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  • Zygmunt Miloszewski : Les Impliqués. Sous le ciel de Varsovie.

    Capture d’écran 2015-05-15 à 15.58.09.pngLe ghetto de Varsovie, la révolte ouvrière de Gdansk, Solidarnosc … De prime abord on a une image bien sombre de la Pologne qui reste à bien des égards un pays méconnu que l’on peut désormais découvrir par le biais des excellents romans policiers de Zygmunt Miloszewski. L’auteur connaît un succès retentissent et mérité avec Un Fond de Vérité paru cette année aux éditions Mirobole. Même s’il n’est pas indispensable à la compréhension du récit, il serait pourtant dommage de passer à côté du premier roman de la série intitulé Les Impliqués, paru en 2013, mettant en scène le procureur Teodore Szacki officiant dans la ville de Varsovie.

     

    Un patient retrouvé mort, avec une broche à rôtir plantée dans l’œil, met fin à la thérapie de groupe dirigée par le Dr Rudzki. Sous sa conduite le groupe s’était retiré dans un ancien monastère pour pratiquer une méthode de mise en situation appelée « Constellation familiale ». Cette thérapie d’un nouveau genre serait-elle allée trop loin ? S’agirait-il d’un cambriolage qui aurait mal tourné ? C’est ce que le procureur Teodore Szacki va devoir déterminer. Mais en mettant à jour des éléments enfouis dans un passé pas si lointain, le fonctionnaire de justice va raviver les souvenirs douloureux d’un pays autrefois sous le joug d’influences idéologiques inquiétantes. Car malgré une transition pacifique, les réseaux secrets d’un régime à présent honni ont-ils vraiment tous disparus ?

     

    Les Impliqués est un récit qui se déroule  sur une quinzaine de jours en juin 2005. Si l’enquête du procureur Szacki débute de manière laborieuse avec les aspects  fastidieux d’un traditionnel « mystère de la chambre close » il ne faut pas se décourager et persévérer dans cette lecture qui s’avèrera plus enrichissante qu’il n’y paraît de prime abord. En introduction aux différentes journées, l’auteur dresse avec maestria un panorama de l’actualité du pays et de la ville de Varsovie pour poser le contexte dans lequel vont évoluer ses personnages. L’approche est pertinente et nous incite donc à découvrir la suite d’un récit destiné initialement à un lectorat local. Zygmunt Miloszewski prend son temps pour installer son personnage principal et le faire évoluer dans les rouages complexes d’une entité judiciaire où il peine à trouver sa place tant les affaires courantes sont monotones avec son cortège de violences domestiques et d’agressions entre ivrognes.  Par petites touches subtiles, nous découvrons le quotidien de ce procureur au travers des enquêtes parallèles qu’il doit mener en marge de son affaire principale. Szacki est un personnage en proie aux doutes que ce soit dans le système judiciaire de son pays, que dans tous les aspects de sa vie familiale et sentimentale. Il évolue ainsi dans une ville de Varsovie que l’auteur décrit sans complaisance ce qui lui donne d’avantage de crédibilité. On est donc loin de la carte postale idyllique ou pittoresque et du héro sans peur et sans reproche. C’est là toute la force de ce roman où l’on découvre de manière subtile les problèmes journaliers auxquels doit faire face ce fonctionnaire peu sympathique, séducteur dans l’âme et surtout très imbu de lui-même.

     

    Entre un début plutôt hésitant et une transition finale quelque peu brutale, on déplorera le manque d’équilibre entre les différentes parties du roman. Mais l’enquête comporte son lot de rebondissements et de fausses pistes qui nous entrainent dans le passé d’un pays qui se remet doucement des affres du communisme mais qui est loin d’avoir réglé ses comptes avec les évènements tragiques qui l’ont amené à se libérer du joug totalitaire. On regrettera d’ailleurs que l’auteur ne s’attarde pas suffisamment sur ses aspects historiques qu’il amenait pourtant avec beaucoup de talent sur le devant de la scène. Edulcorés, certains évènements réels méritaient peut-être d’avantage de développement pour le lecteur peu au fait de l’histoire contemporaine polonaise. Néanmoins, l’auteur installe une dose de suspense teinté de paranoïa qui donne du dynamisme à un récit brillant dont le final s’avèrera aussi surprenant qu’un célèbre roman d’Agatha Christie dont la référence ne saurait être citée afin de ne pas gâcher la surprise.

     

    Les Impliqués c’est le début d’une nouvelle série policière qui se révèle être une des très agréables surprises qui vient désormais agrémenter le paysage du roman policier. Une belle découverte à ne manquer sous aucun prétexte.

     

    Zygmunt Miloszewski : Les Impliqués. Traduit du polonais par Kamil Barbarski. Mirobole éditions 2013.

    A lire en écoutant : II (Suspended Variations). Album : Suspended Night. Tomasz Stanko Quartet. ECM Records GmbH 2004.

  • Jurica Pavičić : L'Eau Rouge. Trajectoire croate.

    jurica pavičić,l'eau rouge,éditions agulloService de presse

     

    Dénicheurs de talent au sein de contrées méconnues, cela fait maintenant près de cinq ans, que les éditions Agullo n'ont de cesse de nous proposer des textes aboutis en provenance notamment des pays de l'Europe de l'est à l'instar de la Pologne représentée par Wojciech Chmielarz et son inspecteur Jakub Mortka au fil d'une série qui est devenue une référence dans le domaine du roman policier. Puis c'est du côté des Balkans que la maison d'éditions nous a entraîné en nous permettant de découvrir le côté obscur de la Slovaquie avec Arpád Soltész, auteur de deux romans noirs glaçants tels que Il Etait Une Fois Dans L'Est et Le Bal Des Porcs où l'on prend la pleine mesure d'un état complètement dévoyé et livré à la merci d'organisations mafieuses dénuées du moindre scrupule. Toujours dans les Balkans, avec un premier polar croate traduit en français, c'est désormais sur la côte dalmate que l'on va s'aventurer avec L'Eau Rouge de Jurica Pavičić, au gré d'une intrigue policière nous projetant sur la trajectoire du pays se déroulant sur l'espace des trois dernières décennies qui ont bouleversé la destinée de tout un peuple. 

     

    Août 1989, village du Misto, niché au bord de la mer Adriatique, situé non loin de Split, les habitants sont en émoi depuis la disparition de Silva, une jeune fille de 17 ans dont on est sans nouvelle après l'avoir aperçue une dernière fois lors de la soirée estivale où toute la jeunesse de la localité était présente. Chargé de l'enquête, l'inspecteur Gorki Sain explore en vain toutes les pistes possibles pour retrouver Silva dont on découvre qu'elle était impliquée dans un trafic de drogue. Puis survient l'effondrement du régime de Tito qui pousse Gorki Sain à démissionner suite à une purge au sein des forces de police L'enquête s'enlise avant d'être enterrée définitivement. Désormais seul avec sa mère, Mate, frère jumeau de Silva, s'obstine dans ses recherches pour savoir ce qu'il est advenu de sa sœur sans que les années qui passent n'entament sa détermination. C'est ainsi que par le prisme du fait divers et d'une quête sans fin, on suit les destins de tous ceux qui ont côtoyé Silva pour former une grande fresque historique de la Croatie contemporaine.

