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  • David Vann : Dernier Jour Sur Terre. La spirale infernale du tueur Amok.

    Capture d’écran 2014-11-04 à 00.34.57.pngDans le domaine littéraire et particulièrement en ce qui concerne le thriller, le personnage de tueur de masse que l’on nomme couramment Amok (1) dans le jargon policier, s’inscrit bien souvent, voire systématiquement, dans une trame narrative de manipulation ou de complot comme pour mieux justifier la monstruosité de ces tueries. Mais finalement, ces romanciers ne reflètent que l’incompréhension d’une société qui n’est pas en mesure d’expliquer les raisons qui poussent ces hommes, souvent très jeunes, à commettre un crime d’une telle abjection.

     

    Avec Dernier Jour Sur Terre, David Vann s’emploie à retracer le parcours d’un de ces jeunes hommes tout en mettant en perspective les affres de sa propre enfance. Il s’agit donc d’un récit qui évite toutefois tous les travers du sensationnalisme et la froideur d’un texte uniquement basé sur des faits cliniques.

     

    C’est le 14 février 2008 que Steve Kazmierczak, équipé d’un fusil et de trois pistolets automatiques, pénètre dans l’un des auditoriums de son université pour abattre cinq personnes et en blesser dix-huit avant de se donner la mort. Il avait 27 ans et était considéré comme un étudiant brillant. David Vann, lui, avait 13 ans lorsqu’il reçut en héritage les armes de son père qui venait de mettre fin à ses jours avec l’une d’entre elles. Deux trajectoires aux débuts similaires mais qui diffèrent ensuite totalement puisque l’un deviendra l’auteur d’un terrible massacre tandis que le second deviendra un romancier reconnu.

     

    Plus qu'un récit, Dernier Jour Sur Terre est un essai où David Vann relate les évènements de sa jeunesse qui auraient pu le conduire à commettre un acte similaire à celui de Steve Kazmierczak. C'est cette mise en abîme qui donne au livre une tonalité beaucoup moins froide que ce type d'ouvrage peut susciter avec une longue litanie de chiffres et de faits énumérés dans un soucis de précision qui, paradoxalement,  ne facilite pas forcément la lecture. Il n'en demeure pas moins que les souvenirs qu'évoque l'auteur font froid dans le dos, particulièrement lorsqu'il décrit ses pérégrinations dans le quartier avec l'un des fusils de son père qu'il utilise pour tirer sur des lampadaires ou pour observer ses voisins dans le viseur de la lunette de précision montée sur son arme.

     

    Pourtant on ne saurait résumer le phénomène à un simple problème de libre circulation des armes, même si cette liberté inscrite dans la constitution suscite débats et  inquiétudes que les pouvoirs politiques occultent complètement  à l'instar de ces candidats  démocrates et républicains qui n’hésitent pas à se mettre en scène avec des armes à feu lors de leurs campagnes publicitaires pour les diverses échéances électorales.

     

    Pour comprendre le parcours tragique de Steve Kazmierczak, Dernier Jour Sur Terre dresse le portrait féroce d’une Amérique en proie à une paranoïa qui ne cesse de grandir et où la démission parentale côtoie l’indigence médicale et sociale d’un pays qui a fait de la violence une icône cinématographique qui ne semble connaître aucune limite. Un cocktail détonnant qui façonne ces esprits perturbés jusqu’à ce qu’ils décompensent brutalement. Avec le témoignage des proches, l’auteur s’emploie donc à défaire le mythe qui consiste à faire passer soudainement ces individus pour des monstres, une explication simpliste qui permet ainsi de ne pas remettre en question les tares sociétales de rejet qui les façonnent pourtant petit à petit jusqu’à un dramatique point de non retour.

     

    Même s’il évoque d’autres tueries comme celles de Virginia Tech et de Columbine, on pourra reprocher à David Vann d’être peut-être trop prompt à fustiger les travers observés dans son propre pays donnant l’impression erronée que ces actes se dérouleraient exclusivement sur le territoire des USA ce qui est loin d’être exact puisque des cas similaires se sont produits dans d’autres parties du monde, notamment en Europe.

