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  • Thierry Marignac : Fasciste. Un pavé dans la gueule.

    thierry marginac,fasciste,hélios noir,pierric guittaut,fn,extreme droitePlus que partout ailleurs, c’est en France que le polar et le roman noir sont devenus l’instrument d’une espèce de propagande politique entretenue par des militants de gauche et d’extrême gauche. Il ne s’agit en rien d’une critique mais d’un constat dont il faut prendre conscience en lisant les œuvres de ces écrivains reconnus avec en tête de file Jean-Patrick Manchette qui créa la mouvance de la critique sociale par l’entremise du roman noir. Il est même amusant de voir ces vieux briscards de gauche s’invectiver entre eux dans les salons du livre ou par l’entremise de la tribune des hebdomadaires en se traitant de négationniste, d’antisioniste ou autres joyeusetés à l’instar d’un Didier Daeninckx qui dresse régulièrement des procès d’intention aux accents parfois staliniens en s’en prenant aux écrivains qui n’entreraient pas dans le moule. C’est beaucoup moins amusant lorsque l’on sait que certains auteurs en marge subissent les foudres d’une censure ou d’un silence médiatique parfois assourdissant comme le révèle des auteurs comme Pierric Guittaut  ou Thierry Marignac. Ce dernier semble avoir fait les frais de cette censure lorsqu’il écrivit en 1988 son premier roman intitulé Fasciste qui fait l’objet d’une troisième réédition.

     

    Rebelle sans cause, étudiant bourgeois achevant son service militaire, Rémi Fontevrault est un fasciste qui embrasse d’avantage la cause pour l’aura romantique du réprouvé que pour les convictions politiques de rejet. Manifs, bagarres, études bâclées, le jeune homme végète en vivant au crochet d’un père qu’il méprise. C’est en rencontrant Lieutenant et sa sœur Irène, tous deux issus d’une famille de collaborateurs que Rémi va orienter l’ensemble de ses actions en organisant le service d’ordre d’un homme politique du front national. Trafic d’armes, luttes d’influence, ratonades, Rémi et Lieutenant mettent leurs idéaux de côté pour laisser la place aux actions violentes et déterminées que même les politiques extrémistes de droite, en quête de respectabilité, doivent désormais rejeter. Quand on arrive à l’extrême de l’extrême on se retrouve au bord du vide.

     

    Qualifié de roman culte, Fasciste est désormais présenté comme un ouvrage licencieux, voire même subversif dont la seule acquisition provoquerait un certain frisson. Une bravade de l’interdit en quelque sorte. Mais que l’on soit bien clair, Fasciste n’a rien du brûlot sulfureux que l’on veut nous décrire, bien au contraire. Certes l’auteur nous dépeint la trajectoire d’un fasciste sans pour autant décrier la démarche du personnage principal. En fait tout le postulat inconvenant du roman réside dans le fait que Rémi soit un fasciste. Et alors ? Héros ou antihéros, Thierry Marignac ne nous impose aucun jugement de valeur, aucune morale et surtout aucune démarche de rédemption et c’est tant mieux. Il semblerait que l’auteur parie finalement sur l’intelligence du lecteur. Car même s’il est beau, intelligent et cultivé, nous n’avons aucune envie d’apprécier ce jeune en rupture dont on suit la trajectoire dans une succession de scènes parfois ennuyeuses. Il est indéniable que Thierry Marignac possède une maîtrise de l’écriture qui lui permet de nous délivrer un texte fluide qui tranche avec la pauvreté de l’intrigue. On appréciera toutefois l’épisode où Rémi se rend à Belfast pour rencontrer un leader unioniste ainsi que la scène finale. Mais est-ce que tout cela est suffisant pour faire de Fasciste un roman culte ? Certainement pas.