     

    C'est souvent autour du crime que l'auteur met en exergue les carences sociétales qui pèsent sur une nation. Avec L'Eau Rouge, Jurica Pavičić va bien au-delà de la simple dénonciation puisqu'il s'attache à dépeindre autour de la disparition de Silva rien de moins que  tout le contexte historique de la Croatie des 30 dernières années où se succèdent la chute du régime de Tito, la guerre des Balkans, l'effondrement économique qui s'ensuivit pour laisser place à un capitalisme débridé s'incarnant dans le domaine du tourisme et des investissements immobiliers. Tout cela, Jurica Pavičić le met en scène d'une manière magistrale autour des proches  de la disparue, mais également par le biais des témoins et enquêteurs qui se sont trouvés impliqué dans ce fait divers. Ainsi les chapitres prennent le nom des protagonistes que l'on va retrouver au fil des années qui passent en rythmant un récit passionnant où l'enjeu réside bien évidemment à savoir ce qu'il est advenu de Silva. Pour le savoir, l'auteur nous invite à suivre les parcours variées de ses personnages gravitant bien évidemment en Croatie, et plus particulièrement au sein du petit village de Misto, mais dont les trajectoires surprenantes nous entraine également du côté de la Suède, de l'Espagne, de l'Allemagne, du Canada et même dans des régions méconnues bordant la mer de Chine méridionale. C'est de cette manière que l'on observe l'évolution d'individus attachants à l'instar de Mate qui tente désespérément de retrouver sa soeur ou de Gorki Sain, fils de partisan et policier qui va s'adapter aux changements en jouant le jeu de promoteurs immobiliers prêts à investir leurs deniers sur cette côte dalmate qui devient la proie de tous les appétits de grands groupes financiers cherchant à diversifier leurs capitaux. On assiste de cette manière à l'évolution radicale d'un pays communiste qui s'adapte aux modèles économiques libéraux pour faire de la Croatie une nation désormais connue pour ses attraits touristiques qui se développent à un rythme effréné.

     

    Ainsi le drame qui touche la famille de Silva et l'intrigue policière qui s'ensuit, font donc écho au contexte historique qui marque la Croatie pour faire de L'Eau Rouge une grande fresque subtile qui dépeint brillamment le devenir d'un pays méconnu que le lecteur ne manquera pas d'apprécier au terme d'un récit captivant.

     

    Jurica Pavičić : L'Eau Rouge (Crvena Voda). Editions Agullo/Noir 2021. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.

    A lire en écoutant : Agra de Slavic Soul Party! Album : Duke Ellington's Far East Suite. 2016 Ropeadope LCC.

  • JAMES LEE BURKE : ROBICHEAUX. LE POIDS DU MONDE.

    rivages thriller,james lee burke,robicheauxOn parle souvent de retrouvailles avec un vieil ami lorsque l’on évoque la parution d’un nouveau roman de James Lee Burke mettant en scène le shérif Dave Robicheaux, plus communément surnommé Belle Mèche et dont les aventures nous ont accompagnés durant plusieurs décennies en suivant les investigations de ce légendaire flic de New Ibéria qui devient ainsi la paroisse la plus célèbre de la Louisiane. Une série comptant pas moins de vingt-et-un romans dont certains figurent parmi les monuments de la littérature noire et transcendent les genres comme Prisonniers Du Ciel (Rivages/Thriller 1992) ou Dans La Brume Electrique Avec Les Morts Confédérés (Rivages/Thriller 1994), Purple Can Road (Rivages/Thriller 2007), La Nuit La Plus Longue (Rivages/Thriller 2011) ou Swan Peak (Rivages/Thriller 2012).  Mais comme dans toutes longues relations amicales, on a pu éprouver quelques déceptions à la lecture de certains ouvrages de cette série emblématique en décelant quelques facilités notamment au niveau de l’intrigue à l’exemple de L’Arc-En-Ciel De Verre (Rivages/Thriller 2013) et Créole Belle (Rivages/Thriller 2014) qui m’ont incité à faire l’impasse sur Lumière Du Monde (Rivages/Thriller 2016). Mais après trois ans sans nouvelle, la curiosité l’emporte sur toutes les réserves pour découvrir Robicheaux, nouveau roman de la série dont la sécheresse du titre résonne comme un point final.

     

    Plus vulnérable que jamais, Dave Robicheaux  peine à se remettre de la disparition de Molly, son épouse qui a trouvé la mort lors d’un accident de la route. Pour ne rien arranger, Clete Purcel, son ami de toujours, semble être en délicatesse avec un nervis de la mafia, Fat Tony Nemo et un riche propriétaire de casino, Jimmy Nightingale, en lice pour une candidature au sénat et qui pourrait être impliqué dans la disparition de huit jeunes femmes sur l’espace d’une vingtaine d’années et que l'on a retrouvées mortes du côté de la paroisse de Jeff Davis. Entre colère, solitude et désarroi, Dave Robicheaux  flirte dangereusement avec ses vieux démons qu’il tente de mettre de côté au détour d’une biture carabinée dont il n’a plus guère de souvenirs. Jointures des mains éraflées, contusions sur le crâne et articulations douloureuses, il semblerait que la nuit n’ait pas été de tout repos pour cet homme qui était parvenu à rester sobre depuis tant d’années. Et l’incident pourrait paraître anodin, si l’on n’avait pas retrouvé, au petit matin, le corps du chauffard impliqué dans l’accident de Molly. L’homme a été battu à mort. Se pourrait-il que Dave Robicheaux ait franchi la limite à ne pas dépasser ? Lui-même semble prêt à le croire.

     

    Au terme de la lecture de Robicheaux, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de déjà-vu avec un schéma narratif éprouvé où l’intrigue gravite autour d’un riche propriétaire terrien ambivalent plus ou moins inquiétant, un membre de la pègre atypique se révélant plus dangereux qu’il n’y paraît et un tueur psychopathe dont les exactions vont impacter les membres de la petite communauté de New Ibéria. Si l’on y ajoute l’éternel désarroi de Dave Robicheaux, les peines de cœur de Clete Purcel et même l’apparition de quelques fantômes de soldats confédérés surgissant de la brume de marécages, on comprendra que ce dernier opus répondra aux attentes des aficionados souhaitant retrouver tous les ingrédients qui ont fait le succès de la série. Alors bien sûr il y a le charme de ces opulentes descriptions d’une Louisiane envoûtante et l’enchantement de quelques dialogues percutants qui constituent la marque de fabrique d’un auteur qui ne parvient plus à se renouveler. Le compte n’y est donc pas, même si l’on note ici et là quelques évolutions dans le parcours des personnages qui hantent la série. Tout d’abord la disparition de Molly qui réalimente la détresse de Dave Robicheaux replongeant dans les affres de la boisson avec une mise en abîme qui tourne court puisque l’enjeu, avec un tel personnage légendaire, demeure couru d’avance. On retrouve donc un individu en bout de course, toujours en proie à ses cauchemars, qui tente de lutter du mieux qu’il peut contre les forces du mal. Parce qu’il émerge du texte une dimension spirituelle qui prend de plus en plus d’importance dans l’œuvre de James Lee Burke, l’intrigue prend parfois une tournure étrange au gré des introspections d’un héro tourmenté qui trouverait une certaine forme de réconfort dans les préceptes de la Bible. Bien rôdée, la dynamique entre les différents acteurs récurrents de la série fonctionne toujours afin de pimenter l’intrigue au gré des frasques de Clete Purcel et des commentaires tranchants d’Helen Soileau qui sont toujours au rendez-vous en formant avec ce bon vieux Belle Mèche un trio bancal ne manquant pas de charme, malgré un sentiment d’essoufflement qui imprègne d’ailleurs l’ensemble de l’intrigue tournant autour de Jimmy Nightingale, ce richissime candidat au Sénat et Smiley, cet étrange et inquiétant tueur psychopathe que l'on retrouvera semble-t-il dans le prochaine roman de la série. C'est probablement avec ces deux protagonistes, dont les portraits sont fort bien dressés, que l'on retrouvera un regain d'intérêt pour un récit dont les entournures se révéleront à la fois denses et complexes, mais sans surprises.

     

    A n'en pas douter, Robicheaux comblera donc les fans de la série sans pour autant avoir d'ambition en matière d'intrigue qui tourne désespérément en rond. Cependant, on ne peut s'empêcher d’apprécier la richesse d’une écriture solide et cette extraordinaire atmosphère que l’auteur distille avec un talent indéniable au gré de ses romans qui charmeront tout de même les lecteurs les plus lassés dont je fais partie.