     

    En dépit de l’absence d’un contexte historique évoquant les débuts du phénomène que l’on observait déjà à la fin du 18ème siècle, Dernier Jour Sur Terre n’en demeure pas moins l’un des ouvrages les plus exhaustifs traitant du sujet des tueries de masse sans pour autant sombrer dans un sensationnalisme sordide que bon nombre de médias ne peuvent s’empêcher d’adopter afin de capter l’attention de leur public.

     

     

     

    (1) Amok provient du mot malais amuk, désignant des personnes atteintes d’une rage incontrôlable.

     

    David Vann : Dernier Jour Sur Terre. Editions Gallmeister 2014. Traduit de l’anglais (USA) par Laura Derajinski.

     

    A lire en écoutant : Mad World de Gary Jules & Michael Andrew. Album : BO Donny Darko. Enjoy/Everloving 2002.

  • Pete Fromm : Le Lac De Nulle Part. Point de non-retour.

    pete fromm, le lac de nulle part, éditions gallmeisterIndéniablement, la nature fait partie intégrante de la vie de Pete Fromm qui s'était notamment distingué avec son premier roman Indian Creek, publié en 1993 et traduit en 2006 pour le compte des éditions Gallmeister. On découvrait un récit évoquant son hiver qu'il passa en 1978 au cœur des Rocheuses, plus précisément dans la région désolée d'Indian Creek dans l'Idaho, à s'occuper de saumons. Auteur baroudeur, cumulant des jobs comme maître-nageur ou ranger lui permettant de se consacrer à l'écriture, Pete Fromm nous offre donc une œuvre imprégnée de son expérience au sein de cette nature qu'il affectionne tant et qu'il restitue dans le cadre de ses récits issus du courant nature writing qu'il représente avec des romanciers tels que Edward Abbey, Peter Heller, Jim Harrisson, Joe Wilkins, Chris Offutt et David Vann pour n'en citer que quelques-uns. Dernier roman en date, Le Lac De Nulle Part ne fait pas exception à la règle puisque l'on va suivre le périple de Bill accompagné de sa fille Trig et de son fils Al qui s'embarquent en canoë sur la multitude de lacs sauvages du parc provincial de Quetico au Canada alors que l'hiver ne va pas tarder à prendre son emprise sur la région.

     

    Frère et sœur jumeaux, Trig et Al n'ont plus jamais eu beaucoup de contact avec leur père Bill, depuis que celui-ci a divorcé. Aussi sont-ils plutôt surpris d'avoir de ses nouvelles alors qu'il leurs réclame "une dernière aventure" en sillonnant ensemble en canoë les nombreuses étendues d'eau de la province de l'Ontario afin de retrouver les sensations de leur enfance lorsqu'ils s'aventuraient dans les contrées sauvages du pays. Intrigués par ces retrouvailles inattendues, les jumeaux retrouvent à l'aéroport de Minneapolis un père un peu perdu qui déambule dans le hall à la recherche de ses bagages. Mais qu'à cela ne tienne, ils embarquent finalement tous ensembles pour leur destination finale avec le sentiment diffus que quelque chose ne tourne pas rond et que l'expédition semble plutôt improvisée ce qui ne ressemble pas aux habitudes de leur père. Et puis les tensions surviennent à mesure qu'ils s'enfoncent dans l'immensité d'un parc provincial où la belle saison s'achève pour laisser la place à la rigueur de l'hiver qui rend l'expédition de plus en plus périlleuse. S'il faut faire face à une nature de plus en plus hostile, les jumeaux vont également devoir affronter de pénibles souvenirs qu'ils pensaient enfouis à tout jamais.

     