     

    Thierry Marignac nous explique qu’il souhaitait écrire un roman dans un registre où l’on ne l’attendait pas. Cela semble un peu court pour dépeindre le milieu de l’extrême droite et on le ressent tout au long du récit. Car Fasciste manque cruellement d’ampleur et c’est bien dommage, d’autant plus que l’on se doute bien que l’auteur en a sous la pédale. On déplorera également le manque de clarté environnementale et politique qui conduit les différents personnages vers leur destinée. Cette absence de contexte motivant l’action des protagonistes est l’une des faiblesses du roman qui perd de sa substance trash.

     

    Il n’en demeure pas moins qu’il faut lire Fasciste, qui reste un des rares romans sans complaisance évoquant le FN et ses groupuscules d’extrême droite sans pour autant tomber dans les clichés de convenance. Et si l’on se demande ce que sont devenus les différents acteurs de l’histoire il suffit d’inscrire Fasciste dans la perspective de la démarche de dédiabolisation du rassemblement bleu marine que l’on vit actuellement en France.

     

    Thierry Marignac : Fasciste. Editions ActuSF Hélios Noir 2015.

    A lire en écoutant : Come Out and Play. The Offspring. Album : Smash (Epitaph 1994).

  • WILLIAM BOYLE : LA CITE DES MARGES. LE POIDS DU PASSE.

    14416F8E-853D-445D-9735-11A7DB5E9AAF.jpegPour son premier roman, William Boyle endossa le numéro 1000 de la collection Rivages avec Gravesend, qui emprunte son nom à un quartier de Brooklyn où l'auteur a passé toute son enfance. Il s'agissait là d'une des dernières découvertes de François Guérif pour Rivages, ceci avant qu'il n'intègre la maison d'éditions Gallmeister que William Boyle rejoindra plus tard. Roman noir par excellence, Gravesend soulignait déjà le talent d'un auteur accompli qui parvenait à restituer l'atmosphère d'un secteur méconnu de Brooklyn au rythme d'une tragédie qui prenait forme peu à peu autour des personnages qui peuplaient le quartier. Sur la couverture de Gravesend figure la photo de la devanture décatie du Wrong Number, un bar d'habitués qui devient l'un des points centraux de La Cité Des Marges, dernier roman de William Boyle qui nous offre une nouvelle immersion au sein du lieu où il a grandi en se remémorant la période des années 90.

     

    Un soir de juillet 1991 à Brooklyn, Donnie Parascandolo donne une leçon au jeune Mickey Baldini qui draguait une fille du quartier. Dans la foulée, ce flic brutal et corrompu décide de s'en prendre à Giuseppe, le père de Mickey qui doit plus de 25'000 dollars à Big Time Tommy, un caïd du quartier. Outrepassant les règles de l'intimidation et se moquant bien de récupérer l'argent de cette dette de jeu, Donnie emmène Giuseppe au Marine Parkway Bridge pour le balancer froidement dans les eaux du détroit de Rockaway. Le meurtre prend l'apparence d'un suicide, affaire classée, ceci d'autant plus que nul n'oserait inquiéter un flic de l'envergure de Donnie. Mais bien des années plus tard, Mickey apprend ce qu'il est réellement advenu de son père et prend une décision qui va bouleverser sa vie ainsi que celle de son entourage dans un enchevêtrement de conséquences qui vont également bousculer l'existence de nombreux habitants de ce quartier italien où tout le monde se connaît pour le meilleur comme pour le pire.

     