     

    James Lee Burke : Robicheaux (Robicheaux). Rivages/Thriller 2019. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier.

    A lire en écoutant : I’am Coming Home (live) de Clifton Chenier. Album : Live ! Clifton Chenier & The Red Hot Louisanian Band. 1993 Arhoolie Production Inc.

  • NICOLAS FEUZ : EUNOTO, LES NOCES DE SANG. L’INCOHERENCE AU SERVICE DE L’INDIGENCE.

    Capture d’écran 2017-10-26 à 18.22.42.pngLes ouvrages de Nicolas Feuz me font penser à ces fameux concepts de télé réalité que l’on désigne sous le terme péjoratif de « télé poubelle » qui nous fascine et nous rebute à la fois au vu de l’indigence du contenu. Et il faut donc avouer que c’est avec une curiosité presque coupable que j’ai lu Eunoto, dernier roman en date du procureur neuchâtelois bien décidé à publier un livre par année. Nous voilà prévenus. Difficile d’ailleurs de passer à côté de cet ouvrage ornant les étalages des grandes librairies romandes et faisant l’objet d’une importante couverture médiatique. Alors bien sûr, j’ai débuté cette lecture avec quelques réticences, tout en me disant, avec l'optimisme qui me caractérise, qu’il était difficile pour l’auteur de faire pire que Horrora Borealis, son précédent ouvrage. Mais force est de constater que je me suis trompé et qu’il ne faut jamais sous-estimer les capacités du "Maxime CHATTAM suisse". Pourtant il y avait des indices quant à la qualité du roman et il faut admettre que l’on partait déjà un peu perdant avec cet article du Journal du Jura où la journaliste nous livre ses considérations à propos d’Eunoto : « Même s’il ne s’agit pas là de grande littérature ou d’une intrigue nimbée de critique sociale … Eunoto se classe indubitablement dans le genre de récit qui accroche »[1]. Propos qui font écho à ceux que tient Nicolas Feuz en affirmant que « les polars c’est pas forcément de la grande littérature »[2]. Il faudra donc bien que l’on m’explique un jour ce qu’est cette fameuse littérature que l’on dit grande. Mais si la définition inclut, entre autre, des notions faisant état de récits cohérents et de textes convenablement rédigés, l’œuvre de Nicolas Feuz n’entre effectivement pas dans cette catégorie.

     

    Brent Wenger est-il bien le terrible psychopathe que l’on surnomme le Monstre de Saint-Ursanne ou s’agit-il d’un homme innocent, victime d’un coup monté ? C’est ce que devrait établir la révision de son procès qui s’apprête à débuter. Au même moment les polices cantonales neuchâteloises et fribourgeoises sont sur les dents avec la découverte de jeunes filles décapitées sur leurs territoires respectifs. A Genève, les forces de l’ordre ne sont pas en reste puisque l’un des leurs est sauvagement assassiné devant l’hôpital cantonal. Qui sont ces jeunes filles et quel est le lien entre ces trois affaires ? Jeune inspecteur de police Michaël Donner est rapidement impliqué dans une spectaculaire enquête intercantonale qui le conduira notamment du côté de Lausanne et du domaine skiable des Quatre Vallées. Un périple romand qui va se révéler sanglant.

     

    Difficile de venir à bout de ce thriller qui ne manque pas d’actions et de rebondissements racoleurs mais dont l’écriture insipide et approximative, au service d’un texte bancal, suscite l’ennui, parfois l’agacement et de temps à autre quelques éclats de rire. Mais Nicolas Feuz s’affranchit de ces problèmes d’écriture en expliquant sur les réseaux sociaux : « pondre de belles phrases pour pondre de belles phrases ne m’intéresse pas ». Absence d’intérêt ou manque de capacité, peu importe. Il convient toutefois de signaler que les belles phrases ne servent pas seulement à faire joli mais permettent de mettre en place un décor ou une atmosphère sans que l’on ait l’impression de lire l’extrait d’un dépliant touristique ou de doter les personnages d’une stature et d’un caractère sans que l’on ait la sensation d’avoir à faire à des protagonistes stéréotypés jusqu’à la caricature, comme on le constate tout au long de ce récit laborieux. Il faut également préciser que les belles phrases ne sont pas forcément incompréhensibles et que l’auteur doit faire confiance à son lectorat qui n’aura donc pas nécessairement besoin de les relire à quatre reprises pour en saisir le sens. Par contre il n’est pas exclu que le lecteur soit contraint de se creuser la tête pour déchiffrer la syntaxe lacunaire de Nicolas Feuz. En voici un petit florilège amusant, loin d’être exhaustif :

    Michaël Donner possède la capacité de s’extraire de son corps (page 30) :« L’espace dégagé entre deux autre filins était désormais suffisant pour y passer mon corps.»

    L’arme sans maître (page 41) : « Son conducteur craignit de l’arme sans maître un second coup de feu accidentel, qui ne vint pas. »

    On découvre les pavés gigantesques de La Gruyère  (page 154): « Même en hiver, les pavés de la cité grouillaient de monde.»

    Dialogue confus (page 270) :« - Etes-vous innocent ? Le provoqua Lara. - Ca dépend, ne se laissa-t-il pas décontenancer. Qu’en pensez-vous sergent Pittet ? »

    Mais comme le recommande l’auteur, lorsqu’il est égratigné sur la forme, il importe de se concentrer sur le « fond du livre » (sic) qui recèle « tant de choses intéressantes à dire », notamment sur les déficiences de la justice, sur le sort de victimes devenant bourreaux et sur les problèmes immobiliers en lien avec une loi controversée. Mais en guise de fond, le lecteur devra se contenter de considérations et de réflexions dignes des conversations du café du commerce, dont certaines pourraient figurer dans un recueil de Brèves De Comptoir. Rapidement, on comprendra que le roman se concentre principalement sur une succession d’événements et de rebondissements tous plus spectaculaires les uns que les autres mais manquants singulièrement de cohérence. En voici quelques exemples qui restent le plus vague possible mais qui dévoilent tout de même des éléments de l’intrigue.

     

    Tout d’abord on s’interrogera sur le rôle de Michaël Donner dans la prise d’otages de l’hôtel de police à Neuchâtel et l’on se demandera pourquoi il manque d’énuquer un de ses collègues alors qu'il s'agit d'un exercice ! Toujours en lien avec ce même contexte, on peinera à comprendre le sens de la conversation entre le responsable de l’intervention policière et le conseiller d’état qui ne semble pas avoir compris qu'il s'agit d'un entraînement. On prend peur quant au type de munition qu’emploie la police dans le cadre de cet exercice.

     

    Pour l’épisode genevois il paraît étrange que le meurtrier enduise la plaque d’un verni afin de dissimuler l’immatriculation de la voiture qu’il doit avoir volé (à moins qu'il ait pris le risque insensé de prendre son automobile). Et une fois son forfait accompli (le meurtre d’un policier tout de même) il est étonnant que l’auteur du crime ne se débarrasse pas du véhicule qu'il réutilisera dans la région du Jura où il sera repéré (un hasard absolument extraordinaire).

     

    A Lausanne, en plein centre-ville, aux alentours de 21h00, on se demande comment le meurtrier parvient à forcer discrètement la porte de la cathédrale tout en maîtrisant une jeune fille qu'il a enlevée et en transportant un appareil de dialyse afin de commettre son forfait tranquillement sur l’autel de l’édifice religieux. Et au niveau de l’intervention policière on s’étonnera que les deux policiers neuchâtelois (ils sont présents au bon moment et au bon endroit grâce à une histoire fumeuse de chocolat chaud) ou que les collègues vaudois ne fassent pas appel à la police municipale lausannoise pour boucler le périmètre.

     

    Dès le chapitre 12, on détecte un sérieux problème de temporalité puisque le meurtrier et son complice se retrouvent simultanément impliqués dans une course poursuite entre Porrentruy et Bienne puis subitement occupés à torturer leur victime à Nendaz en faisant ainsi l’impasse sur un trajet de plus de deux heures[3].

