme de la députée Djamila Garrand-Boushaki dont on suit le parcours chahuté par les éclats du scandale rejaillissant notamment sur les épaules de son mari qui, en tant que chef du cabinet de Serge Ruggieri, s'emploie à limiter la casse avec l'aide de toute une armée de communicants. On appréciera la force de caractère de cette femme ambitieuse qui s'aperçoit avec un certain fatalisme que tous les moyens sont bons pour sauver sa peau tout en faisant les frais d'une machination savamment orchestrée pour la mettre dans l'embarras en impliquant ses frères dans une affaire de terrorisme islamiste. L'homme des basses-oeuvres, c'est Gérald Herbert, un ancien barbouze de la DST se mettant désormais au service d'individus puissants et dont il faut souligner l'ambivalence géniale entre une vie de famille banale de père et mari aimant et les machinations occultes, parfois mortelles, qu'il organise pour discréditer les adversaires de ses employeurs. Pour contrer les manoeuvre visant à discréditer la députée, ce sera le commandant Alain Dubak qui fera office de preux chevalier, même si le policier semble avoir un peu morflé après l'affaire de L'Ange Rouge qui l'avait mis sur le grill il y a de cela 15 ans. Désormais affecté à la brigade financière de la SRPJ de Lyon, le personnage, débarrassé de ses excès, ftrimbale son ennui et son désenchantement même si une étincelle paraît l'animer à la rencontre de la députée qu'il va tenter de protéger par tous les moyens. Tout cet ensemble parfaitement orchestré se décline au rythme de petites phrases cinglantes et brutales qui vous bousculent en permanence en alimentant un texte maitrisé de bout en bout qui font de La Résistance Des Matériaux un récit lucide et mordant nous permettant d’appréhender, avec une certaine aisance, les entrelacs complexes des arcanes de la politique française que François Médéline dynamite sans complaisance, ceci pour notre plus grand plaisir. 

     

    François Médéline : La Résistance Des Matériaux. Editions La Manufacture de livres 2024.

    A lire en écoutant : The World's Smiling Now de Jim James. Eternally Even. 2016 ATO Records.

  • James Sallis : Sarah Jane. Sur un air de blues.

    Capture d’écran 2021-12-27 à 18.46.05.pngOn ne les compte plus, ces auteurs emblématiques qui hantent la collection Rivages/Noir et parmi lesquels figure James Sallis dont on retrouve également quelques ouvrages mythiques chez Gallimard pour la Série Noire et La Noire où figure notamment l'ensemble de la série Lew Griffin, ancien détective privé et agent du recouvrement plutôt porté sur la boisson et qui balance son mal de vivre au gré de six volumes marquant les esprits. Tout aussi marquant, on saluera Drive, roman culte adapté au cinéma par Nicolas Winding Refn et qui contribuera à la renommée du romancier avec ce personnage charismatique du chauffeur taciturne interprété par Ryan Gosling. Auteur d'une biographie sur Chester Himes, James Sallis a également publié des recueils de nouvelles et de poèmes avec un style foisonnant d'ellipses que l'on retrouve dans ses derniers romans noirs à l'instar de Sarah Jane dont le récit se focalise autour de cette femme au caractère envoûtant qui décline sa vie chaotique au gré d'un parcours désenchanté, illustration de cette Amérique des marges et de ses rêves échoués. 

     

    Sarah Jane Pullman, tout le monde la surnomme "Mignonne", ce qui ne lui semble pas forcément approprié. Ayant vécu au sein d'une famille dysfonctionnelle avec un père vivant reclus dans une caravane et une mère quittant régulièrement le domicile conjugal sans crier gare, la jeune femme, au terme de l'adolescence, entame une vie d'errance en parcourant le pays en car, ceci au gré des jobs qui se présentent à elle jusqu'à s'engager dans l'armée après s'être écartée du droit chemin. C'est dans la petite ville de Farr qu'elle tente de se reconstruire en se liant avec Calvin Phillips, le shérif, qui l'engage au sein de son service. Mais lorsque celui-ci disparaît sans laisser de trace, le monde de Sarah Jane s'écroule à nouveau. Elle s'interroge sur le parcours de son mentor, vétéran, tout comme elle, et qui semble avoir dissimulé certains aspects de sa vie. Une enquête qui lui permettra peut-être de mettre en lumière la part d'ombre de sa propre existence.

     

    Bien souvent on évoque les textes des romanciers en faisant référence à une certaine musicalité, à un rythme, mais pour ce qui a trait à l'écriture de James Sallis, il faudrait la comparer aux peintres impressionnistes avec un récit imprégné de sensations, de fines allusions évanescentes et dont la structure narrative se construit par petites touches pour former un ensemble lumineux à l'image de Sarah Jane, personnage emblématique d'une Amérique en déshérence. Ce qui peut déconcerter le lecteur avec James Sallis, c'est l'absence de linéarité au gré d'une intrigue qui se focalise autour du parcours chaotique d'une femme qui se cherche à l'image d'ailleurs de tout son entourage et des rencontres qu'elle fait tout au long de son existence. Outre les difficultés qu'elle rencontre, on découvre les drames qui ont marqué Sarah Jane à l'instar des violences conjugales auxquelles elle a dû faire face ou à la mort qui l'a touchée de près lors de son engagement dans l'armée. L'autre partie du récit se concentre autour de la disparition du shérif Calvin Phillips, mentor de Sarah Jane qui semble, tout comme elle, avoir souffert des affres d'une guerre que James Sallis évoque par le prisme vagues allusions qui soulignent la désillusion et désarroi de ses protagonistes. Mais là aussi, James Sallis nous surprend avec une enquête qui se délite tandis que l'on découvre le quotidien de la police de la petite ville de Farr dont on distingue les contours au gré d'une intrigue qui prend la forme d'une main courante. En endossant ad intérim la fonction de son mentor en tant que shérif, Sarah Jane endosse des responsabilités qui semblent la dépasser en dépit de tous ses efforts. Doutes, incertitudes, c'est également l'occasion pour James Sallis de nous interpeller sur le sens de l'existence et de ses vicissitudes qui nous déstabilise.

     

    Dépourvu d'illusions ou d'une quelconque aura rédemptrice, Sarah Jane est un roman poignant qui vous serre le coeur à chaque instant au gré d'un portrait  chargé d'une force émotionnelle exceptionnelle qui ne manquera pas de vous ébranler. 

     

     

    James Sallis : Sarah Jane (Sarah Jane). Editions Rivages/Noir 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet.

    A lire en écoutant : Go Walking Down There de Chris Isaak. Album : Forever Blue. 1995 Wicked Game and Primary Wave.

  • Pierre-François Moreau : White Spirit. Démon blanc.


    Capture d’écran 2019-08-23 à 00.06.59.pngSi l'engouement du polar en Suisse romande a suscité quelques vocations locales dont finalement nous nous serions bien passés pour certaines des plus remarquées d'entre elles, il importe de signaler les rares auteurs de la littérature noire, toutes contrées confondues, dont l'intrigue se déroule au cœur de la Romandie, tant l'événement est rarissime. Avec un cadre pourtant prometteur, sur les contreforts des Alpes vaudoises, on passera sous silence Avalanche Hôtel (Calmann-Lévy noir 2019) de Nicolas Takian, pâle ersatz de Shining (Le livre de poche 2007), qui alimentera la masse de thrillers insignifiants en contribuant ainsi à la cause perdue d'un genre dévoyé, pour s'intéresser à White Spirit, un étrange et surprenant roman noir de Pierre-François Moreau dont l'action nous entraîne sur les bords du lac Léman, entre Montreux et Lausanne.