    On boit des verres au Wrong Number, on mange des hot dogs chez Nathan, on se fait une toile à l'Alpine Cinéma et on se balade sur la promenade du bord de mer de Coney Island, c'est ainsi que William Boyle décline son Brooklyn des années 90 qu'il saisit avec une aisance peu commune pour nous immerger dans ce décor urbain d'une communauté italienne où se côtoient flics véreux, truands malfaisants autour desquels gravite toute une cohorte de petites gens plus ou moins paumés. Pour ce disquaire, amateur de rock indépendant, les nombreuses références qui jalonnent La Cité Des Marges sont avant tout musicales avec un hommage appuyé à Bruce Springsteen et son emblématique album Nebraska. Mais William Boyle fait également de nombreuses allusions au cinéma, dont celui de Scorsese et à quelques romans classiques comme ceux de Herbert George Wells et de Mary Shelley. Une somme de détails et de lieux emblématiques nous permettant de nous fondre au sein de cet environnement dans lequel évolue toute une galerie d'hommes et de femmes issus de la communauté italo-américaine qui se croisent régulièrement tout en cherchant un sens à leur existence qui prend parfois la forme d'une longue pénitence. Roman choral par excellence, où les chapitres prennent les noms des différents protagonistes qui jalonnent le récit, La Cité Des Marges fait référence à cette cohorte d'individus qui sont à la limite de la rupture et que William Boyle dépeint avec force de tendresse et d'humanité pour nous entraîner dans les méandres de rencontres qui vont virer à la tragédie au gré d'une construction narrative habile recelant tout un lot de situations surprenantes qui ne manqueront pas de déstabiliser le lecteur. Comme enchaînés au quartier tous aspirent à tourner la page, quitter les lieux, à se débarrasser du fardeau qu'ils traînent derrière eux, à l'instar de Donnie Parascandolo le flic véreux et de son ex-femme Donna Rotante que tout sépare depuis la mort de leur jeune garçon, de Mickey Baldini et de sa mère Rosemarie qui doit rembourser les dettes de jeu de son mari défunt et d'Ava Bifulco et son fils Nick, professeur minable qui s'essaie en vain à l'écriture. Il en résulte une intrigue où la morale s'efface derrière la détresse ou le désarroi de personnages doté d'une propension à tout dissimuler derrière un masque d'apparence qui se désagrège peu à peu pour révéler la part d'ombre que chacun porte en lui. Et c'est cette part d'ombre que William Boyle parvient à mettre en perspective au gré des interactions entre les différents protagonistes qui va brouiller leurs relations respectives dans une mise en abîme qui se révélera bouleversante, et forcément tragique.

     

    Avec des dialogues qui sonnent toujours juste, La Cité Des Marges permet à William Boyle de mettre en scène, au cœur de Brooklyn, toute la complexité d'histoires d'amour rédemptrices sur fond de vengeances dramatiques au travers du quotidien d'hommes et de femmes tentant vainement de donner du sens à leur existence. Un roman noir lumineux.

     

    William Boyle : La Cité Des Marges (City Of Margins). Editions Gallmeister 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Simon Baril.

    I'm On Fire de Bruce Springsteen. Album : Born In The USA. 1984 Bruce Springsteen.

  • Yan Lespoux : Pour Mourir, Le Monde. Naufrage.