    D'entrée de jeu, on apprécie la sobriété du style de Pete Fromm nous livrant un texte chargé d'une tension narrative omniprésente qui nous permet d'appréhender ce récit sous la forme d'un thriller où l'adversaire n'est rien de moins que les intempéries qui vont frapper les membres de cette famille d'aventuriers s'élançant en canoë sur les lacs d'un parc provincial du Canada sur le point de fermer avec l'achèvement de la belle saison. Avec Le Lac De Nulle Part, on se situe sur deux dimensions que sont l'immensité du décor et l'intimité de la famille dont on découvre de plus en plus d'aspects à mesure que les protagonistes s'éloignent de la civilisation pour s'enfoncer dans les méandres de ces étendues d'eau entrecoupées de portages et de campements qui ponctuent leur journée. On observe ainsi l'émergence des souvenirs qui touchent particulièrement Al se confiant à son frère tandis que leur père se comporte de manière de plus en plus étrange. L'enjeu se situe donc sur les caractères et relations de ces trois individus qui s'observent et vont devoir composer avec les révélations de leurs situations respectives tout en parcourant en canoë le décor majestueux qui les entoure. Dans un contexte chargé de tension, il faut bien avouer que le lecteur devinera aisément certains aspects du roman sans pour autant savoir comment tout cela va-t-il se conclure au terme d'un épilogue laissant entrevoir quelques ambiguïtés salutaires. Et puis il y a ces intempéries que sont la neige, le brouillard et même le gel qui deviennent des obstacles redoutables que Trig et Al vont devoir contourner au gré d'une course contre la montre chargée d'un certain suspense qui rythme la dernière partie d'un récit trépident qui ne manque pas d'allure.

     

    Pete Fromm : Le Lac De Nulle Part (Lake Nowhere). Editions Gallmeister 2022. Traduit de l'américain par Juliane Nivelt.

    A lire en écoutant : Pyramid Song de Radiohead. Album : Amnesiac. 2001 XL Recording Ltd.

  • PIERGIORGIO PULIXI : L'ILE DES AMES. SACRIFICES HUMAINS.

    Capture d’écran 2021-09-30 à 00.33.53.pngExclusivement consacrée aux publications en provenance d'Amérique du Nord et plus particulièrement des Etat-Unis, la maison d'éditions Gallmeister s'est lancées en 2021 à l'assaut du monde en modifiant sa stratégie éditoriale pour nous offrir des textes en provenance d'Australie, d'Amérique du Sud, des fjords norvégiens, des contrées allemandes et italiennes. Connaissant le degré d'exigence d'un éditeur qui nous a permis de découvrir des auteurs désormais emblématiques tels que David Vann, Benjamin Whitmer et Lance Weller, pour n'en citer que quelques uns, on ne peut que se réjouir d'une telle nouvelle nous permettant d'aborder de nouveaux horizons littéraires. Sélections de qualité conjuguées à la perfection des traductions, on retrouve dans L'Ile Des Ames de Piergiorgio Pulixi, ce qui a fait la réputation Gallmeister avec cette notion de nature writing nous entrainant au coeur des paysages luxuriants d'une Sardaigne ensorcelante. S'il s'agit du premier roman traduit en français, Piergiorgio Pulixi n'a rien d'un novice dans le domaine de la littérature noire, puisque cet ancien libraire, originaire de Cagliari, chef-lieu de la Sardaigne, compte à son actif plus d'une dizaine d'ouvrages aux accents de polars ou romans noirs. Outre les paysages fascinants, L'Ile Des Ames, couronné du prix Scerbanenco, prestigieuse récompense de la littérature noire italienne, nous invite à découvrir les aspects de la culture nuralgique par le prisme d'une série de meurtres rituels prenant l'allure de sacrifices humains.

     

    Rien ne va plus en Sardaigne, et plus particulièrement sur le site nuralgique de Sirimagus où l'on découvre le corps sans vie d'une jeune femme qui semble avoir fait l'objet de rites sacrificiels. Sur les lieux, l'inspecteur chef Barrali craint qu'il ne s'agisse d'une nouvelle victime d'un criminel sévissant en toute impunité, ceci depuis plusieurs décennies. Proche de la retraite, gravement atteint dans sa santé et désespéré de constater que toutes ses investigations n'ont abouties à rien, il confie ses vieux dossiers à sa collègue Mara Rais qui a été mutée à l'unité des crimes non élucidés. Loin d'être une promotion, il s'agit plutôt de la mise au placard d'une policière forte en gueule qui a fait preuve d'insubordination vis-à-vis d'un supérieur au comportement déplacé. Reléguée dans la salle des archives de la questure de Cagliari, l'inspectrice en chef Mara Rais se voit adjoindre l'appui de l'inspectrice Eva Croce, une collègue transférée de Milan pour d'obscures raisons paraissant avoir affecté son état psychique. Méfiantes, les deux policières vont apprendre à se connaître au fil d'une enquête révélant de terribles atrocités qui vont ébranler leurs convictions. Elles vont ainsi mettre à jour les horribles traditions ancestrales qui semblent toujours d'actualité au sein d'une grande famille de paysans régnant en maître au cœur des montagnes de Barbagia.