     

    White Spirit, c'est le combustible avec lequel Gifty, une jeune prostituée nigériane, s'asperge afin de s'immoler sur les bords du lac Léman pour en finir avec cette vie de galère et échapper définitivement à l’emprise de ses proxénètes. Victime d’un réseau de traite d’êtres humains entre Bénin City et Lausanne, la jeune femme est contrainte de se livrer au commerce de son corps afin de s’acquitter d’une dette exorbitante et d’une malédiction qui peut s’abattre à tout moment sur les membres de sa famille. Mais White Spirit c’est peut-être aussi ce qu’incarne Bruce, ce jeune homme déjanté qui vient de sauver Gifty de la douleur des flammes s’apprêtant à la consumer. Scénariste de jeux vidéos fun-gore, figure montante de la Toile, Bruce trimbale son désenchantement d’hôtels de luxe en festivals du numérique, imbibé d’alcool et de drogue. La rencontre détonante de deux univers qui se fracassent pour former un mélange de délires occultes et virtuels donnant ainsi l'occasion à Gifty et Bruce d'affronter leurs chimères respectives dans un déferlement de confrontations chaotiques.

     

    Déroutant, c’est le moins que l’on puisse dire pour qualifier ce roman dont l’intrigue tourne autour d'une rencontre improbable entre deux personnages qui se situent à la marge de cette quiétude envoûtante de la Riviera vaudoise où ils évoluent chacun de leur côté avant que cette confrontation fatidique ne les entraîne dans une spirale d’événements aussi étranges qu’imprévisibles. D’emblée on apprécie cette écriture précise, chirurgicale, permettant d’esquisser en quelques mots l’atmosphère singulière émanant d’un décor opulent où la détresse de Gifty résonne dans le silence d’une aube mal définie tandis que Bruce exsude les miasmes de ses délires numériques dont il ne garde que quelques fragments épars. S'agit-il d'un songe ou des phantasmes respectifs de deux êtres égarés ? La question reste ouverte car Pierre-François Moreau parvient, avec maestria, à nous égarer dans cette conjonction de deux microcosmes dans lesquels ses personnages se retrouvent enfermés. Pour Gifty, traquée par ses souteneurs, ce sont les esprits, les fétiches et l’envoûtement des jujus tandis que Bruce doit faire face aux autorités numériques pour avoir endossé le rôle d’un lanceur d’alerte bidon afin de rebooster sa carrière de concepteur de jeux vidéos. Dangereux maquereaux, policiers fédéraux indolents et mystérieux mécène richissime, sur fond de règlements de compte sordides et de discussions déjantées, les rencontres s’enchaînent tandis que les univers s’entremêlent au détour d’une succession d’événements qui prennent parfois une tournure surprenante.

     

    Il faut dire que sur une alternance d'instants calmes, aux entournures poétiques, presque romanesques, et d'actions frénétiques et explosives, Pierre-François Moreau se garde bien d'entraîner le lecteur vers des schémas convenus. Ainsi l'ébauche d'une histoire d'amour entre Gifty et Bruce demeure incertaine, tandis que la confrontation avec la clique de souteneurs africains ne débouchera pas forcément sur le bain de sang escompté, propre au genre. 

     

    En se jouant ainsi des codes qu'il connaît parfaitement, Pierre-François Moreau nous livre donc un récit échevelé qui se révèle bien plus maîtrisé qu'il n'y paraît aux premiers abords, pour faire de White Spirit un roman noir Outchine cool.

     

    Pierre-François Moreau : White Spirit. La Manufacture de livres 2019.

    A lire en écoutant : 7 Seconds de Youssou N'Dour (ft. Neneh Cherry). Album : The Guide (Wommat). Colombia Records 1994.

  • Laurent Petitmangin : Les Terres Animales. Ceux qui restent.

    laurent petitmangin,les terres animales,la manufacture de livresOn se souvient encore de cet engouement général pour Ce Qu’il Faut De Nuit (La Manufacture de livres 2020), premier roman de Laurent PetitMangin qui raflait une vingtaine de prix de la rentrée littéraire de 2020. Oscillant entre la chronique sociale et le roman noir en se déroulant dans la région de sa Lorraine natale, on relevait cette pudeur et cette émotion que l’auteur distillait autour des relations entre un père cheminot aux convictions syndicales bien ancrées et un fils tenté par les dérives de l’extrémisme de droite, en s’inscrivant ainsi sur certains thèmes abordés par Nicolas Mathieu issu de ces mêmes contrées lorraines. Écrivant depuis au moins une dizaine d’année sans jamais être publié, Laurent Petitmangin proposait aux éditeurs, en même temps que Ce Qu’il Faut De Nuit, un texte intitulé Ainsi Berlin (La Manufacture de livres 2021) en changeant totalement de registre puisqu’il abordait le genre de l’espionnage de l’après-guerre autour d’une relation amoureuse. Publié au début de l’année 2021, la visibilité de ce roman fut probablement quelque peu occultée par la continuité du succès du premier ouvrage dont on parle encore aujourd’hui. Les aléas du succès sans doute. Mais il est temps de se tourner vers Les Terres Animales, nouveau roman de Laurent Petitmangin qui change une nouvelle fois de genre avec un récit dystopique où l’on rencontre une petite communauté persistant à rester dans une région irradiée suite à l’explosion d’une centrale nucléaire, en s’inspirant notamment d’un reportage s’intéressant à ces personnes âgées voulant à tout prix continuer à vivre à Fukushima en dépit des risques engendrés.

     

    Ça a finit par arriver. La centrale a explosé. L’équivalent de dix Fukushima avec une région qu’il a fallu évacuer pour fuir les radiations. Une zone condamnée, silencieuse où certains ont pourtant choisi de rester malgré tout, attachés qu’ils sont par les souvenirs. Et puis il y a le corps de Vic qui repose dans cette terre contaminée, la fille que Sarah et Fred ont perdu bien avant l’accident de la centrale. Un attachement viscéral auquel s’associe les amis de longue date que sont Marc et Lorna, ainsi qu’Alessandro. Ils forment un groupe soudé qui leur permet de survivre sur ce territoire empoisonné où ils côtoient quelques anciens ainsi qu’une douzaine de migrants estimant que pour eux il n’y a pas d’ailleurs que cette terre animale et désormais indomptable. L’avenir est donc tout tracé pour ces femmes et ces hommes qui vont pourtant devoir remettre en cause leurs certitudes à la survenue d’un événement qui va bouleverser leur existence. 