    IMG_0917.jpegAprès plus d’une décennie à décortiquer la littérature noire au sein des pages du blog Encore du Noir qui fait référence dans le domaine, une multitude d’articles pour diverses revues telles que 813, Marianne, Alibi et Sang Froid ainsi que plusieurs animations pour des festivals dédiés au genre, il n’était pas étonnant que Yan Lespoux se lance dans l’écriture en nous proposant tout d’abord Presqu’îles (Agullo 2021), recueil de nouvelles autour d’une partie plus méconnue de la région du Médoc avec quelques récits imprégnés d’une certaine noirceur, propre au genre qu’il affectionne. Plus surprenant, son premier roman Pour Mourir, Le Monde s’inscrit dans le registre de l’aventure avec un récit historique passionnant se déroulant au début du XVIIème siècle où l’on traverse les océans à bord de gigantesques nefs pour se rendre à Bahia et à Goa avant d’échouer sur les plages sauvages du Médoc. On pouvait pourtant déjà trouver quelques indices dans Presqu’îles avec notamment cette citation de Claude Masse, un ingénieur géographe au service du
    yan lespoux,éditions agullo,pour mourir le monderoi Louis XIV qui dépeint les médocains en disant d’eux « qu’ils étoient plus barbares et inhumains que les plus grands barbares » et qui figurera parmi les personnages historiques jalonnant l’intrigue de Pour Mourir, Le Monde. Et puis, toujours dans Presqu’îles, il y a cette nouvelle où un vieillard arpente la plage pour contempler l’épave du navire échoué qui l’a conduit en France pour fuir l’Espagne fasciste de l’époque. Déjà une histoire de naufrage. Avec Pour Mourir, Le Monde, il en est justement question car Yan Lespoux s’est librement inspiré du récit de l’écrivain dom Francisco Manuel de Melo, publié en 1660 et de celui du capitaine des galions,
    dom Manuel de Meneses, paru en 1627 et dont on peut découvrir les péripéties dans
    Le Grand Naufrage de l'Armada des Indes yan lespoux,éditions agullo,pour mourir le mondesur les côtes d'Arcachon et de Saint-Jean-de-Luz (1627) publié aux éditions Chandeigne. C’est donc autour de cet événement historique et du parcours de ces nobles portugais que Yan Lespoux décline, avec un indéniable talent, la destinée de deux hommes et d’une femme de peu dont on suit les pérégrinations que ce soit sur les océans bien sûr, mais également en Inde et en Amérique du Sud pour converger, dans un final époustouflant, sur les plages désolées d’un Médoc éblouissant que l’auteur dépeint avec l’affection qui le caractérise. Roman épique et tonitruant, Pour Mourir, Le Monde nous rappelle des récits d’aventure tels que Trois Mille Chevaux Vapeur (Albin Michel 2014) d’Antonin Varenne et pour l’aspect maritime, des séries telles que les Aubreyades (J’ai Lu) de Patrick O’Brian ou Les Passagers du Vent (Glenat) de François Bourgeon nous permettant de ressentir notamment cette promiscuité étouffante au sein de ces formidables vaisseaux de bois bravant les tempêtes pour conquérir le monde tout en livrant des combats d'une intensité extrême.

     

    En 1616, Fernando Texeira quitte Lisbonne en embarquant à bord du São Julião pour incorporer la garnison de Goa en tant que soldat au service du roi. C'est l'esprit d'aventure qui l'anime avec cette envie tenace de s'extraire de sa condition, tout en ayant la sensation de n'être jamais présent au bon endroit au bon moment.
    En 1623, Marie fuit Bordeaux, où elle travaillait dans une taverne, après frappé un homme qui tentait de s'en prendre à elle. Certaine de l'avoir tué, elle se place sous la protection de son oncle Louis qui est à la tête de toute une bande de pilleurs d'épave écumant les plages désolées et inaccessibles de la région du Médoc.
    En mai 1624, Diogo Silva voit ses parents disparaitre sous le bombardements des navires hollandais s'emparant de la ville de Saõ Salvador de Bahia. Fuyant le fracas d'un combat perdu d'avance, il trouve refuge dans la forêt environnante et se lie d'amitié avec Ignacio, un indien mutique, se joignant à ces soldats de fortune pour se lancer dans une guérilla sans relâche, tout en comptant sur les renforts d'une armada de caraques portugaises prête à tout pour reprendre la cité perdue. 
    Trois destins disparates, évoluant dans un monde de fureur en plein bouleversement, qu'une tempête dantesque et qu'un naufrage dramatique vont réunir pour les projeter dans les dédales infernaux de marais et de dunes sauvages où ils seront contraints de se livrer à des combats sans merci afin de survivre dans un environnement cruel et sans pitié. 

     