     

    L'Ile Des Ames prend la forme d'un thriller aux accents ethnologiques nous permettant d'appréhender les contours d'une terre chargée de traditions séculaires que Piergiorgio Pulixi dépeint avec une précision d'orfèvre au travers d'une écriture ciselée et minutieuse. Avec le souci du détail permettant de capter le climat d'une Sardaigne somptueuse, le lecteur va suivre deux histoires parallèles que sont l'enquête de deux policières que tout oppose et le parcours d'un chef de clan d'une grande famille de paysans régnant sans partage sur une région de l'arrière-pays sarde. Décliné ainsi, on pourrait avoir l'impression d'aborder une structure narrative dont de nombreux auteurs ont abusé, si ce n'est que Piergiorgio Pulixi s'emploie à leurrer le lecteur en déjouant systématiquement les codes du genre pour nous entraîner dans le sillage d'une intrigue bien plus surprenante qu'il n'y paraît. Calme et posé, c'est ainsi que l'on pourrait qualifier ce thriller soigné qui nous permet de parcourir l'intégralité d'une île aux charmes variés, à l'instar de cette ville de Cagliari dont on parcours l'entrelacs de ruelles séduisantes ou de cette arrière-pays mystérieux que l'on découvre par l'entremise de Sebastianu Ladu, un paysan au caractère fort, dirigeant son clan d'une main de fer en les soumettant aux rites de traditions séculaires inquiétantes. Piergiorgio Pulixi nous entraîne également sur les grands sites archéologiques de l'île pour nous faire découvrir la culture nuralgique autour d'une série de crimes qui prendraient la forme de sacrifices humains. C'est par l'entremise de ces meurtres que l'on va découvrir les portraits remarquables de Mara Rais, autochtone au caractère bien trempé, secondée de Mara Croce, une citadine venue tout droit de Milan pour fuir un passé devenu trop pesant. Bien éloigné des clichés on ne manquera pas d'apprécier l'étude de caractère bien fouillée de ces deux policières atypiques tout comme l'on sera saisi par le portrait touchant de Moreno Barrali, cet inspecteur vieillissant, luttant contre la maladie, tout en essayant d'apporter son expertise pour l'élucidation de meurtres qui n'ont cesse de l'obséder. 

     

    Récit vertigineux célébrant une Sardaigne à la fois envoûtante et inquiétante, L'Ile Des Ames nous entraîne dans le sillage d'une enquête terrifiante qui s'inscrit dans les méandres de coutumes aux aspects fascinants et mystérieux à l'image de cette île magnifiée par un auteur prometteur.

     

    Piergiorgio Pulixi : L'Ile Des Ames (L'Isola Delle Anime). Editions Gallmeister 2021. Traduit de l'italien par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : Jala de Andhira. Album : Nakitirando. 2011 Ala Bianca Group.

  • Séverine Chevalier : Jeannette Et Le Crocodile. Que reste-t-il ?

    Capture d’écran 2022-03-28 à 17.50.20.pngDurant ses onze années d'existence, ce site a pu assister à l'émergence de quelques romanciers et romancières exceptionnels à l'instar de Séverine Chevalier que l'on peut considérer comme l'une des grandes figures de la littérature noire, même si l'ensemble de son œuvre transcende les codes du genre et qu'elle reste encore bien trop méconnue du public au regard d'une écriture, d'un style qui vous happe le cœur afin de vous immerger dans la nuance de textes sombres aux reflets poétiques. C'est bien évidemment l'humain avec toutes ses fragilités et toutes ses failles que Séverine Chevalier place au centre de ses récits au gré d'intrigues imprégnées des tragédies du quotidien qui deviennent le miroir de notre réalité en nous interpellant sur notre propre sens de l'existence. Son premier roman, Recluses, publié dans la défunte maison d'éditions Ecorce, nous permettait de nous familiariser avec son univers en déclinant la douleur silencieuse d'un duo de femmes écorchées vivant isolées dans un corps de ferme perdu où la mémoire se dissout dans un torrent de pluie et de sang.  Puis c'est l'extraordinaire Clouer L'Ouest qui va bouleverser l'ensemble des lecteurs avec un récit hypnotique qui nous invite à suivre le parcours chaotique de Karl retournant au sein d'une famille honnie vivant sur le plateau enneigé de Millevaches. La justesse du mot, la précision de la phrase qui vous touche, on retrouve tout cela dans Les Mauvaises ainsi que dans son dernier roman Jeannette Et Le Crocodile où Séverine Chevalier, avec ce sens de la nuance qui la caractérise, nous questionne, sur fond de changements climatiques et de rapports dysfonctionnels avec la nature, au sujet du devenir d'une jeunesse qui ne trouve plus aucun sens dans le monde qui l'entoure. 