     

    On recommandera tout d'abord d'éviter de s'attarder sur le résumé du quatrième de couverture dévoilant trop d'éléments de l'intrigue. Tout comme Ce Qu'il Faut De Nuit, on constatera que Les Terres Animales est un roman assez bref où Laurent Petitmangin ne s'embarrasse pas de détails. Ainsi, hormis la beauté vénéneuse du paysage et ce sentiment de liberté qui s'en dégage malgré tout, on ne saura rien de l'aspect géographique de la région dans laquelle évolue cette communauté qui fait le choix de rester dans cette atmosphère irradiée, tout comme l'on ignorera les circonstances de l'accident de cette centrale nucléaire ainsi que l'évacuation qui s'ensuit à l'exception de quelques détails en rapport avec les maisons abandonnées comme figées par la catastrophe. Essentiellement concentré sur l'humain, Laurent Petitmangin décline son récit sur une alternance des points de vue de Fred et de Sarah en définissant ainsi leur quotidien ainsi que les rapports qu'ils entretiennent avec Alessandro et l'autre couple que forme Marc et Lorna en prenant également la mesure des raisons tout de même insensées qui les poussent à vivre ou plutôt survivre au coeur de ce territoire empoisonné qui ne laisse que peu d'espoir quant à leur devenir. Devant l'absence de rationalité d'une telle décision, on ne peut donc raisonnablement pas vraiment s'attacher à ces personnages qui nous bouleversent tout de même au gré des événements auxquels ils vont devoir faire face en bousculant leur périlleuse routine, tout en remettant en cause leurs motivations respectives qui les ralliaient plus particulièrement autour de la destinée de Sarah. Avec cette belle écriture poétique qui caractérise son texte, Laurent Petitmangin met en place cette espèce de léthargie qui enveloppe ce groupe engoncé dans des certitudes ataviques qui perdent brutalement tout leur sens, au rythme d'une succession de drames dont on prendra toute la mesure au terme d'un épilogue chargé d'une émotion parfaitement contenue ce qui la rend d'autant plus poignante. L'intrigue prend également une forme admirable autour des non-dits et plus particulièrement du vertige des ellipses temporelles entre les chapitres qui ne font que renforcer l'intensité des péripéties qui vont marquer les membres de ce groupe qui se révélera beaucoup plus fragile qu'il ne le laisse paraître en révélant toutes les failles de ces personnages qui se révéleront dans tout le poids de leur humanité tragique et que le regard extérieur des membres de cette communauté d'Ouzbeks qu'il côtoient ne fait que renforcer, en devenant ainsi les témoins impavides des malheurs qui frappent ces terres animales. Avec Les Terres Animales, Laurent Petitmangin dépeint, de manière remarquable, cet attachement viscéral au territoire autour de l’amitié qui se désagrège dans les entrelacs de la déraison et des certitudes aveugles.

     

    Laurent Petitmangin : Les Terres Animales. Editions de la Manufacture de livres 2023.

    A lire en écoutant : Lullaby For Caïn de Shinead O'Conor et Gabriel Yared. Album : The Talented Mr. Ripley (Music from th Motion Picture). 1999 Sony Music Entertainment.

  • L’univers du polar naturaliste

    Lorsque l'on me demande s'il y a des polars qui reflètent la réalité du métier, je suis  franchement bien emprunté pour répondre. En effet, dans la grande mythologie policière on a très longtemps laissé fleurir l'illusion du flic ou détective solitaire qui parvenait à résoudre les énigmes par ses propres moyens et il a fallu l'apparition de Steve Carella et de son équipe du 87ème district d'Ed Mc Bain pour avoir une autre vision de l'univers d'un commissariat. Mais c'est en Angleterre et plus précisément à Nottingham que l'on découvrira ce qui ressemble le plus à une équipe policière assez réaliste avec le célèbre Charles Resnick crée par John Harvey.  C'est autour de ce personnage solitaire, atypique que gravit une myriade de personnages qui s'étoffent au fil des récits.

     

    Il n'empèche que les écrivains en quête de réalisme occultent systématiquement deux éléments importants de leurs récits à savoir, le personnel en uniforme ainsi que la lourdeur administrative de la paperasse qui jalonne toutes les étapes importantes d'une enquête policière.

     

    Pour avoir une vision réaliste de l'univers policier, ce n'est donc pas vers la littérature qu'il faut se tourner, mais plutôt du côté du monde cinématographique pour avoir une représentation presque naturaliste du métier.

     

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    En 1992, Bertrand Tavernier réalise L627 qui raconte le parcours d'un inspecteur de police judiciaire au sein d'un groupe chargé de la lutte contre les stupéfiants. Basé sur un scénario d'un ancien policier, Michel Alexandre on découvre le quotidien presque misérable d'une police qui tente de faire son travail au mieux sans qu'on ne lui en donne vraiment les moyens.

     

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    Toujours inspirée d'une histoire de Michel Alexandre, Alain Corneau réalise Le Cousin qui s'attarde sur la relation entre un policier et son indicateur. On suivra le parcours périlleux d'un capitaine de police qui franchi parfois la ligne afin de protéger son indic. On y découvre toute l'ambiguïté du policier contraint parfois de bafouer la loi et les règlements afin d'effectuer son métier et qui lâché par la hiérarchie peut en arriver à mettre fin à ses jours.

     

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    Le Petit Lieutenant de Xavier Beauvois également inspiré d'un scénario d'un policier, Jean-Eric Troubat, nous entraine dans le sillage d'un jeune lieutenant fraîchement émoulu de l'école de police qui intègre la 2ème DPJ à Paris. On suivra l'enquête sur le meurtre d'un sdf découvert dans le canal Saint-Martin au travers d'une équipe de policiers dirigés par le capitaine Vaudieu, qui reprend du service après deux ans d'absence suite à des problèmes d'alcool.

     

     

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    On change de type de brigade avec Polisse de Maïwen qui dresse le quotidien d'un groupe de la BPM (Brigade de Protection des Mineurs).Avec les petites affaires de mœurs d'adolescents en perte de repères moraux, délinquants mineurs et sordides histoires de pédophilie nous découvrons le travail quotidien de cette équipe de policiers qui doivent trouver l'équilibre entre leur vie privée et la dureté du métier. Pour faire face nous découvrons la solidarité et le soutient entre ces hommes et ces femmes qui s'octroient même quelques crises de fou rire dans des situations les plus improbables.

     

     

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    Pour avoir une représentation du monde la nuit, on pourra suivre le parcours d'un commandant de la brigade mondaine dans le film Une Nuit réalisé par Philippe Lefebvre. Au delà de l'intrigue on aura une vision de la police de proximité pratiquée au sein de la police judiciaire avec tout le réseau relationnel qu'un inspecteur a su tisser durant sa carrière. L'histoire est aussi basé sur la vie d'un ancien policier, Philippe Isard.

     

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    On le voit, tous ces films relatent le quotidien de brigades judiciaires. Pour découvrir un film réaliste qui parle des policiers en uniforme, il faut traverser l'Atlantique et remonter quelques années pour voir ou revoir Le Policeman réalisé par Daniel Petrie qui met en scène Paul Newman en flic de quartier dans un poste de police du Bronx. Patrouilles pédestres, petites enquêtes de routines, interventions en urgence sur fond de conflits communautaires, nous découvrons le travail de police-secours, d'un commissariat en pleine mutation.

     

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    Colors de Dennis Hopper nous plonge dans les quartiers sud de Los Angeles au sein d'une brigade antigang. Le film met l'accent sur la relation entre deux patrouilleurs que tout oppose avec ce vétéran qui doit continuellement calmer son coéquipier au tempérament impulsif et violent. Les deux hommes vont devoir faire face à une guerre des gangs terrifiante entre Bloods et Creeps qui ravagent les quartiers miséreux d'une communauté indigente.

     

    La liste est loin d'être exhaustive même si l'on doit admettre l'indigence de la littérature et du cinéma pour mettre en scène des policiers en uniforme. Pourtant si l'on s'en donnait la peine, ce n'est pas la matière première scénaristique qui manque dans cette profession. Un univers à exploiter pour peu que l'on se donne la peine de sortir des poncifs et des codes qui régissent l'univers de la fiction policière.

     

     

    L627 de Bertrand Tavernier avec Didier Bezace, Philippe Torreton et Jean-Roger Milo.