    Sans nul doute, livre de la rentrée, on pourra aisément estimer, sans exagération, que Pour Mourir, Le Monde figurera parmi les romans marquants de l'année 2023 pour finalement intégrer la courte liste des ouvrages imprégnant durablement l'esprit des lecteurs les plus assidus et les plus exigeants. On saluera tout d'abord l'extraordinaire travail des éditions Agullo nous proposant un ouvrage d'une beauté décoiffante avec cette impressionnante carte de la ville de Goa datant de 1526 qui orne la jaquette tandis que l'on découvre sur la couverture et le quatrième de couverture, deux gravures illustrant l'histoire de la colonisation portugaise au Brésil, permettant ainsi de mettre en valeur un texte d'une intensité peu commune. Un écrin somptueux nous donnant l’occasion de nous immerger encore plus aisément dans l’atmosphère foisonnante d’une intrigue conciliant, dans un équilibre remarquable, les hauts faits de l’histoire de ce début du XVIIème siècle, tels que la succession de conquêtes de comptoir, de combats navals et de naufrages, avec le parcours de Fernando, de Diogo et de Marie nous conduisant à percevoir, à la hauteur de ces deux hommes et de cette femme du peuple, tous les aspects d’une succession d'aventures époustouflantes se déclinant sur un rythme étourdissant. On appréciera d'ailleurs le caractère nuancé de ces personnages au comportement parfois ambivalent qui tentent de trouver leur place au sein d'un monde en plein bouleversement avec le déclin des colonies lusophones tandis qu'émerge, de manière sous-jacente, la puissance des anglais et des hollandais. Et c'est plus particulièrement avec Fernando que l'on ressent cette volonté de s'approprier quelques ersatz de cette richesse convoitée avec tout l'épuisement qui en résulte en s'achevant sur les côtes désolées du Médoc dont on perçoit toute la beauté mais également toute la dureté par le prisme du regard de Marie parcourant ces territoires sauvages en compagnie des vagants et des costejaires dépouillant naufragés et pèlerins égarés tout en récupérant les reliquats d'épaves échouées. Sur un registre à la fois dynamique et érudit, sans être ostentatoire d'ailleurs, empruntant parfois quelques codes propre à la littérature noire, on chemine ainsi dans les rues de Goa et de Bahia de l'époque, on partage le terrible quotidien de ces marins et passagers parcourant les océans et l'on découvre bien évidemment les turpitudes de ces pilleurs d'épaves dans un foisonnement de détails passionnants mettant en exergue toute une succession de confrontations fracassantes s'achevant sur les rivages de cette rude région du Médoc et dont on découvrira l'épilogue au terme d'une scène à la fois grandiose et surprenante. Et puis, au-delà de l'aventure et de l'histoire, il faut prendre en considération tout l'aspect de cette lutte des classes émergeant dans le basculement d'un monde dont la cruauté et la dureté nous ramène à la mondialisation de notre époque qui sacrifie sur l'autel du profit celles et ceux qui n'ont rien. Outre la richesse d’une aventure aux contours historiques, c'est peut-être cette mise en abîme vertigineuse qui fait de Pour Mourir, Le Monde un roman époustouflant qui vous foudroie sur place. 

     

     

    Yan Lespoux : Pour Mourir, Le Monde. Éditions Agullo 2023.

    A lire en écoutant : I Don’t Belong de Fontaines D.C. Album : A Hero’s Death. 2020 Partisan Records.

  • CHRIS OFFUTT : LES FILS DE SHIFTY. PARADIS ARTIFICIELS.

