Kanae Minato : Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir. Le prix à payer.
Pour prendre la pleine mesure de l’abîme qui sépare deux cultures comme celles de l’occident et de l’extrême-orient, on peut se focaliser sur les textes japonais pour appréhender bien évidemment la typologie si particulière du système graphique, mais également la façon de parcourir une texte qui se lit à la verticale. Néanmoins c’est certainement au niveau de la sémantique que l’on s’aperçoit des différences radicales dans la manière d’aborder des notions telles que le singulier/pluriel ou le présent/passé comme l’évoque Dominique Sylvain lorsqu’elle explique son travail de traduction en collaboration avec son mari Franck pour la maison d’éditions Atelier Akatombo qu’ils ont créée afin de nous permettre de découvrir les textes d’un pays à la fois fascinant et mystérieux, notamment pour ce qui a trait à la littérature noire. Une expérience déconcertante si l'on en croit ses propos (1). Même s’ils ne sont pas encore très nombreux à être traduits, on commence à distinguer dans le domaine du roman policier quelques auteurs contemporains japonais émergeant dans nos contrées francophones comme Keigo Higashino publié chez Actes Sud, Tetsuya Honda chez Atelier Akatombo et désormais Kanae Minato qui intègre la même maison d’éditions après une parution chez Seuil de son premier roman, Les Assassins De La 5e B, un thriller dérangeant se déroulant dans le cadre d’un établissement scolaire. Second ouvrage de la romancière traduit en français (publié en 2009 dans sa version originale) et intégrant donc Atelier Akatombo, Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir met en scène, dans un contexte similaire, le meurtre d’une écolière qui va impacter le destin de ses quatre amies et camarades de classe.
Une petite ville tout ce qu’il y a de plus ordinaire, hormis l’air qui est le plus pur du Japon. Cinq fillettes qui jouent au ballon, après les cours, à l’ombre du bâtiment scolaire. Une journée estivale comme les autres jusqu’à l’apparition d’un individu demandant leur aide pour vérifier le ventilateur du vestiaire de la piscine de l’école primaire. Sae, Yuka, Maki et Akiko sont toutes volontaires, mais c’est Emiri qui est choisie pour accompagner l’inconnu. Alors qu’il est temps de rentrer à la maison, ses camarades s’inquiètent de ne pas la voir revenir et, après quelques recherches, découvrent son corps sans vie dans le vestiaire. Seules témoins du crime, les fillettes sont incapables de fournir un signalement du meurtrier en affirmant à la police n’avoir plus aucun souvenir. Mais la mère d’Emiri, broyée par le chagrin, ne peut accepter cette perte totale de mémoire et les exhorte à collaborer avec les forces de l’ordre pour trouver le criminel, sans quoi elles devront trouver un moyen pour expier leur faute car sinon elles ne pourront pas échapper à sa vengeance. Mais 15 ans plus tard, le coupable n’a toujours pas été identifié et les fillettes sont devenues des adultes. Et alors que le délai de prescription du crime est tout proche, Sae, Yuka, Maki et Akiko sont toutes confrontées à une série d’événements tragiques les contraignant à revivre cette terrible journée qui a toujours pesé sur leur existence. Expier ou se souvenir, tel est le choix qui s’impose désormais à ces jeunes femmes bouleversées par les terribles épreuves auxquelles elles doivent faire face.
A la lecture d’un roman tel que Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de tension et de malaise qui imprègne l’ensemble d’un texte tout en retenue, distillant pourtant quelques scènes effroyables d’une grande maîtrise. Il faut dire que Kanae Minato possède cette capacité extraordinaire en matière de construction narrative pour mettre en place de terribles et implacables machinations qui s’emboitent à la perfection, telles de fines mécaniques subtiles et délicates que l’on découvre par l’entremise du point de vue des différents protagonistes intervenant tout au long du récit. L’intrigue tourne donc tout d’abord autour des souvenirs du meurtre d’Emiri pour se focaliser ensuite sur Sae, Yuka, Maki et Akiko, ses quatre camarades de classe devenues adultes puis sur la mère de la victime rongée par le chagrin et la rancoeur. Chaque chapitre nous permet donc de découvrir les drames auxquels sont confrontés chacune de ces protagonistes. Des drames qui vont bien évidemment bouleverser leur vie tout en leur permettant de présenter la forme d’expiation qu’elles ont endossé afin de satisfaire aux exigences de la maman d’Emiri qui va devoir expier à son tour. C’est également l’occasion pour ces jeunes femmes de tenter de recouvrer quelques souvenirs enfouis qui permettraient d’identifier le meurtrier. Mais avec Kanae Minato, rien n’est simple et tout demeure incertain jusqu’au chapitre final qui fait figure d’épilogue au goût amer.
Ce que l’on apprécie également avec un roman comme Expiations, Celle Qui Voulaient Se Souvenir c’est de pouvoir s’immerger dans le quotidien d’une petite ville de province japonaise pour saisir les us et coutumes d’une communauté d’un pays lointain qui paraît forcément quelque peu décalée pour l’occidental néophyte que je suis. Et c’est bien évidemment à travers le prisme de ce quotidien que Kanae Minato diffuse les malaises et les dysfonctionnements qui vont submerger l’ensemble de personnages dont l’affliction paraît exacerbée. Le poids de la faute et du devoir qui n’a pas été accompli, on ressent en permanence cette frustration pesant sur les épaules de Sae, Yuka, Maki et Akiko qui n’ont pas été capable de répondre aux attentes d’une mère éplorée qui s'est délestée de son propre fardeau, sans même s'en rendre compte jusqu'au moment où elle devra endosser la somme d'expiations des quatre camarades de sa fille.
Présentée par ses pairs comme "la reine du Iyamisu", terme japonais désignant des thrillers à l’arrière-goût désagréable, Kanae Minato nous offre avec Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir, un récit choral à la fois terrifiant et raffiné où les vies de cinq femmes se désagrègent dans l’amertume de la faute, du remord et du désarroi.
Kanae Minato : Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir (Shokuzai). Atelier Akatombo 2019. Traduit du japonais par Dominique Sylvain, Saori Nakajima et Frank Sylvain.
A lire en écoutant : Natsu No Maboroshi (Summer Illusion) de Akiko Yano. Album : Piano Nightly. 2005 Nonesuch Records.
(1) "Toi qui traduit du japonais, abandonne toute espérance" par Dominique Sylvain. Article paru dans la revue 813 n° 135, décembre 2019.