     

    A l'occasion de ses 10 ans, Jeannette n'a qu'un seul désir : se rendre au zoo de Vannes pour rencontrer Eléonore, un crocodile que l'on a retrouvé dans les égouts à proximité du Pont Neuf. Blandine, sa mère, a tout préparé. Le plein de la voiture est fait, les provisions sont emballées et il y a bien entendu l'argent pour payer les tickets d'entrée. Dans la cuisine, Jeannette dessine en attendant que sa mère veuille bien se lever pour entamer ce grand voyage. Mais il y a les aléas de la vie avec une usine qui ferme dans la région, le travail que l'on souhaite conserver en dépit de sa pénibilité, les factures qu'il faut payer et l'alcool qui s'invite dans la danse. Alors la rencontre avec Eléonore, ce sera pour une autre fois. En attendant, on gratte quelques petits moments de joie et quelques douces lueurs d'espoir qui ne sont probablement que des illusions tandis que les rêves d'une petite fille sont reportés à l'année prochaine. On ira au zoo à l'occasion de ses onze, douze ou peut-être treize ans jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Parce qu'il arrive bien une fois où les rêves s'enlisent définitivement dans les méandres des regrets.

     

    Chez Séverine Chevalier on trouve toujours un personnage au profil décalé pour énoncer sa vérité avec ses mots désarmants de sincérité qui ne font qu'amplifier l'ampleur de la tragédie. Pour Jeannette Et Le Crocodile, c'est Pascal l'oncle de Jeannette qui endosse ce rôle avec sa propre perception des rapports qu'il distingue dans la brume de ses raisonnements et qu'il distille dans le cours de sa narration qui devient, dans la conclusion du récit, criante de vérité et de lucidité. C'est par sa voix que l'on perçoit également, dès le début du récit, le devenir de Jeannette en se demandant ce qui l'a conduite vers un tel destin, vers une telle tragédie de l'ordinaire. Ainsi se construit l'intrigue autour de Jeannette et de sa mère Blandine et des rapports qui se distendent entre le désarroi d'une mère et la déception d'une jeune fille qui s'éloigne du monde des adultes qu'elle ne comprend plus. On observe ainsi cet éloignement par le biais des autres habitants du village, que ce soit Robinson l'ami d'enfance de Jeannette et son père Eric, Gégé le tenancier du bar du village ou Paul Gravière le maire et sa femme Samia qui est également la patronne de Blandine. Ainsi Séverine Chevalier décline toute une galerie de personnages dont l'équilibre est imperceptiblement perturbé avec l'arrivée de Dirck, le petit ami de Blandine qui va s'employer à subjuguer l'ensemble des protagonistes à l'exception de Jeannette qui ne voit pas d'un bon œil l'arrivée de ce bellâtre. Alors que se dessine en filigrane les interrogations sur le devenir d'un monde subissant les affres du changement climatique, Dirck incarne le rôle du salaud ordinaire, du manipulateur qui ne pense qu'à lui, de celui qui prend sans rien donner en nous renvoyant vers notre propre attitude avec ce manifeste qui interpelle le lecteur au terme d'un récit où il ne reste que bien peu d'espoir si ce n'est la poursuite d'une vie imprégnée de regrets et de tristesse.

     

    C'est tout cela que l'on perçoit avec la justesse des mots de Séverine Chevalier qui alimente cette émotion palpable à chaque instant et que l'on retrouve dans Jeannette Et Le Crocodile, un terrible récit sur la désagrégation de notre monde.   

     

    Séverine Chevalier : Jeannette Et Le Crocodile. Editions la Manufacture de Livres 2022.

    A lire en écoutant : Tu vois loin de Eiffel. Album : Le ¼ D'heure Des Ahuris. 2006 Le Label.