    chris offut,les fils de shifty,éditions gallmeisterSans parler d'une école des Appalaches, il y a quelques similarités qui apparaissent dans l'œuvre d'écrivains tels que Ron Rash et David Joy comme cet amour de ces contrées perdues de la Caroline du Nord qu’ils distillent tout en abordant, avec une sobriété toute poétique, les vicissitudes de leur communauté qu'ils côtoient depuis toujours. Plus au nord, mais toujours situé dans le cadre de cette région montagneuse de l'est des Etats-Unis, on parlera plutôt d'une influence ou bien d'un courant littéraire qui englobe également l'œuvre de Chris Offutt dépeignant, avec un souffle similaire, les territoires escarpés du Kentucky où l'on observe la déshérence d'hommes et de femmes de la marge évoluant dans le marasme du déclin économique qui touche une population fortement précarisée. Alors forcément, dans un tel contexte, on parlera bien évidemment de romans noirs que l'on désigne parfois sous l'appellation réductrice de "country dark" en lien avec l'environnement dans lequel se déroule l'ensemble de ces récits. Country Dark, c'est d'ailleurs le titre de la version originale de Nuits Appalaches (Gallmeister 2019) roman emblématique de Chris Offut qui a contribué à sa renommée en France tout comme le recueil de nouvelles Kentucky Straight (Gallmeister 2018) ainsi que, dans une moindre mesure, Le Bon Fils (Gallmeister 2018) marquant ses débuts dans l'écriture. Au-delà de ses romans, on trouve le nom de Chris Offutt au générique de séries telles que Treme, True Blood ou Weeds, en tant que scénariste et producteur durant sa période où il a cédé aux sirènes d'Hollywood pour faire bouillir la marmite avant de s’installer dans le Mississippi. C'est désormais autour de ce qui s'annonce comme une trilogie que l'on retrouve Chris Offutt avec un premier opus intitulé Les Gens Des Collines mettant en scène Mick Hardin, vétéran de la guerre d'Irak et d'Afghanistan, devenu enquêteur pour le compte de l'armée et qui retourne dans la région de son enfance pour constater que son mariage est brisé tout en investiguant pour le compte de sa sœur Linda, shérif du comté, au sujet du meurtre d’une jeune veuve qui risque d’embraser la communauté prompte à faire justice elle-même. C'est peu dire que l'on avait apprécié d'évoluer dans l'univers à la fois âpre et attachant de ces collines boisées du Kentucky et que l'on se réjouit donc de retrouver Mick et sa sœur Linda dans Les Fils De Shifty, second ouvrage de la série.

     

    Rocksalt, Kentucky. Victime d'une blessure de guerre à la jambe, Mick Hardin tente de trouver un peu de réconfort auprès de sa sœur Linda qui l'héberge dans la maison familiale où ils ont vécu durant toute leur enfance. Avant de reprendre du service au sein de l'armée, il doit se débarrasser de son addiction aux antidouleurs, régler la procédure d'un divorce douloureux et gérer la nervosité de sa sœur qui est en pleine campagne électorale pour sa réélection au poste de shérif du comté. C'est peut-être la découverte du cadavre d'un dealer local sur un parking de la ville qui va sortir Mick Hardin de son marasme, ce d'autant plus qu'il s'agit du fils de la veuve Shifty Kissick qu'il connaît très bien. Estimant qu'il s'agit d'un énième règlement de compte entre dealers, la police ne compte pas enquêter, raison pour laquelle la veuve Shifty demande à Mick de découvrir le coupable. Des indices l'incite rapidement à penser qu'il s'agit d'une mise en scène, ce qui le pousse à fouiner dans les collines environnantes et plus particulièrement dans le secteur d'une mine abandonnée. Le temps presse, ce d'autant plus que le second fils Kissick est lui aussi abattu de deux balles. Qui peut bien en vouloir aux membres de la famille de Shifty ? Mick Hardin a intérêt à le découvrir rapidement s'il veut éviter toute escalade de la violence au sein d'une population qui a pour habitude de faire parler la poudre pour régler ses comptes. 

     