     

    Le Cousin de Alain Corneau avec Alain Chabat, Patrick Timsit, Samuel Le Bihan et Marie Trintignant.

     

    Le Petit Lieutenant de Xavier Beauvois avec Jalil Lespert, Nathalie Baye et Roschdy Zem.

     

    Polisse de Maïwenn  avec Karin Viard, Joey Star, Marina Fois et Nicolas Duvauchelle.

     

    Une nuit de Philippe Lefevbre avec Roschdy Zem, Sara Forestier et Samuel Le Bihan.

     

    Le Policeman de Daniel Petrie avec Paul Newman, Ed Asner et Pam Grier.

     

    Colors de Dennis Hopper avec Sean Penn, Robert Duvall et Don Cheadle.

     

     

  • COLIN NIEL : OBIA. MALEDICTION.

    Colin Niel, obia, éditions du rouergue, la série guyanaisePublié en 2018, le recueil de La Série Guyanaise, rassemble trois romans où Colin Niel met en scène le capitaine de gendarmerie André Anato affecté au département amazonien de la Guyane. Dirigeant la Section de recherches de Cayenne on découvre un officier en proie au doute alors qu’il retrouve ses racines Noirs-Marrons en débarquant sur la terre d’origine de ses parents disparus en trouvant la mort dans un accident de voiture. Premier volume de la série, Les Hamacs De Carton nous permet de prendre la pleine mesure des rites et traditions du peuple Noir-Marron, notamment durant la période de deuil, tout en découvrant le brassage de cette région métissée avec pour conséquence cette quête administrative insensée des origines permettant l’obtention de papiers d’identité français, objets de toutes les convoitises et de tous les excès. En parallèle des enquêtes qu’il dirige, André Anato, cherche à lever le voile de mystère qui entoure ses origines en interrogeant les membres de sa famille qui semble lui dissimuler certains éléments. On en saura un peu plus à la lecture du second volume, Ce Qui Se Passe En Forêt,qui aborde le thème de la faune et de la flore en nous immergeant au coeur de cette forêt équatoriale recouvrant la majeure partie du territoire guyanais et qui est l’objet de convoitise des orpailleurs exploitant illégalement des camps miniers en ravageant cette nature luxuriante au grand dam des scientifiques travaillant sur le terrain. Dans cet opus, le capitaine André Anato en sait un peu plus sur ses origines ainsi que sur les secrets que ses parents lui dissimulaient. Dernier ouvrage du recueil, Obia se focalise sur plusieurs thèmes que sont la jeunesse entraînée parfois dans le trafic de drogue en tant que mule ainsi que la guerre civile qui s’est déroulée au Suriname en 1986 et qui a duré près de cinq ans avec son lot de massacres poussant une partie de la population à trouver refuge en Guyane. Le titre fait référence au terme désignant le rituel d’envoûtement Noir-Marron permettant aux guerriers de faire face à leurs ennemis.

     

    colin niel,obia,éditions du rouergue,la série guyanaiseRien ne se déroule comme prévu pour Clifton Vakansie qui est désormais recherché pour le meurtre de son camarade Willy Nicolas. Tout accuse le jeune homme qui est la dernière personne à avoir été vue en compagnie de la victime. Son dernier recours : la fuite à tout prix pour rejoindre l’aéroport de Cayenne. La fuite pour l’avenir de sa petite fille Djayzie. La fuite pour son propre avenir. Traverser les rivières pour contourner les barrages de la gendarmerie, courir dans les ruelles sombres de Saint-Laurent, sa ville natale nichée au bord du fleuve Maroni, se dissimuler dans des caches improbables. Clifton sait qu’il peut y parvenir car il est sous la protection de l’obia, la magie des Noirs-Marrons qui le rend invincible. Mais il ne sait pas qu’il est traqué par deux gendarmes chevronnés qui ne lâcheront pas leur proie. Il y a tout d’abord le major Marcy, un colosse Créole qui connait la région comme sa poche et que ses collègues considèrent comme une tête brulée. Et puis il y a le capitaine Anato, un Ndjuka comme Clifton, un type étrange qui s’interroge sur la culpabilité du jeune homme. S’ensuit une poursuite impitoyable qui va faire ressurgir des événements du passé en lien avec la guerre civile du Suriname qui provoqua l’afflux de réfugiés en Guyane avec son lot de conflits avec des habitants peu désireux de faire de la place pour ces nouveaux arrivants. Ressurgit alors le souvenir de drames que l’on croyaient oubliés. Mais au Suriname, les fantômes sont avides de vengeance et les anciens du Jungle Commando reconvertis pour la plupart dans le trafic de cocaïne vont demander des comptes. Tous seront sans pitiés.

     

    A n’en pas douter, Obia marque un tournant dans la Série Guyanaise avec un opus à l’intrigue à la fois complexe et maîtrisée et cette impression que Colin Niel fait preuve d’une plus grande aisance au niveau de la narration afin de nous entraîner dans un récit qui tourne autour de la destinée de trois jeunes guyanais Clifton, Francis et Bradley dont les prénoms désignent les trois parties d’un roman époustouflant. L’intrigue se focalise donc autour de ces trois individus, incarnations d’une jeunesse sacrifiée, à l’avenir incertain qui se tourne vers le trafic de cocaïne afin de pouvoir assouvir leurs rêves et de palier la précarité de leurs proches. On ne manquera pas d’apprécier notamment la traque dont fait l’objet Clifton Vakansie, personnage poignant qui tente par tous les moyens de rallier l’aéroport de Cayenne afin d’assumer la tâche que lui ont confié des narcotrafiquants du Suriname. Au détour d’une succession de courses-poursuites dantesques et d’une tension narrative prenante, le lecteur suit le parcours de ce jeune homme désespéré qui tente d’échapper aux gendarmes qui sont à ses trousses et dont l’épilogue tragique à l’embouchure de la rivière de Cayenne, reste un des grands temps forts du récit. En contrepoint à cette traque, on retrouve bien évidemment le capitaine Anato qui s’interroge sur le mobile qui a poussé le jeune Clifton à commettre son forfait, mais également son collègue, le major Marcy, un nouveau personnage haut en couleur dont les origines Créoles font écho à celles de l’officier Ndjuka. S’instaure ainsi une dynamique de défiance et de méfiance entre deux hommes qui vont tenter de surmonter ces à priori au gré des événements qu’ils vont affronter ensemble, ceci d’autant plus qu’Anato va succomber au charme de Melissa la fille du major Marcy, autre personnage intense du roman.

     

    Obia nous permet également d’avoir une vision d’une guerre civile méconnue qui a sévit au Suriname durant plusieurs années en occasionnant son lot d’exactions commises par l’armée régulière du pays et combattue par les guérilleros des Jungle Commando. On prend ainsi la pleine mesure des traumatismes qu’ont subit les habitants incarnés par Melita Koosman, une vieille femme qui ne s’est jamais remise de cette tragédie qui a marqué sa famille. Bien documenté, Colin Niel nous en restitue ainsi les principaux événements en faisant notamment référence aux nombreuses personnes qui ont trouvé asile en Guyane avec des autorités rapidement dépassées par l’afflux de réfugiés. C’est autour de ces événements que l’auteur bâtit son intrigue policière sur fond de vengeance que le capitaine André Anato et Pierre Vacaresse, devenu détective privé, vont devoir déjouer. Là également on ne manquera pas d’apprécier les nombreux rebondissements qui jalonnent un récit extrêmement riche en tensions narratives.