     

    Prélèvements de moyens de preuve totalement farfelus, histoire d'ADN complètement abracadabrante, évasion rocambolesque, écoute illégale, interventions et coordinations policières complètement foireuses, il y aurait encore beaucoup à dire sur cette enquête bancale qui se dispense de toute vraisemblance contrairement à ce qu’affirme Nicolas Feuz dans une interview de l’Express[4]. Outre un nombre impressionnant d’invraisemblances, l’intrigue ne doit son salut qu’à une somme de hasards circonstanciés absolument extraordinaires achevant de décrédibiliser un auteur qui, en définitive, nous livre un travail bâclé mettant en exergue les limites de l’auto-édition.

     

    Nicolas Feuz sera présent au festival Lausan’noir et dédicacera ses superbes romans le vendredi 27 octobre de 14h00 à 17h30, le samedi 28 octobre de 11h00 à 14h00 et de 16h00 à 18h30 et le dimanche 29 octobre de 13h00 à 16h30. 


    Nicolas Feuz : Eunoto, Les Noces De Sang. The BookEdition 2017.

    A lire en écoutant : Mad About You de Hooverphonic. Album : Hooverphonic With Orchestra. Sony Music Entertainment 2012.

     

    [1] Journal du Jura, 28.09.2017

    [2] RSR La Première, Les Beaux Parleurs, 04.12.2016

    [3] Reconstitution de la journée du meurtrier et de son complice : 10h00 : procès à Porrentruy – 13h00 : fin du tour de parole de 3 heures (page 283) – 14h00 environ : fin des délibérations (au minimum 1 heure) – 14h30 environ : fin des formalités et des interviews – exécution d’une avocate et enlèvement d’un individu. 14h35 – 14h45 environ : course-poursuite. 14h55 – 15h15 : abandon du véhicule sur les hauts de Bienne – vol d’un autre véhicule – transfert de la victime. Vingt minutes plus tard soit à 15h35 le complice sort de son travail à Nendaz pour se rendre à son appartement où il retrouve le meurtrier et leur victime.

    [4] L’Express du 16.10.2017

     

  • LAURENT GUILLAUME : UN COIN DE CIEL BRULAIT. ENFANTS PERDUS.

    Laurent guillaume, un coin de ciel brûlait. éditions Robert LaffontCe n'est pas chose si aisée que d'écrire du polar ou du roman noir lorsque l'on est policier. Et contrairement à l'idée reçue de l'expérience du terrain et du réalisme qui en découle, contribuant ainsi à la bonne facture du texte, il faut justement se départir de ce réalisme qui colle à la peau pour adopter une posture plus littéraire, plus romanesque. Parmi ces policiers qui se sont lancés dans l'écriture, on pense à Hugues Pagan qui endossa la fonction durant plus d'une vingtaine d'années avant de publier 12 romans marquants dont Une Dernière Station Avant L'autoroute (Rivages/Noir 1997) et Profil Perdu (Rivages/Noir 2017). On peut également citer Christophe Guillaumot, commandant à la SRPJ de Toulouse, qui a publié aux éditions Liana Levi trois romans mettant en scène Renato Donatelli, un policier calédonien, surnommé Le Kanak. Deux officiers de police qui ont su concilier réalisme et trame romanesque en insérant notamment dans leurs dialogues quelques expressions propre aux policiers mais qui se démarquent principalement par leur volonté de nous raconter des histoires. Des histoires il en a un certain nombre à raconter Laurent Guillaume, ancien capitaine de police qui exerça notamment en tant que commandant au sein d'une unité mobile du Val-de-Marne et également aux stups en qualité de chef de groupe. Si vous avez l'occasion de croiser ce personnage charismatique vous ne pourrez résister à l'envie de l'écouter vous narrer quelques anecdotes en lien avec sa carrière professionnelle. Cette envie de raconter des histoires, on la retrouve dans ses romans avec la série Mako et plus particulièrement dans Là Où Vivent Les Loups (Denoël 2018) où l'on découvre le commandant Priam Monet, un flic plutôt mal embouché. Outre son activité de policier puis romancier/scénariste, Laurent Guillaume officie également en tant que consultant pour des organisations internationales en lutte contre le crime organisé dans les régions de l'Afrique de l'Ouest. Issus de cette activité et de cette expérience, il a rédigé plusieurs articles et ouvrages traitant de ce sujet complexe qu'il tente de vulgariser afin de sensibiliser les profanes que nous sommes dans le domaine. C'est dans ce registre qu'il publie Un Coin De Ciel Brûlait qui évoque la guerre civile sierra-léonaise se caractérisant notamment par l'enlèvement de jeunes garçons enrôlés de force comme enfants soldats.

     

    En 1992, la Sierra Leone bascule dans la guerre civile bousculant ainsi le destin de Neal Yeboah, un jeune garçon de douze ans qui, après avoir été contraint d'exécuter son père, se retrouve enroulé de force dans une milice armée, composée essentiellement d'enfants soldats. A mesure qu'il grimpe les échelons de cette armée de fortune, Neal devient un combattant de légende au gré d'échauffourées sanglantes ponctuées d'actes innommables qui deviennent la norme pour ces enfants englués dans une violence quotidienne et terrifiante. 
    A Genève, de nos jours, Tanya Rigal, journaliste d'investigation pour Mediapart, se rend dans un palace pour retrouver un mystérieux correspondant avec qui elle a rendez-vous. Mais ce sont des inspecteurs de la police judiciaire qui l'accueillent. En effet, l'homme a été retrouvé mort dans sa suite luxueuse, avec un pic à glace enfoncé dans l'oreille. En décidant d'en savoir plus sur cette victime, Tanya va mettre à jour une terrifiante machination qui la conduit sur les traces d'un tueur impitoyable dont elle suit le parcours entre Freetown, Monrovia, Paris, Nice et Washington DC. Une route semée d'embûches, de cadavres et de révélations peu reluisantes que l'on a tout intérêt à dissimuler. Mais Tanya Rigal est bien déterminée à déterrer le passé en faisant abstraction des intérêts supérieurs des états impliqués dans un trafic d'armes et de diamants destiné à alimenter le cours d'une guerre abjecte.

     

    En abordant le sujet des enfants soldats sous la forme d'un thriller, Laurent Guillaume prenait un sacré risque avec un thème sensible qui a été évoqué à maintes reprises, ceci avec plus ou moins de réussite. On pense tout d'abord au roman d'Emmanuel Dongala, Johnny Chien Méchant (Editions du Rocher 2007) adapté au cinéma par Jean-Stéphane Sauvaire sous le nom de Johnny Mad Dog. Thème abordé dans une version plus hollywoodienne, on pense également à Blood Diamond d'Edward Zwick ou Beasts No Nation de Cary Jojy Fukunaga et dans une moindre mesure à Lord Of War d'Andrew Niccol. Le roman de Laurent Guillaume se distingue des oeuvres précitées parce qu'il intègre subtilement, sous l'angle du thriller, des éléments sociaux et géopolitiques de la Sierra Leone, pays dont on ne sait finalement pas grand-chose, ce qui est le cas pour la grande majorité des nations africaines. Pour ce qui concerne l'aspect social, c'est autour du personnage de Neal Yeboah que l'on va prendre la pleine mesure des conditions de vie de ces enfants soldats et des affres qu'ils subissent quotidiennement pour en faire des combattants dépourvus de la moindre empathie. On observe ainsi cette perte d'identité avec Neal Yeboah, enfant socialement bien intégré, se transformant peu à peu en un guerrier légendaire affublé du patronyme de Bande-à-la-guerre qui achève de le déshumaniser. Pour ce qui est de l'aspect géopolitique, c'est en accompagnant la journaliste Tanya Rigal que l'on va prendre la pleine mesure des accointances entre la Sierra Leone, le Libéria et les Etats-Unis sur fond de trafic d'armes et de diamants, ceci au détour d'une enquête sur une série de meurtres mettant en cause les acteurs de ces trafics. Pour plus de réalisme, on saluera la coup de génie de l'auteur qui a intégré quelques personnages réels qui sont des acteurs à part entière de l'histoire à l'instar de Charles Taylor, l'ancien président du Libéria ou de Foday Sanko leader du RUF (Revolutionnary United Front) et plus particulièrement du général Mosquito alias Sam Bockarie, chef des opérations du RUF qui prend le jeune Bande-à-la-guerre sous son aile. Pour aborder l'ensemble de ces thèmes, on appréciera l'écriture épurée de Laurent Guillaume qui sait distiller l'horreur des situations sans se complaire dans une violence outrancière tout comme il parvient à intégrer les éléments sociaux et géopolitiques dans la fluidité d'un texte brillamment maitrisé avec cette belle capacité à dépeindre les différentes atmosphères et ambiances des multiples endroits que l'on va explorer en compagnie de Neal Yeboah et de Tanya Rigal. Bien orchestré, on appréciera également l'aspect du thriller dont les codes sont respectés avec une certaine mesure et un bel équilibre au niveau d'un suspense savamment étudié dont on découvre les tenants et aboutissants en toute fin du récit.