    De la crise des opioïdes frappant les Etats-Unis depuis 1995, Chris Offutt nous en rapporte les conséquences, par petites touches, au détour de l'addiction à l'oxycodone de Mike Hardin qui tente, tant bien que mal, de se sevrer de ce médicament qu'on lui a prescrit pour lutter contre ses douleurs à la jambe. C'est également cette implantation de dealers d'héroïne, ceci même dans les paysages les plus reculés de la région du Kentucky, qui nous permet de prendre la mesure de ce phénomène touchant l'ensemble d'une communauté semblant comme résignée face à une telle ampleur. Dans cet environnement en déshérence, on observe également que les perspectives d'avenir se résumant à intégrer les forces armées ou à se lancer dans le trafic de drogue tandis que les mines abandonnées servent de dépôts pour les résidus hautement toxiques de la fracturation hydraulique de schiste. Avec l'économie des mots que le caractérise, c'est donc autour de ces thèmes que Chris Offutt nous entraîne au gré d'une intrigue à la fois épurée et solide nous permettant de parcourir les collines de son enfance qu'il dépeint avec ce soupçon de poésie où l'on saisit quelques instants de grâce comme la voltige de quelques oiseaux du coin ou cette brise caressant les branches des arbres dans un balancement majestueux. Dans un bel équilibre, sans jamais glisser vers un misérabilisme ambiant ou une verve poétique outrancière, l'auteur conjugue la beauté des paysages du Kentucky, cher à son cœur, à la noirceur d'une intrigue policière violente prenant parfois l'allure d'un western contemporain notamment durant un règlement de compte final explosif. Et puis il y a tous ces personnages attachants que l'on voit évoluer dans leur quotidien à l'exemple de Johnny Boy Tolliver, adjoint du shérif tenant ses dossiers méticuleusement à jour, de son cousin Jacky Turner, un inventeur de génie, un peu barré, un brin "complotiste" qui remet en état le pick up Chevy 63 de Mick Hardin ou de Raymond Kissick, soldat au sein du corps de Marines, unique survivant de la fratrie qui va faire son coming-out auprès de sa mère, au détour d'un échange savoureux, imprégné de pudeur et d'une certaine tendresse. Mais Mick Hardin, en enquêteur tenace et impliqué parfois trop entêté, est également entouré de femmes qui lui tiennent la dragée haute, à l’instar de sa soeur Linda remettant régulièrement en cause son attitude renfermée et bien trop centrée sur lui-même, tout en endossant la fonction de shérif du comté et dont on suit le quotidien ordinaire ponctué de diverses obligations officielles en vue de sa réélection. Dotée d’un caractère tout aussi affirmé, endossant le rôle de matriarche d’une famille décimée par une succession de tragédies en lien avec le trafic de drogue, on apprécie le personnage de la veuve Shifty, et plus particulièrement cette dignité, mais également cette colère intérieure qui bout en elle, à l’annonce de la mort de ses deux fils. De tout cet ensemble parfaitement mis en scène, il émane une atmosphère âpre, imprégnant tant les personnages que l’environnement dans lequel ils évoluent au gré d’un texte d’un justesse sidérante. La drogue bien sûr, la guerre en arrière-plan, l’abandon économique et ces éclats de violence au sein d’un cadre somptueux, ce sont tous ces thèmes que Cris Offut aborde avec Les Fils De Shifty pour nous livrer le portait saisissant de vérité d’une Amérique désenchantée, mais pas désespérée.

     

     

    Chris Offutt : Les Fils De Shifty (Shifty's Boys). Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais (Etat-Unis) par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : Release de Pearl Jam. Album : Ten. 1991 Sony Music Entertainment Inc.

  • JAMES ELLROY : LA TEMPETE QUI VIENT. REMINISCENZA.