     

    Dense et à la fois poignant, Obia est un somptueux roman policier intense dont la charge émotionnelle et le suspense vont subjuguer le lecteur qui sera sous le charme de ce long récit passionnant qui se lit d’une traite.

     

     

    Colin Niel : Obia. Recueil La Série Guyanaise. Editions du Rouergue Noir 2018.

    A lire en écoutant : Lado B Lado A de O Rappa. Album : Lado B Lado A. 1999 WEA International Inc.

  • HUGUES PAGAN : LE CARRE DES INDIGENTS. LA MISERE DU MONDE.

    Capture d’écran 2022-01-16 à 14.48.50.pngAfin d'amorcer la rentrée littéraire sous les meilleurs auspices, les éditions Rivages/Noir ont pris pour habitude de convoquer en début d'année l'un des ténors de leur prestigieuse collection comme cela avait été le cas en 2021 avec Hervé Le Corre qui publiait Traverser La Nuit, un roman d'une noirceur latente dont chacune des pages est imprégnée d'une humanité saisissante émanant de personnages bouleversants. Pour cette année, c'est Hugues Pagan qui revient sur le devant de la scène, pour notre plus grand plaisir, avec Le Carré Des Indigents signant ainsi le retour de l'inspecteur Schneider. Il importe de souligner que l'on découvrait ce personnage dans La Mort Dans Une Voiture Solitaire (Rivages/Noir 1992), premier roman de l'auteur publié en 1982 dans la défunte collection Engrenage de Fleuve Noir. Avec un sort scellé au terme du récit, la série Schneider prend dès lors la forme d'une remontée dans le temps avec Vaines Recherches (Rivages/Noir 1999) dont l'action se déroule en 1982. Après un silence d'une vingtaine d'année où il travaille comme scénariste pour des séries télévisuelles comme Police District, Mafiosa ou Nicolas Le Floch, Hugues Pagan reprend son personnage de Schneider que l'on retrouve en 1979 dans Profil Perdu (Rivages/Noir 2018). Au cours d'un récit débutant en novembre 1973, Hugues Pagan poursuit donc sa remontée dans le temps avec Le Carré Des Indigents, dont l'intrigue est imprégnée d'une atmosphère de fin de règne de l'ère Pompidou qui colle parfaitement à l'ambiance d'un roman noir captant cette misère quotidienne des petites gens. 

     

    En novembre 1973, l'inspecteur principal Claude Schneider est de retour dans la ville de sa jeunesse en trimbalant les stigmates de la guerre d'Algérie dont il revient avec le grade de lieutenant assorti d'une légion d'honneur qu'il se refuse de porter. Un tournant dans sa carrière de policier qu'il aurait pu poursuivre à Paris au sein de brigades prestigieuses. Mais en intégrant le "Bunker", nom désignant l'hôtel de police de l'agglomération, il prend la tête du Groupe criminel et se retrouve confronté à la disparition de Betty, une jeune fille sans histoire dont son père, un modeste cheminot, est sans nouvelle depuis plusieurs jours ce qui n'a rien d'habituel. Les deux hommes, sans illusion, partagent le même pressentiment, pour eux il ne fait aucun doute que Betty est morte. Et les faits ne vont pas tarder à leur donner raison avec le signalement d'un cadavre découvert à l'extérieur de la ville. Schneider a beau être flic, il ne s'habitue pas à la mort ceci d'autant plus lorsqu'il s'agit d'une adolescente de 15 ans dont le visage de chaton orne désormais le tableau mural de son bureau. Mais au-delà de la résolution de l'affaire, il ne reste que les souvenirs et les regrets dont on ne se remet jamais vraiment et qui vous collent à la peau comme un vieil imperméable trop étriqué dont on ne peut plus se débarrasser.

     

    Quand on lit Le Carré Des Indigents on ne peut s'empêcher de se référer, sur le fond, à La Misère Du Monde de Bourdieu, tant Hugues Pagan parvient à saisir l'indigence de ces petites gens qu'il dépeint avec un réalisme saisissant que l'on retrouve également dans le quotidien de ces policiers dont il a fait partie durant de nombreuses années et qui ne l'ont pas empêché de jeter un regard critique sur le métier comme c'est d'ailleurs le cas avec ce roman dénonçant notamment les descentes de la police à l'encontre des indigents qui dérangent les notables et les édiles de la ville. On retrouve ce réalisme, cette humanité dans les rapports qu'entretient Schneider avec André Hoffmann, père de la victime, et tout son entourage au cours des repas avec la famille qui se réunit autour du souvenir de Betty. Ce sont ces instants qui donnent encore davantage de dimension au personnage central de Schneider, dont le caractère mutique révèle quelques failles que l'on décèle autour de ce fait divers tragique qui touche l'ensemble de l'équipe du Groupe criminelle. Ce réalisme, on en prend également la pleine mesure autour du profil des criminels et des marginaux qui vont intervenir tout au long d'un récit où les affaires, parfois sordides, s'enchainent au gré d'une intrigue habilement construite. Mais au-delà du réalisme qui s'incarne aussi dans le cliquetis des machines à écrire rythmant les interrogatoires, il y a toute cette déclinaison d'émotions que Hugues Pagan distille par le biais d'une écriture à la fois intense et pudique prenant la forme d'un long blues suintant d'une noirceur troublante qui imprègne l'ensemble des personnages. S'entrecroisent ainsi affaires de meurtres et de braquages que l'inspecteur Schneider va démêler avec l'aide d'une équipe soudée qui doit composer avec une hiérarchie autoritaire voyant d'un très mauvais oeil l'attitude charismatique de ce chef de groupe mutique refusant de composer avec ses supérieurs. Tous ces aspects se déclinent donc autour de cet individu emblématique à la séduction discrète et dont les rapports avec les femmes et plus particulièrement l'une d'entre elle va sceller son destin et donner une tout autre dimension à l'ensemble d'une série qu'il faut découvrir impérativement. 

     

    Ainsi, Le Carré Des Indigents nous donne à nouveau l'occasion de nous retrouver au coeur de cette ville du bord de mer qui ne porte pas de nom, pour croiser la route de Schneider, cet inspecteur à la fois emblématique et énigmatique, dont le parcours crépusculaire n'a pas fini de nous séduire. Envoûtant. 

     

    Hugues Pagan : Le Carré Des Indigents. Editions Rivages/Noir 2022.

    A lire en écoutant : Saint James Infirmary Blues interprété par Jon Batiste. Album : Hollywood Africans. 2018 Naht Jona, LLC.

  • RYAN GATTIS : SIX JOURS. LE MAINTIEN DU DESORDRE.

    émeutes,los angeles,six jours,ryan lattis,fayardManifestations sauvages, émeutes, elles sont comme des montées de fièvre d’une société malade qui tente de cacher ses symptômes dans les draps froissés du conformisme. Manifestations sauvages, émeutes, elles incarnent les divers malaises qui sapent les fondements des démocraties en suscitant embarras et indignations sans pour autant trouver de remèdes aux questions qui dérangent. Commissions d’enquêtes, interpellations politiques, rien n’y fait, car ce sont bien souvent ces manifestants dégénérés ou cette police incompétente qui fait office de bouc émissaire permettant ainsi d’occulter les problèmes de fond. La culture à Genève, les questions raciales à Los Angeles tout est question de perspective comme l’évoque Ryan Gattis avec son roman intitulé Six Jours qui nous immerge dans la périphérie des émeutes qui ont secoué la Cité des Anges en 1992 suite au verdict d’acquittement de quatre policiers accusés d’avoir fait un usage excessif de la force sur un certain Rodney King.