    Thriller bouleversant, Un Coin De Ciel Brûlait nous permet d'appréhender les contours d'une terrible guerre civile au gré d'un superbe texte qui intègre le suspense d'une intrigue allant bien au-delà des affres d'un enfant soldat pour prendre en considération tous les enjeux d'un conflit dépassant les frontière de la Sierra Leone. 

     

     

    Laurent Guillaume : Un Coin De Ciel Brûlait. Editions Michel Lafon 2021.

    A lire en écoutant : Sierra Leone de Terry Callier. Album : Speak Your Peace. 2002 Mr Bongo Worldwild Ltd.

  • ZYGMUNT MILOSZEWSKI : LA RAGE. LA DISSOLUTION DES COEURS.

    Zigmunt Miloszewski, La Rage, Teodore szacki, violences conjugales, pologne, Fleuve noirEn l’espace de trois romans narrant les investigations du procureur Teodore Szacki, son créateur Zygmunt Miloszewski s’est attaché à dresser un portrait social de la Pologne à la fois caustique et sans concession tout en soulignant le charme mais également les travers des régions dans lesquels il a mis en scène cet enquêteur atypique au caractère revêche le rendant quelque peu antipathique. Le procureur Teodore Szacki affecté au parquet de Varsovie faisait son entrée dans Les Impliqués (Mirobole 2015) où l’on découvrait le passé peu reluisant de la Pologne communiste. Un Fond de Vérité (Mirobole 2015) nous permettait d’entrevoir toute la problématique de l’antisémitisme dans le cadre pittoresque de la ville de Sandormierz. Avec La Rage, Zygmunt Miloszewski a décidé de mettre un terme à la série en abordant la thématique des violences domestiques. On retrouve donc notre procureur désormais affecté à la ville d’Olsztyn (ville d’origine de l’épouse de l’auteur) pour une ultime enquête qui l’impliquera au-delà de ce que l’on aurait pu imaginer.

     

    Toujours en quête d’affaires sortant de l’ordinaire, Teodore Szacki ne trouve guère de satisfaction dans ses fonctions de procureur affecté au parquet de la petite ville provinciale d’Olsztyn. La situation n’est guère plus reluisante au sein de sa vie de couple perturbée par la venue de sa file Hela, une jeune adolescente au caractère aussi affirmé que celui de son père.
    De prime abord la découverte d’un squelette dans un bunker désaffecté ne présenterait pas le moindre intérêt pour Teodore Szacki. Une résurgence de la seconde guerre mondiale tout au plus. Mais les ossements présentent les particularités d’être beaucoup plus récents qu’il n’y paraît et d’appartenir à plusieurs victimes. Pour le fringuant et orgueilleux procureur c’est l’occasion rêvée pour mettre à l’épreuve ses compétences quitte à négliger ses affaires courantes et à éconduire une femme qui peine à s’exprimer pour décrire les violences psychiques que lui inflige son mari. Une absence d’écoute et d’empathie qui va virer à la tragédie et révéler des liens entre les deux affaires.
    Y aurait-il un justicier qui sévit dans la ville d’Osztyn ?

     

    La Rage, débute sur un préambule déroutant où l’auteur met en scène son procureur fétiche dans une situation dramatique qui trouvera son explication dans le long flash back composant l’ouvrage avec une enquête s’étalant sur une période située entre le 25 novembre et le 4 décembre 2013. La période suivante s’achevant au 1er janvier 2014 dépeint les conclusions de l’enquête qui feront également office d’épilogue. Comme à l’accoutumée, chacune des journées débute avec une revue de presse qui permet à l’auteur, également journaliste, de mettre en exergue la thématique qu’il aborde dans le déroulement de l’intrigue tout en situant le contexte sur le plan international, national et local.

     

    Toujours aussi bien documenté, l’auteur appréhende le phénomène des violences domestiques avec une justesse qui fait froid dans le dos. En pénétrant dans l’intimité du quotidien d’un couple on découvre tout le processus de ces brutalités psychiques se révélant bien plus insidieuses et bien plus abjectes que la force des coups qui concluent immanquablement ces relations destructrices. C’est d’autant plus dramatique lorsque la victime essaie de rapporter les faits aux autorités pour ne rencontrer que scepticisme et absence d’écoute à l’instar de cette femme tentant en vain de dépeindre les violences dont elle fait l’objet à un Teodore Szacki complètement désintéressé qui trouve le moyen d’éconduire l’épouse en invoquant l’absence de faits concrets. La scène se conclut sur cet instant poignant où l’épouse désemparée regagne le domicile conjugal en ne sachant plus vers qui se tourner pour trouver de l’aide. C’est probablement après le drame qui s’ensuit que le procureur se départira de cette morgue qu’il affiche en permanence pour dévoiler une part d’humanité que l’on peinait à entrevoir dans les opus précédents. Elle se traduit notamment dans les relations qu’il entretient avec sa fille lors de confrontations qui révèlent toute l’affection que le père porte pour cette jeune adolescente qu’il ne découvre que trop tardivement.

     

    Sur le plan de l’intrigue, Zygmunt Miloszewski entretient un suspense haletant notamment en ce qui concerne l’exécution des victimes avec un processus qui s’avère aussi ingénieux que terrifiant, ceci d’autant plus que le procureur sera directement visé par les noirs desseins d’un curieux tueur déterminé. Il règne donc tout au long du récit une ambiance pesante et inquiétante sur fond de morosité hivernal qui déteint sur l’ensemble des personnages évoluant dans cette ville provinciale d’Olsztyn que l’auteur dépeint avec une certaine sévérité teintée d’une pointe d’humour grinçant en fustigeant les conditions déplorables de circulation. Beaucoup moins drôle sont les conditions d’une enquête rendue difficile par l’incompatibilité des systèmes informatiques des différents services de l’état qui rendent impossible le moindre recoupement visant à faciliter les recherches du procureur. On assistera donc à un duel impitoyable où les meurtres sont destinés à mettre en lumière toute l’incurie d’un processus judiciaire déficient tout en ébranlant les certitudes et la rigueur de l’homme de loi dépassé par des événements qui l’engagent sur un plan très personnel. Un mise en abîme édifiante qui se terminera d’une manière un peu trop abrupte pour être suffisamment crédible eu égard aux trésors d’ingéniosité dont auront fait preuve les adversaires du procureur Szacki pour déjouer ses investigations.

     

    Toujours aussi pertinent avec les phénomènes sociétaux qu’il aborde par l’entremise d’une intrigue éprouvée, Zygmunt Miloszewski achève avec La Rage un cycle passionnant prenant pour cadre la Pologne contemporaine qu’il décortique avec une acuité déconcertante.

     

    Zygmunt Miloszewski : La Rage (Gniew). Editions Fleuve Noir 2016. Traduit du polonais par Kamil Barbarski.

