SETH GREENLAND : MECANIQUE DE LA CHUTE. LE VERTIGE DES SOMMETS.
Lorsque l'on arrive au sommet, il ne nous reste que deux options, s'y accrocher ou redescendre tout en prenant soin de ne pas être subitement pris de vertige. Une logique implacable que l'on peut aisément comparer à cette fameuse consécration du rêve américain qui n'a jamais été aussi éphémère qu'à notre époque comme le démontre l'actualité récente à l'instar de l'affaire Weinstein et du mouvement MeToo qui en a découlé. C'est autour de ce phénomène du déclin brutal que Seth Greenland s'est penché en nous offrant avec Mécanique De La Chute une tranche de vie d'un magnat de la finance dont l'image public va soudainement se détériorer en précipitant sa chute au gré d'une fine observation de ces rouages impitoyables qui broient les individus dans une déferlante médiatique que nul ne saurait contrôler, aussi puissant soit-il. Sur fond d'une tension raciale exacerbée, alors que Barack Obama s'apprête à entamer son second mandat, Seth Greenland nous permet également d’entrevoir autour de la thématique de la discrimination à l’encontre des minorités ethniques toutes les rancœurs entre les différentes communautés du pays avec cette sensation de passif autour des stigmatisations dont elles ont fait l’objet et qui perdurent et surtout avec cette impression de revendication quant à celle qui souffrirait le plus.
Héritier d’un empire financier dans l'immobilier qu’il a su faire fructifier, Jay Harold Gladstone doit faire face, comme le commun des mortels, aux petits tracas du quotidien avec une seconde épouse souhaitant un enfant alors qu’il n’en avait jamais été question, une fille issue d’un premier mariage absolument odieuse, un frère calculateur et envieux à l’affût du moindre faux pas ainsi qu’à une multitude de contraintes sociales qui lui prennent tout son temps. Fabuleusement riche, il a pu se permettre de devenir propriétaire d’une équipe de basket de la NBA lui demandant autant d’investissement en argent qu’en temps afin de combler les caprices de joueurs pour la plupart d’origine afro-américaine dont Dag, une des superstar de la ligue. Mais en 2012, un tel positionnement d’homme blanc, richissime, à la tête d’une équipe majoritairement composée de joueurs noirs. n’a rien d’anodin alors que le pays est profondément divisé suite au meurtre d’un jeune noir abattu en Floride par un vigile. Dans ce contexte de tensions exacerbées, Jay Gladstone prend donc la mesure des difficultés que lui impose son image d’homme public, où le moindre faux pas peut vous entrainer dans la spirale d’un emballement médiatique incontrôlable, relayé par les réseaux sociaux. Il suffit d’ailleurs d’une étincelle pour que tout bascule avec ce flic blanc tirant sur un suspect noir et cette procureure ambitieuse en quête de notoriété. Les communautés s’embrasent, se défient et la mécanique de la chute peut se mettre en place.
Avec un sens de la narration très affuté, laissant planer le doute durant une grande partie de l’intrigue, Mécanique De La Chute se focalise donc autour de Jay Harold Gladstone, ce milliardaire blanc, de confession judaïque aspirant à vivre en harmonie avec son entourage, ce qui n’a rien d’une évidence. Que ce soit dans ses rapports avec sa seconde femme, son frère, son joueur de basket vedette et plus particulièrement avec sa fille, on découvre un portrait en apparence idéal qui se lézarde peu à peu en fonction des revendications de chacun des membres de cet entourage bigarré. L’air de rien, au gré de ces interactions, Seth Greenland installe subtilement les rouages d’une mécanique impitoyable dont on ne perçoit pas immédiatement toute la finalité en laissant ainsi planer le doute à chaque instant. En découvrant les affres du politiquement correct confronté aux revendications des diverses communautés que Jay Gladstone côtoie, on appréciera ce portrait social impitoyable d’une Amérique contemporaine, composée d’une diaspora complexe revendiquant sa part de légitimité dans les discriminations dont elle a fait l’objet. Ainsi on perçoit toute cette rancœur et ce ressentiment qui affectent l’ensemble de ces communautés stigmatisées en se rendant compte de cette manière que rien n’a été réglé, loin s’en faut. Dans cet environnement explosif, difficile donc pour une homme public tel que Jay Gladstone de rester dans cette posture du politiquement correct auquel il aspire, alors que les tensions autours de lui deviennent de plus en plus cinglantes au gré d’échanges à la fois incisifs et percutants où chacun des protagonistes revendique sa légitimité dans la souffrance des discriminations à l’encontre de leurs communautés respectives.
Comme s’il s’agissait d’une intrigue parallèle, on découvre également ce fait divers impliquant l’agent Russel Plesko, officier de police blanc, qui a abattu un déséquilibré afro-américain résidant dans l’un des nombreux immeubles de la société Gladstone. Avec une instruction menée par la procureure Christine Lupo en quête de notoriété, Seth Greenland décline également tout cet emballement médiatique sur fond de meurtre racial et dont on se demande à tout moment comment il va entrer en collision avec la trajectoire de Jay Gladstone. C’est tout l’enjeu et même l’intérêt de ce roman où l’incertitude prédomine tout en nous offrant un portrait acide d’un pays qui vit au rythme des dépêches et des infos flash sans jamais prendre le temps de se remettre en question.
Féroce portrait d’une Amérique qui ne s’écoute plus, Seth Greenland nous propose avec Mécanique De La Chute, un roman marquant, sur fond de tensions raciales, qui sort de sentiers battus avec ce parcours surprenant d’un homme qui se croyait à l’abri de tout. Brillant.
Seth Greenland : Mécanique De La Chute (The Hazards Of Good Fortune). Editions Liana Levi 2019. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch.
A lire en écoutant : Fight The Power de Public Enemy. Album : Fear of a Black Planet. 1990 Def Jam Recording.