     

    A Lynwood, dans le South Central de LA, ne comptez plus sur la police pour vous protéger. Depuis l’issue du procès Rodney King elle est complètement débordée. Ernesto Vera est l’une des premières victimes à en faire les frais. Assassiné dans une ruelle du quartier, aucune enquête ne sera menée, pas même une ambulance ou un fourgon du coroner ne se rendra sur les lieux du meurtre. Les services de secours sont désormais occupés à tenter de gérer les interventions sur les lieux des émeutes qui secouent la ville en délaissant les autres quartiers. Loin de rester impuni le meurtre d’Ernesto Vera sera le déclencheur d’une succession de réglements de compte entre ces gangs hispaniques qui profitent de cet abandon pour piller, vandaliser et abattre leurs congénères dans un déluge de feu et de sang. Durant six jours l’enfer d’une guerilla urbaine va déferler dans les rues de Lynwood, sous les yeux incrédules d’une infirmière, d’un commerçant, d’un pompier ou d’un graffeur, tous témoins hallucinés de ce chaos indescriptible qui boulversera leurs vies à jamais.

     

    Six Jours est un roman choral composé de six chapitres pour autant de journées d’émeutes durant lesquelles se succèdent les dix sept points de vue de personnages hauts en couleur à l’image de Payasa, cette jeune femme membre de gang qui cherche à venger son frère. Un portrait tout à la fois poignant et violent où la mort devient un facteur presque secondaire. Avec Six Jours on assiste à une véritable guerre urbaine où ceux qui ne font pas partie des gangs sont désignés par le terme de « civil » ce qui illustre bien le contexte de violence dans lequelle sont immergés ces bandes hispaniques dont les membres estiment que les services du Shériff du comté ne sont rien d’autre qu’un gang adverse auquel il faut faire face.

     

    émeutes,los angeles,six jours,ryan lattis,fayardOn découvre ainsi un univers de gang où le code de l’honneur devient un prétexte obscur pour des actes d’une violence exacerbée par les émeutes qui éclatent un peu partout dans la ville. On reste toutefois en marge des évènements majeurs qui ont secoué la cité pour s’immerger au cœur des activités connexes d’un quartier désormais livré à lui-même et plongé dans un déchainement de pillages et de règlements de compte parfois extrêmement violents à l’image du meurtre d’Ernesto Vera dont le corps sera traîné derrière le véhicule de ses bourreaux. Ryan Gattis ne délivre pas de messages sur les conditions raciales ou sur les conditions de travail de la police qui reste très curieusement absente des divers points de vue qui se succèdent tout au long du récit. En adoptant leur langage, l’auteur donne, avec force de talent, la parole aux différents protagonistes nous permettant ainsi de progresser dans la succession d’évènements tout en s’imprégant de leurs logiques de pensée et de leurs points de vue. Des hommes et des femmes dont les destins se frôlent, se croisent et parfois se brisent dans des confrontations d’une brutalité hallucinante dans un contexte apocalyptique d’émeutes sauvages que les forces de l’ordre auront bien du mal à contenir.

     

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    Avec Six Jours, Ryan Gattis illustre les propos du chef de la police de Los Angeles qui déclarait : « Il va y avoir des situations où les gens ne bénéficieront pas de secours. C’est un fait. Nous ne sommes pas assez nombreux pour être partout. »

     

    Un magistral roman qui rend compte des limites d’un système étatique à bout de souffle.

     

    Ryan Gattis : Six Jours (All Involed). Editions Fayard 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Nicolas Richard.

    A lire en écoutant : Six Million Ways to Die de Kid Frost (feat. Clika One). Album : This for The Homeboys. 2011 Old West/Gain Green.

    (photos : 20 minutes/20min.ch)

     

  • Olivier Truc : Les Sentiers Obscurs De Karachi. Contre-plongée.

    IMG_8539.jpegA l'occasion des 20 ans du Festival international Quais Du Polar à Lyon, ce ne sont pas moins de 138 auteurs et autrices plus ou moins proches de la littérature noire qui seront présents pour célébrer cette édition anniversaire. Parmi tous ces invités, on ne manquera pas de croiser Olivier Truc, récipiendaire en 2013 d'une quinzaine de récompenses littéraires, dont le prix des lecteurs des Quais Du Polar, pour Le Dernier Lapon (Métailié 2012), inaugurant la fameuse série de la Police des Rennes constituée de quatre ouvrages mettant en scène les enquêtes de Nina Nansen et Klemet Nango se déroulant en Laponie, cette région méconnue du Grand Nord que ce journaliste, notamment correspondant auprès des grands médias français pour les pays nordiques et baltes, a mis en avant en nous permettant de nous familiariser avec la culture des Samis. Dans un registre très différent, Olivier Truc a également coécrit avec Sylvain Runberg On Est Chez Nous (Robinson 2019/2020), une BD en deux tomes, dessinée par Nicolas Otéro où l'on découvre l'enquête d'un journaliste parisien s'intéressant à une petite localité provençale gérée par un parti d'extrême-droite alors qu'un immigré clandestin est retrouvé lynché à un arbre avec un pancarte provocatrice autour du cou. Ainsi, au-delà de l'esprit d'aventure qui l'anime et de l'aspect pittoresque des lieux qu'il dépeint, Olivier Truc s'emploie à soulever les faits de société méconnus et à en dénoncer les éléments les moins reluisants à l'instar d'un roman comme Les Sentiers Obscurs De Karachi où il se penche sur l'affaire d'état française des submersibles vendus au Pakistan en se focalisant sur l'attentat de 2002 à Karachi qui coûta la vie à quatorze personnes dont onze ingénieurs français travaillant sur ces sous-marins militaires. 

     

    Avril 2022, à Cherbourg, on se prépare à commémorer les 20 ans de l'attentat de Karachi qui a touché les employés de la base nautique de la ville, dans une atmosphère tendue, imprégnée d'amertume pour les survivants et les familles des victimes alors que les investigations pour désigner les coupables sont désormais au point mort. Proche d'un des rescapés de l'attentat, Jef Kerral, journaliste local auprès du quotidien La Presse de la Manche, décide de faire la lumière, bien au-delà des probables pots de vin destinés à financer la campagne de Balladur, sur les aspects troubles qui entoure les commanditaires et les auteurs de cet acte terroriste. Mais en se rendant à Karachi, Jef Kerral s'oppose à des forces obscures telles que les services secrets pakistanais cherchant à enterrer à tout jamais cette affaire d'état embarrassante. Pourtant, il pourra compter sur l'aide de Sara Zafar une jeune lieutenant de la marine pakistanaise qui le mettra en contact avec Shaheen Ghazali, officier et ingénieur de haut rang, droit et loyal, qui a toujours eu à coeur de connaître l'identité des individus qui s'en était pris à ses amis français. De discussions sur la plage déserte d'un modeste village de pêcheur, en conversations dans un rickshaw tout en parcourant les grandes avenues de la capitale, jusqu'aux confidences au détour des allées étroites et encombrées de livres de l'Urdu Bazar, Jef Kerral découvrira probablement la vérité glissée entre les lignes des poèmes que déclament les poètes vagabonds qui savent se faire entendre. 