    A lire en écoutant : All the Love de Kate Bush. Album : The Dreaming. EMI Records 1982.

  • WOJCIECH CHMIELARZ : LES OMBRES. ABUS DE POUVOIR.

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    Service de presse.

    A l'évocation des cycles de romans policiers, j'ai beaucoup de peine à dire que les ouvrages peuvent se lire indépendamment les uns des autres même si cela peut être effectivement le cas à l'exemple des livres de Valério Varesi narrant les enquêtes du commissaire Soneri se déroulant dans la région de Parme et de la plaine du Pô. Néanmoins, en lisant les romans dans l'ordre, on découvre l'évolution d'un personnage complexe ainsi que ses rapports avec la cité où il vit qui s'impriment dans le passé et plus particulièrement dans son enfance avec les liens qu'il entretenait avec son père. Avec ces éléments, on prend ainsi la mesure de son positionnement dans le cours des investigations qu'il mène et parfois de la frustration qu'il éprouve lorsqu'il se heurte à un adversaire insaisissable tel que la mafia qui gangrène la ville. Lire dans le désordre une série policière devient d'ailleurs un exercice de plus en plus difficile puisque l'on constate que de nombreux romanciers élaborent parfois, sur l'ensemble des différents volumes, une arche narrative dont il sera difficile de saisir les contours si l'on ne respecte par l'ordre chronologique des parutions à l'exemple de la série emblématique de l'auteur polonais Wojciech Chmielarz mettant en scène l'inspecteur Jakub Morkta, surnommé Le Kub. Dans ce cycle, l'auteur prend la peine d'intégrer le cadre familial de son personnage central ainsi que celui de son acolyte l'inspecteur Darius Kochan en mettant en lumière l'inquiétant processus des violences domestiques qui semble frapper durement la société polonaise. L'autre aspect de l'arche narrative du cycle réside dans la confrontation récurrente entre le Kub et le truand Borzestowski qui trouve sa conclusion dans Les Ombres, dernier volet de la série.

     

    Rien ne va plus pour l'inspecteur Darius Kochan, un mari violent qui a été mis au placard en traitant de vieilles affaires criminelles qui sont restées irrésolues. Comme si cela ne suffisait pas, il est désormais soupçonné d'avoir abattu la femme d'un gangster disparu depuis des années ainsi que sa fille. Il faut dire que l'on a retrouvé son arme de service sur les lieux du crime et que sa fuite fait office d'aveux. Acculé, le fugitif va demander de l'aide à son ancien partenaire, Jakub Mortka dit Le Kub qui croit en son innocence et décide de faire la lumière sur cette étrange affaire. De son côté La Sèche, adjointe du Kub, a mis la main sur la vidéo d'un viol collectif mettant en cause des politiciens de haut rang. Persuadée que cette affaire va être étouffée par sa hiérarchie, elle décide de mener ses investigations seule. Mais les difficultés s'enchainent et la policière décide de se confier au Kub qui va rapidement constater que les deux affaires sont liées avec l'implication de Borzestowski, son ennemi de toujours, qui règne sans partage sur la pègre de Varsovie.

     

    Dans Les Ombres, le récit débute là où s'achevait l'intrigue du roman précédent, La Cité Des Rêves, en révélant notamment le contenu d'une mystérieuse clé USB où est stockée une vidéo compromettante qui implique d'importants dignitaires du gouvernement s'adonnant à un viol collectif sur un jeune prostitué. C'est l'occasion pour La Sèche d'enquêter sur les arcanes du monde politique et de découvrir l'ampleur du trafic d'influence incarné autour du personnage de Wiesek qui fraie avec les politiciens véreux, mais également avec les flics corrompus et bien évidemment avec les truands représentés par l'inquiétant Borzestowski. Un monde opaque que Wojciech Chmielarz dépeint à la perfection par le prisme des investigations d'une tempétueuse enquêtrice au caractère bien trempé qui détonne au milieu des portraits de femmes battues, phénomène social que l'auteur s'emploie à dénoncer, tant le problème semble être latent dans son pays. L'autre aspect de l'intrigue tourne autour de l'exécution de trois truands, une vieille affaire que Darius Kochan avait remis au goût du jour en découvrant leurs corps enterrés dans un coin reculé de la campagne polonaise. Reprenant l'enquête à son compte, Le Kub va rapidement découvrir que son vieil ennemi Borzestowski est impliqué dans cette triple exécution qui a fait de lui le caïd de la pègre de Varsovie. Deux enquêtes parallèles que Wojciech Chmielarz met en scène au gré d'une narration maîtrisée et qui vont trouver des liens surprenants pour s'achever au détour d'une scène finale dantesque se déroulant dans les entrailles d'un ancien bunker truffé de souterrains. On oscille donc entre l'intrigue sociale dénonçant les dérives d'une société polonaise en plein essor et le récit d'action captivant qui va nous amener son lot de révélations, ceci jusqu'aux dernières pages du roman en clôturant brillamment une série de polars passionnants qui font un état des lieux sans concession de la Pologne.

     

    Avec Les Ombres, Wojciech Chmielarz signe donc l'achèvement d'une série de romans policiers brillants dont l'arche narrative trouve une conclusion détonante qui ne manquera pas de saisir les lecteurs les plus blasés. A lire sans modération.

     

    Wojciech Chmielarz : Les Ombres (Cienie). Editions Agullo 2021. Traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez.

    A lire en écoutant : Fiolkowe Pole de Sobel, Piotrek Lewandowski. Single. 2021 DEF JAM Recordings Poland.

  • David Thomas : Ostland. Dans la perpective de l'abîme.

    Capture d’écran 2015-11-15 à 23.01.31.pngDépeints comme des monstres presque surnaturels, les auteurs s’attachent bien souvent aux portraits originaux de sérials killers qu’ils façonnent et dont les destins troubles et parfois outranciers fascinent le lecteur, ceci au détriment de l’éternel enquêteur ou profileur en quête de rédemption, devant, au prix d’une souffrance parfois insurmontable, se mettre dans la peau de l’odieux suspect qu’il traque sans relâche. Ostland de David Thomas se démarque de ces récits formatés puisqu’il dresse l’étrange parcours de Georg Heuser, un inspecteur de police affecté au sein d’une unité traquant un sérial killer sévissant à Berlin pour devenir ensuite un officier de la SS chargé de l’élimination des déportés juifs dans le ghetto de Minsk.

     

    Le 23 juillet 1959, la police interpelle Georg Heuser alias Le Limier, honorable citoyen de la République Fédéral d’Allemagne et accessoirement chef de la police criminelle. Mais pourquoi en voudrait-on à cet honorable citoyen qui a notamment traqué en 1941, le mystérieux tueur sévissant sur la ligne du S-Bahn à Berlin ? Sous les ordres d’Heydrich, le policier n’a fait que son devoir en interpellant un fou furieux qui terrorisait la ville. Devenu officier au sein de la SS, n’en a-t-il pas fait de même en administrant le ghetto de Minsk et en se chargeant de l’élimination des déportés juifs ? Le parcours d’un policier héroïque, devenu criminel de guerre.

     

    Même s’il prend parfois la  forme d’un thriller, Ostland se détache singulièrement de la kyrielle d’ouvrages consacrés aux sérials killers puisqu’il se base sur des faits réels. En effet, l’auteur a choisi de romancer le parcours atypique de cet inspecteur de police traquant un sérial killer puis devenant lui-même un tueur sanguinaire à la solde du nazisme. La partie la plus romancée est celle qui s’intéresse aux divers éléments que les enquêteurs recueillent dans le cadre du procès pour crime de guerre à l’encontre de Georg Heuser. On y découvre Paula Siebert, jeune femme juriste à une époque où l’on peine à accepter la gent féminine à de tels postes et son mentor, Max Kraus, ancien soldat de l’Afrika Korps, dirige l’enquête. Ce sont les personnages fictifs de ce roman qui mettent en perspective toute la monstruosité de ces citoyens ordinaires revenus à la vie civile qui paraissent avoir oublié tous les actes odieux qu’ils ont commis durant la guerre.