     

    Avec "l'affaire Karachi", les médias avaient principalement évoqué les aspects autour des rétro-commissions et du financement occulte de la campagnes présidentielle de Baladur, ce qui fait qu'Olivier Truc s'est davantage concentré sur le volet pakistanais de l'attentat de 2002 et de ses méandres obscurs sur lesquels il s'emploie à projeter un éclairage romancé, richement documenté, qui ne paraît pas du tout absurde, bien au contraire. Le récit s'articule autour de la commémoration des vingt ans de l'attentat en mettant en exergue les dissensions animant les collaborateurs de la base nautique de Cherbourg, avec ceux qui souhaiteraient que toute la lumière soit faite sur cette affaire tentaculaire s'enlisant peu à peu dans des procédures sans issues, tandis que d'autres aspirent à protéger l'un des fleurons de l'industrie française dont certains dirigeants semblent pourtant compromis dans un vaste réseau de corruption. Tiraillé entre les antagonismes de ses proches et probablement par défiance vis-à-vis de son père, Jef Karral, journaliste local de Cherbourg, va endosser le rôle de grand reporter en se rendant à Karachi afin de rencontrer l'homme pouvant lui révéler les circonstances entourant cet attentat qui devient une affaire d'état avec des implications au niveau des services gouvernementaux. Sur une alternance entre le passé et le présent, Les Sentiers Obscurs De Karachi, nous donne l'occasion de découvrir une ville tentaculaire et chaotique, régulièrement secouée par des vagues d'actes terroristes plus meurtriers les uns que les autres qui frappent le quotidien des habitants comme en témoigne Sara Zafar, cette officière de l'armée, qui va servir de guide et de personne de contact pour le journaliste français. C'est l'occasion pour Olivier Truc de décliner les rapports sociaux qui régissent les différentes castes de la communauté pakistanaise et des implications complexes qui en découlent tout en parcourant les rues d'une ville au charme indéfinissable, malgré la violence et la tension qui semblent omniprésentes. Et puis, en filigrane, bien plus qu'un simple prétexte, il y a cette poésie ourdou imprégnant l'ensemble du texte et dont les vers recèlent des révélations que clament les poètes de la rue arpentant les travées sinueuses de l'Urdu Bazar, lieu emblématique de la capital pakistanaise, pour devenir le cadre exceptionnel où évoluent les protagonistes du récit dans un chassé-croisé habile et dynamique. Ainsi, au gré d’une intrigue intense et d’une densité peu commune qu’il parvient à maîtriser de bout en bout en dépit de sa brièveté relative, Olivier Truc décline, l’air de rien, les reflets géopolitiques de cette affaire complexe régissant les rapports entre la France et le Pakistan qu’il met en scène à la hauteur de ces hommes et de ces femmes qui vont se retrouver impliqués dans les méandres d’une histoire qui les dépasse tous autant qu’il sont, en saluant plus particulièrement le profil inquiétant de ce responsable des services secrets pakistanais particulièrement réussi. Tout au plus regrettera-t-on cette idylle naissante entre Jef Kerral et Sara Zafar qui, en plus d’être téléphonée, se révèle plutôt dispensable, sans que cela ne dénature pour autant l’ensemble d’un roman d’une originalité saisissante.

    Cette originalité, on la retrouvera également dans L'Inconnue Du Port, bref récit policier résultant d'un partenariat littéraire avec la romancière espagnole Rosa Montero initié par le festival Quais du Polar pour mettre en scène une enquête portant sur le trafic d'êtres humains se déroulant entre Lyon et Barcelone avec la découverte d'un femme frappée d'amnésie que l'on retrouve ligotée dans un container vide. Une intrigue dynamique se déclinant autour du point de vue d'Anna Ripoli, inspectrice de la PJ à Barcelone et d'Erik Zapori, flic en disgrâce de la police de moeurs lyonnaise.

     

    Olivier Truc : Les Sentiers Obscurs De Karachi. Editions Métailié/Noir 2022.

    Olivier Truc & Rosa Montero : L'Inconnue Du Port. Editions Points 2024. Traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse.

    A lire en écoutant : Pasoori de Ali Sethi, Shae Gill, Noah Georgeson. Single : Pasoori (Acoustic). 2022 Ali Sethi.

  • Le polar suisse n'existe pas.

    Capture d’écran 2016-11-17 à 23.45.10.pngChroniques du noir

    Chronique publiée pour le journal littéraire Le Persil, numéro spécial polar romand.

     

    Flic, amateur de polars. C’est ainsi que l’on me désigne lorsque l’on évoque les chroniques du noir que je rédige, depuis plus de cinq ans, pour un blog dont la thématique est dévolue aux romans noirs et aux polars. J’ignore si cette formulation est empreinte d’une certaine condescendance, d’une forme de mépris ou si elle ne sert qu’à déterminer tout simplement, de manière factuelle, ce que je suis, à savoir policier depuis 26 ans et passionné du genre littéraire depuis toujours. Au regard de mon métier et de mon intérêt pour ce type de romans, on me demande fréquemment si j’ai embrassé la carrière de policier en fonction des polars que j’ai lus ou si l’un d’entre eux aurait pu influencer mon orientation professionnelle. Je dois avouer que la corrélation entre ces deux activités est extrêmement tenue et, pour être tout à fait clair, je ne suis pas devenu policier parce que je lisais ce type de romans, tout comme je ne me suis pas intéressé aux polars par rapport au choix de mon métier. Finalement, si j’aime le noir, ce n’est pas pour prolonger une quelconque succession de sensations que la profession me prodigue quotidiennement, mais parce qu’il autopsie plus qu’aucune autre littérature ne saurait le faire toute l’abondance des malaises d’une société au travers de l’histoire ou plus précisément du roman d’un crime.

     

    Capture d’écran 2016-11-17 à 23.49.15.pngC’est très souvent par le biais du genre littéraire noir que l’auteur s’emploie à décortiquer un modèle social pour mettre en exergue les carences, les non-dits et les fragilités d’un milieu ou d’un environnement bouleversé par le fait divers qui s’incarne dans le sursaut de fureur, de révolte ou de désespoir d’un individu ou d’un groupe transgressant des normes et des valeurs dans lesquels ils ne se reconnaissent plus. En cela, de nombreux textes émanant du roman noir prennent une forme de revendication lorsqu’ils évoquent par exemple la fermeture d’une usine dans Aux Animaux la Guerre (Actes Sud, 2016) de Nicolas Mathieu ou la pollution d’une friche industrielle dans Le Dernier Jour d’un Homme (Rivages, 2010) de Pascal Dessaint, quand ce n’est pas le modèle suédois dans son entier qui est examiné sous toutes ses coutures par Maj Sjöwall et Per Walhöö où le couple d’auteurs met en scène les enquêtes du commissaire Martin Beck dans l’édition intégrale du Roman d’un crime en dix volumes (Rivages 2008-2010).

     

    Particulièrement en Suisse romande, l’origine d’un blog consacré au noir réside dans la volonté de partager ces lectures, des romans moins formatés, dont les médias traditionnels ne parlent que très peu et qui peinent parfois à trouver leur place sur les étals des librairies. Car contrairement à ce que l’on prétend, le lecteur ne trouve pas forcément le livre qu’il souhaite. Dans sa quête, il doit tout d’abord franchir les murailles du même roman ornant les entrées des chaînes de librairie, contourner les ouvrages en tête de gondoles campés devant les tables de présentoir et faire fi du matraquage médiatique consacré aux mêmes auteurs de best-sellers. Une orientation forcée que l’on retrouve également dans le paysage numérique du livre. Au fil des années, force est de constater qu’un blog dédié aux romans noirs et aux polars, loin de compléter l’offre journalistique, devient un substitut à une déficience et un silence médiatique assourdissant, particulièrement en ce qui concerne un genre qui reste, aujourd’hui encore, bien trop décrié. Et ce ne sont pas les romans calibrés pour le plus grand nombre qui vont contribuer à réhabiliter le noir aux yeux d’une intelligentsia intellectuelle qui affiche à la fois sa méconnaissance et son mépris pour ce type de littérature.

     

    La constitution d’un blog chroniquant romans noirs et intrigues policières m’a permis de découvrir tout un monde de l’édition que je ne connaissais que très peu et de côtoyer d’autres blogueurs amateurs du genre policier à l’instar de sites comme Encore du Noir, Le Vent Sombre ou Le Blog du Polar de Velda qui mettent en évidence la diversité des très nombreuses parutions qu’ils valorisent dans la rigueur d’articles de qualité. Car, pour se démarquer de la kyrielle de blogs littéraires, il est indispensable de s’imposer quelques principes éditoriaux permettant de susciter un certain intérêt auprès des lecteurs en quête de découvertes. C’est ainsi qu’au-delà de leurs démarches littéraires, je me distancie des auteurs, ne cherchant pas à compiler ou à collectionner autographes et autres selfies que je pourrais récolter dans les salons et festivals que je ne fréquente d’ailleurs que très rarement. Il en va de même pour les maisons d’édition qui me sollicitent pour effectuer du service presse, démarche que je refuse régulièrement, estimant que pour promouvoir le livre, il m’apparaît comme essentiel d’en faire l’acquisition avec ses propres deniers, bénéficiant ainsi d’une certaine indépendance critique et d’une absence de contrainte dans le choix de mes lectures. Fort de cette autonomie, je ne cherche finalement ni à plaire ni à déplaire à l’ensemble des acteurs composant le paysage littéraire du polar et du roman noir car, aussi positif ou négatif qu’il soit, il importe de développer un argumentaire étayé pour rédiger une critique forcément empreinte d’une dose de subjectivité en rapport au lecteur que je suis, m’appropriant le livre au travers de mes propres perceptions. Il faut avouer que les déceptions restent plutôt anecdotiques, car l’expérience et la constellation de contacts constitués au cours de toutes ces années permettent de détecter plus aisément les ouvrages suscitant l’enthousiasme.

     

    Capture d’écran 2016-11-17 à 23.54.00.pngFestivals, salons du livre, numéros hors-série, depuis quelque temps, on assiste à l’émergence du noir à laquelle les grands noms de l’édition du polar ont contribué depuis tant d’années à l’instar de Rivages/Noir qui, aujourd’hui encore, reste l’une des références emblématiques du genre. David Peace, James Ellroy ou Hervé Le Corre sont les quelques auteurs qui conjuguent qualités narratives avec un style éprouvé qui a marqué et marquera encore toute une génération de lecteurs. Dans un registre plus confidentiel, on appréciera la ligne éditoriale de la maison d’édition Gallmeister qui s’oriente vers les auteurs nord-américains comme Lance Weller avec Wilderness (2013), Benjamin Whitmer avec Pike (2015) et la redécouverte de toute l’œuvre de James Crumley dont la nouvelle traduction de Fausse Piste (2016) illustrée par Chabouté. Nombreux sont ces auteurs américains qui ont d’ailleurs dépassé la catégorisation des codes et des genres littéraires. Toujours plus confidentiels, il faut saluer des maisons d’édition comme La Manufacture de Livres et sa collection « Territori », permettant de mettre en évidence quelques perles noires comme Clouer l’Ouest (2014) de Séverine Chevalier, qui restera l’un des tout grand roman noir qu’il m’ait été donné de lire. On pourra citer également les éditions Asphalte contribuant à promouvoir des auteurs hispaniques tels que Carlos Zanon avec J’ai été Johnny Thunders (2016) ou Boris Quercia mettant en scène l’inspecteur Quiñones dans Les Rues de Santiago (2014) et Tant de Chiens (2015). Et il ne s’agit là que d’un petit florilège d’auteurs bousculant les idées reçues d’un genre qui n’a plus rien à prouver.

     

    Le polar suisse, par contre, n’existe pas. Il s’inscrit malheureusement dans une dimension régionale dont les rares exceptions comme Martin Suter, Sunil Man et quelques autres ne font que confirmer ce triste constat. Dans un contexte de marché, on oppose le krimi alémanique au polar romand en arguant le fait qu’il ne s’agit pas du même public, renonçant ainsi, au sein d’une nation multilingue, à faire les frais d’une traduction. Un manque d’audace et d’ambition que l’on retrouve d’ailleurs dans la méconnaissance crasse du milieu littéraire romand en ce qui concerne le noir. Ainsi l’émergence du polar en suisse romande s’inscrit-elle dans le sillage des modèles de best-seller à l’exemple de Vargas, Läckberg et Musso, qui deviennent les références des écrivains romands se lançant parfois maladroitement dans le genre noir. Certes, on peut écrire un roman noir ou un polar sans en avoir lu, cela reste même préférable plutôt que de succomber aux influences des auteurs les plus visibles et de s’égarer dans la sempiternelle course au succès qui s’incarne avec l’affichage sur les réseaux sociaux du nombre d’exemplaires vendus ou de son classement dans les grandes chaînes de librairies. Plaire au plus grand nombre, parfois au détriment de l’histoire, semble être le credo de ces écrivains en quête de consécration.

     

    En dépit de ce tableau funeste, il faudra s’intéresser aux nombreux acteurs participant à cette émergence du polar suisse romand qui parviennent à mettre en avant toutes les qualités narratives d’un genre en pleine effervescence auquel le collectif Léman Noir (2012), mené par Marius Daniel Popescu, a largement contribué avec ce recueil de nouvelles noires édité par BSN Press, maison dirigée par Giuseppe Merrone. Ce passionné du polar propose régulièrement des textes d’auteurs consacrés du noir, Jean Chauma ou Joseph Incardona, mais également de belles découvertes : Le Parc (2015) d’Olivier Chapuis, par exemple, est un véritable travail d’orfèvre made in Switzerland.

     

    Il faudra examiner la belle collection de polars originaux, rassemblés au sein des Furieux Sauvages, maison d’édition créée par Valérie Solano, qui s’ingénie à mettre en exergue une autre Suisse que celle que l’on dépeint habituellement. Il faudra également s’attarder sur l’œuvre de Daniel Abimi mettant en scène les pérégrinations du journaliste Michel Rod et de son comparse l’inspecteur Mariani, dont les enquêtes sont parues chez Bernard Campiche, et qui incarne idéalement l’esprit du roman noir troublant la douce quiétude qui prévaut sur les rivages du lac Léman.

     

    Du noir, encore et toujours du noir, que ce soit par le biais d’un blog ou d’un autre support, vous découvrirez un autre pan fascinant de la littérature où auteurs et éditeurs romands s’inscrivent de manière magistrale dans l’autopsie d’une nation dont la noirceur ne cessera pas d’éclabousser les pages des nombreux romans à venir.

     

    LAUSAN'NOIR FESTIVAL DU POLAR : 18 & 19 NOVEMBRE.
    ESPACE ARLAUD
    Place de la Riponne 2 bis - 1005 Lausanne

    A lire en écoutant : Birdland de Patti Smith. Album : Horse. Arisa Records 1975

    Crédit photos : Isabelle Falconnier/Le Persil