     

    A mesure que l’on progresse dans les différentes phases de préparation au procès, nous découvrons le parcours de Georg Heuser. Il y a tout d’abord l’enquête classique où l’on nous présente une équipe de la police criminelle traquant un tueur sévissant dans la ville de Berlin. Georg Heuser est un policier novice qui fait ses armes auprès d’un commissaire de police expérimenté qui lui apprend l’obéissance mais également la loyauté envers ses collègues. Impliqué, le jeune policier va tout faire pour appréhender ce criminel, ceci sous la férule du sinistre général Heydrich qui dirigeait alors la Gestapo mais également la Kriminalpolizei. On y décèle déjà cette ambivalence où un officier programmant la solution finale se souciait des actes odieux d’un tueur en série.  David Thomas dresse le portrait sombre d’une ville Berlin qui n’a pas encore plongé dans le chaos. Les cabarets y sont encore présents et l’on parvient encore à faire la fête dans une atmosphère pesante alors qu’un criminel court dans les rues glacées de la ville. L’ombre de Peter Kurten, surnommé le vampire de Düsseldorf, qui inspira Fritz Lang plane sur cette partie du récit.

     

    Promu au sein de la SS, Georg Heuser est désormais affecté à Minsk où il doit prendre en charge des convois de déportés juifs qui sont méthodiquement exécuté par ses soins. Dans un contexte de devoir et d’obéissance, l’officier devient ainsi le monstre qu’il a traqué quelques mois auparavant sans qu’il n’en prenne vraiment conscience à l’instar de la confrontation qu’il a avec une jeune juive dont il tombe amoureux et qu’il tente de sauver. Il peine à comprendre que la jeune femme puisse le rejeter, lui son sauveur. Un déni qui persistera au-delà de ces années de guerre. Néanmoins il y a l’alcool pour oublier et quelques conversations sur le sens de ces massacres qui n’excusent pas les actes auxquels il adhère de manière particulièrement zélée. C’est donc une succession de descriptions poignantes, parfois difficilement soutenables que l’auteur aborde sans complaisance. On y perçoit l’influence de l’entourage direct qui accepte l’inacceptable sous le prétexte de la guerre en s’acclimatant à l’horreur quotidienne. On y distingue également l’odieux sens du devoir que son ancien mentor l’enjoint à accomplir sans aucune distinction entre le bien et le mal. Tout cela n’excuse évidemment pas Georg Heuser, mais au-delà de ces notions de mal et de bien, l’ouvrage pose, de manière sous-jacente, la question ultime qui est de savoir ce que l’on aurait fait à la place de cet officier SS dans de telles circonstances.

     

    Héro devenu bourreau, Ostland de David Thomas pose donc les différents contextes qui font d’un homme un tueur en série ou un officier zélé et sérieux. Intriguant, édifiant et effrayant.

     

    David Thomas : Ostland. Editions Presse de la Cité/Sang D’encre 2015. Traduit de l’anglais par Brigitte Hébert.

    A lire en écoutant : Mahler : Piano Quartet n° 1 in G Minor. Op 25, Allegro. The Villiers Piano Quartet. Etcetera 1989.

  • Zygmunt Miloszewski : Un Fond de vérité. Et si c’était vrai ?

     

    Capture d’écran 2015-06-29 à 05.04.33.pngIl va falloir faire abstraction de cette appréhension qui pourra guetter certains lecteurs en découvrant le dernier opus de Zygmunt Miloszewski, Un Fond de Vérité, orné d’un bandeau mentionnant « Auteur finaliste du grand prix des lectrices de ELLE ». Pour faire l’effort de surmonter cet à priori, il suffira simplement se dire que le fait de ne pas avoir obtenu ce prix est un gage de qualité suffisant pour confirmer l’excellente facture de ce roman mettant en scène, pour la seconde fois, les tribulations du procureur Teodore Szacki.

     

    Après une enquête houleuse et un divorce pénible, le procureur Teodore Szacki avait besoin de se faire oublier et de quitter la ville de Varsovie. Muté à sa demande dans la charmante et paisible bourgade de Sandomierz, il tente de refaire sa vie. Mais au bout de six mois, force est de constater qu’il peine à s’adapter au rythme indolent de cette petite ville provinciale. Alors qu’il sombre dans l’ennui et la dépression, la découverte du corps d’une femme littéralement vidée de son sang, à proximité d’une ancienne synagogue, va raviver son intérêt pour les affaires judiciaires. Le meurtre n’est pas sans rappeler cette légende de rites sacrificiels juifs dépeints, entre autre, dans un sinistre tableau de Charles de Prévôt exposé dans l’église de la cité. Sur fond de polémiques antisémites explosives, le procureur Teodore Szacki va devoir plonger dans les méandres du passé douloureux d’une bourgade qui déchaîne bien plus de passion qu’il n’y paraît d’autant plus qu’un second meurtre secoue la petite communauté. Y aurait-il un tueur psychopathe, juif de surcroît, sévissant dans la cité ?

     

    Capture d’écran 2015-06-29 à 05.08.03.pngAprès avoir évoqué les aspects troubles des services secrets polonais dans Les Impliqués, Zygmunt Miloszewski aborde de manière beaucoup plus frontale toute la problématique de l’antisémitisme qui gangrène encore son pays. C’est tout d’abord au travers des constatations d’un généalogiste que l’on prend conscience de l’ampleur des pogroms qui ont décimé la population juive du pays. Avec cette première scène subtile l’auteur fait en sorte de nous immerger immédiatement dans le contexte car c’est également par l’entremise de ce personnage que nous découvrons la ville de Sandomiersz et la première victime du roman. Au delà de son décor pittoresque, Zygmunt Miloszewski réussit à intégrer la ville de Sandomierz au cœur du récit jusqu’à ce qu’elle devienne un personnage à part entière, doté de secrets peu flatteurs à l’instar de ce tableau de Charles de Prévôt mettant en scène des sacrifices de nouveaux-nés chrétiens pratiqués par les juifs pour confectionner le pain azyme. En intégrant des éléments réels, l’auteur installe une atmosphère pesante qui alimente la confusion et la paranoïa de tous les protagonistes. Et s’il y avait un fond de vérité dans ces vieilles légendes ? Le doute, comme une maladie honteuse, parvient même à faire vaciller les certitudes du procureur Szacki.

     

    Outre l’intrigue policière bien ficelée, Un Fond de Vérité s’emploie à dresser le portrait sans concession d’une Pologne qui peine encore à s’affranchir des relents antisémites alimentant notamment la haine de jeunes nationalistes toujours prêts à en découdre. On appréciera d’ailleurs le personnage de Jurek Szyller, homme d’affaire tout aussi cultivé qu’orgueilleux qui dirige de manière opportune ces bandes d’extrémistes et dont la confrontation avec le procureur Teodore Szacki s’avère extrêmement savoureuse. Paradoxalement, cette joute verbale met en lumière le côté peu sympathique du personnage principal qui se drape d’une espèce de morgue citadine. On appréciera cet antagonisme entre l’homme de la ville aux arrogantes certitudes et les superstitions provinciales des différents acteurs peuplant la cité médiévale. Avec beaucoup de talent, l’auteur extrait de cette confrontation une intrigue riche en rebondissement qui ne cesse d’alimenter les ambiguïtés des différents personnages. Tout aussi désagréable que le procureur Szacki, le commissaire Wilczur incarne d’ailleurs cet esprit provincial doté d’un solide bon sens. Tel un miroir, le vieux policier septuagénaire reflète la personnalité revêche de Teodore Szacki, personnage à la fois ambitieux et désespéré qui ne trouve finalement son bonheur que dans les malheurs qui secouent la petite ville de Sandomierz. Trop semblables, les deux hommes ne s’apprécient guère et s’observent avec une défiance ironique lorsqu’elle s’inscrit dans les différents actes d’enquête jalonnant le récit.

     

    S’il n’évite pas quelques scènes « téléphonées », Un Fond de Vérité se révèle être un excellent roman policier dénonçant avec une belle maîtrise tous les affres de l’intolérance et de la suspicion vis à vis d’une communauté qui ne cesse d’être mise en porte-à-faux au fil des siècles, victime des pires rumeurs mettant en perspective l’ignorance et l'incommensurable bêtise des hommes.

     

    Zygmunt Miloszewski : Un Fond de vérité. Mirobole Editions 2014. Traduit du polonais par Kamil Barbarski.

    A lire en écoutant : Maiden Voyage de Herbie Hancock. Album : Maiden Voyage. Blue Note / Manhattan Record 1986.

  • Cycle grands détectives de la BD : 2. Munoz - Sampayo : Alack Sinner

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktDans le monde de la bande dessinée, tout comme dans l’univers du roman noir, le personnage du détective privé possède la particularité de ne pas vieillir. De plus, il s’agit d’un homme solitaire qui n’a que très peu d’attache ce qui lui confère une aura des plus singulières dépourvue d’un certain réalisme alors que paradoxalement, le genre s’attache à dénoncer les travers de notre société. Mais comme toujours, les codes sont fait pour être transgressés et ce sont les deux argentins José Munoz et Carlos Sampayo qui se chargeront de faire voler en éclat le carcan dans lequel on avait enfermé le détective privé en créant Alack Sinner qui donne son nom à la série.

     

    Alack Sinner est né dans un quartier pauvre de la banlieue new yorkaise où il grandit avec sa sœur Toni. Vétéran de la guerre de Corée, Alack Sinner intègre le NYPD en tant qu’agent en uniforme. C’est dans l’épisode Conversation avec Joe qu’il expliquera les raisons de sa démission suite aux excès des violences policières dont il était régulièrement témoin.  Mais ce sont ces mêmes flics qu’il dénigrait qui se chargent d’exécuter les auteurs du viol de sa sœur Toni. Ne tolérant pas cette justice sauvage, Alack Sinner va être stigmatisé avant d’être mis à l’écart, ses collègues n’acceptant pas son humanisme moralisateur. Exclu des forces de police,  Alack Sinner entretient tout de même une solide amitié avec l’inspecteur Nick Martinez également vétéran de la guerre de Corée. Sa carrière de détective démarre avec L’affaire Webster et L’affaire Filmore. De temps à autre, en manque de fond, Alack Sinner ferme son bureau pour devenir chauffeur de taxi. Mais les affaires dont il a la charge deviennent de plus en plus importantes à l’exemple de Nicaragua qui fustige l’interventionnisme américain en Amérique du Sudet L’affaire USA qui sera la dernière enquête de notre détective vieillissant. Marié à Gloria, Alack Sinner divorcera et aura plusieurs liaisons avec des femmes de caractère comme Loretta, Sophie et Enfer. Sinner qui signifie pêcheur et Enfer auront une fille prénommée Cheryl. Dans Histoires Privées, Cheryl va être impliquée dans une sordide histoire de meurtre qu’Alack Sinner s’emploiera à résoudre afin de lui éviter la prison.

     

    La série Alack Sinner paraît en France en 1975, dans les pages de la revue Charlie Mensuel avant d’être publiée chez Casterman dans la collection Roman (À Suivre). Toujours chez Casterman, l’intégrale de la série fait l’objet d’une publication en deux tomes qui paraissent en 2007 pour L’âge de l’Innocence et en 2008 pour L’âge de la Désillusion.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktJosé Munoz débute sa carrière de dessinateur à Buenos Aires en collaborant avec l’auteur de bande dessinée Alberto Breccia (Mort Cinder / Perramus) et le scénariste Héctor Oesterheld qui travaillait notamment avec Hugo Pratt pour les séries Ernie Pike et Sergent Kirk. D’emblée on détecte l’influence d’Hugo Pratt et d’Alberto Breccia dans toute l’œuvre de Munoz qui rencontre Carlos Sampayo en Espagne, en 1974 alors que l’Argentine subissait les foudres de la dictature. De leur collaboration naîtra les deux séries qui feront leur succès, Alack Sinner et le Bar à Joe. C’est notamment en France que leur travail est salué par la profession qui leur attribue diverses distinctions dont les prestigieux prix du festival d’Angoulême.

     

    S’il est doté de tous les codes du roman noir, Alack Sinner possède également une chaleur et une poésie toute latine que l’on ressent tout au long des aventures de ce détective atypique. Même si on le qualifie de solitaire, Alack Sinner s’entoure de toute une galerie de personnages pittoresques mis en valeur par le graphisme en noir et blanc d’un dessinateur qui parvient à restituer avec talent l’atmosphère bigarrée d’une ville de New York que l’on a peu l’habitude de voir. L’univers d’Alack Sinner est extrêmement dense et s’imprègne des événements de son époque comme la guerre du Vietnam ou l’embargo américain au Nicaragua. Les histoires deviennent de plus en plus complexes en révélant des pans de la jeunesse du détective, ce qui lui confère d’avantage d’épaisseur et d’humanité. Mais paradoxalement c’est lors des enquêtes plus « classiques » que Sampayo révèle tout son talent de scénariste en déclinant des histoires aussi courtes qu’efficaces. D’une enquête à l’autre on retrouve des protagonistes qui évoluent tout comme le personnage principal, raison pour laquelle il est recommandé de lire la série dans l’ordre afin de comprendre les nombreuses interactions entre les différents personnages.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktImprégnés de musique, les différents épisodes mettant en scène Alack Sinner sont bourrés de références rendant hommage au roman noir et au cinéma. On y découvre une scène de Chinatown, on croise le personnage de Travis Bickle et on distingue le livre de Raymond Chandler, Le Grand Sommeil sur la table de nuit d’Alack Sinner. Ce ne sont là que quelques allusions parmi d’autres dans ce monde foisonnant mis en scène par un dessinateur totalement inspiré. Les deux créateurs vont même jusqu’à mettre lumière leurs activités artistiques dans La Vie N’est Pas Une Bande Dessinée, Baby.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktIncontestablement, c’est Vietblues qui illustre tout le talent des deux argentins qui évoquent dans cet épisode les discriminations que subit la communauté afro-américaine que ce soit au Vietnam ou à New York. On y croise deux personnages charismatiques que sont l’activiste Olmo et le pianiste compositeur John Smith III, incarnant toute la complexité des rapports sociaux entre les différentes communautés. Outre la tension narrative, l’histoire baigne dans une aura musicale peu commune imagée par la présence du saxophoniste Gato Barbieri, personnage réel, qui composa, entre autre, la bande originale Du Dernier Tango à Paris.

     

    Dans un autre registre, Constancio et Manolo met en lumière l’intégration difficile de la communauté hispanique à New York. Par l’entremise du grand père Manolo, les auteurs font allusion à la guerre civile en Espagne en évoquant l’épisode tragique de Guernica que Munoz illustre avec une force terrible en intégrant des extraits du célèbre tableau de Picasso. Toujours sombre, toujours tragique l’histoire met en évidence dilemmes complexes auxquels Alack Sinner est souvent confronté.

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    Une ligne graphique originale, des scénarios intenses et complexes font d’Alack Sinner l’une des meilleures séries que la bande dessinée ait jamais connu. Novatrice pour l’époque en mettant en perspective des clivages sociaux dont on entendait rarement parler aux USA, la série reste toujours d’actualité en illustrant les problèmes d’intégrations et de discriminations qui minent toujours les différentes communautés qui composent le pays.

     

     

     

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    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge de L’innocence. Intégrale 1. Casterman 2007.

    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge des Désenchantements. Intégrale 2. Casterman 2007.

    A lire en écoutant : Tout l’album Winter In America de Gil Scott-Heron & Brian Jackson. Charly Records 1974.