    james ellroy, la tempête qui vient, éditions rivages

    C’est toujours enthousiasmant d’évoquer l’oeuvre de James Ellroy à l’occasion de la parution d’un de ses romans qui entre dans l’actualité littéraire parce que cela nous donne l’occasion de faire la retrospective d’un auteur monumental qui a radicalement changé la perception que l’on pouvait avoir de la littérature noire. Et si l’on me demande quel est mon roman préféré de James Ellroy, je réponds sans hésitation Lune Sanglante (Rivages/Noir 1987), premier opus de la série Llyod Hopkins, sergent tourmenté du LAPD. Adoubé à l’époque par Jean-Patrick Manchette avec cette phrase emblématique où balistiquement parlant, le redoutable chroniqueur faisait référence à «son épouvantable puissance d’arrêt » pour un ouvrage qui détonnait dans le paysage du roman policier francophone. A sa parution, alors à peine âgé de 20 ans, je découvrais donc un livre où l’auteur passait déjà un contrat moral avec son lecteur où l’intellectualisation de la pensée faisait déjà partie de l’exigence pour accéder à un texte dense aux ramifications complexes où l’on rencontrait le personnage « ellroyien » par excellence, implicitement maudit, se déclinant sur toute une gamme de sentiments oscillant entre le désarroi et la colère pour le précipiter dans une dimension tragique ponctuée d’éclats de fureur d’une rare intensité reléguant par exemple des tueurs en série tels que Hannibal Lecter au rang d’hystérique maniéré. Que ce soit Le Poète dans Lune Sanglante ou plus tard Martin Plunkett dans Un Tueur Sur La Route (Rivages/Noir 1989), autre ouvrage emblématique de James Ellroy, vous pouvez avoir une idée de la capacité phénoménale d’un auteur à décliner le réalisme du terrible processus de folie qui hante ses personnages au gré d’un texte où l’importance et la précision du mot sublime l’horreur de la scène qu’il dépeint et que l’on retrouve également dans Le Dahlia Noir (Rivages/Noir 1988), ouvrage de référence de James Ellroy, qui inclut désormais une dimension historique dans ses récits avec cette première tétralogie du Los Angeles des années cinquantes qui s'achève avec White Jazz (Rivages/Noir 1991) où le fameux style "télégraphique" de l'auteur poussé à l'extrême marque un tournant dans son oeuvreS’ensuit la trilogie Underworld USA où la dimension historique, voire politique, supplante la noirceur du crime avec une ambition marquée de démystifier cet aspect manichéen d’une Amérique idéalisée dont le revers de la médaille nous permet de distinguer une lutte d’influence où tous les coups sont permis (complots/intimidations/collusions/ corruptions et extorsions). Il en résulte donc un choc entre le fracas de l’histoire, la violence du crime et le rythme ou plutôt la musicalité d’une langue impactant un texte où l’on retrouve les caractéristiques d’un auteur à la fois outrancier et précis que ce soit au niveau de l’intrigue forcément complexe et du langage intégrant les idiomes de l’époque afin de restituer au mieux l’atmosphère des lieux et l’état d’esprit des personnages. Rien n’est donc aisé en lisant Ellroy qui continue à évoluer en déstabilisant ainsi son lectorat pour mieux l’interpeller comme c’est le cas avec ce deuxième quatuor de Los Angeles se déroulant durant la seconde guerre mondiale avec en point de mire le bombardement de Pearl Harbor pour Perfidia (Rivages/Noir 2015) premier opus de la série et la mystérieuse bataille de Los Angeles pour La Tempête Qui Vient, dernier roman fracassant de l’auteur.

     

    En janvier 1942, les habitants de Los Angeles sont encore sous le choc de l’attaque de Pearl Harbour et s’attendent à un bombardement imminent tandis que l’on repère des sous-marin japonais au large des côtes californienne. Alors que des pluies diluviennes s’abattent sur la ville, on découvre, à l’occasion d’un glissement de terrain, un corps vraisemblablement enterré sur les hauteurs de Griffith Park. Ainsi débute une enquête au sujet d’un braquage d’une cargaison d’or transportée dans un train et dont le butin va attirer toutes les convoitises. C’est durant cette période trouble que l’on organise la déportation méthodique des citoyens américains d’origine japonaise. Une opportunité pour le sergent Dudley Smith qui met en place un système d’extorsion couplé à un trafic de drogue entre le Mexique et les USA tout en étant sous le charme de la troublante Kay Lake. Entre amour et trahison il s’alliera avec l’as de la police scientifique Hideo Ashida qui lui est dévoué corps et âme et la perspicace et fringuante Joan Conville qui vient d’intégrer le LAPD contre son gré. On assistera alors à une terrible lutte d’influence et de pouvoir au sein d’un service de police totalement corrompu opposant le capitaine Bill Parker, secondé du sergent Jackson au génie du mal Dudley Smith. Une épopée chaotique où l’on croisera espions japonais, fascistes mexicains, nazis déjantés et flics totalement dévoyés qui luttent également contre le péril rouge alors que la cinquième colonne poursuit son travail de sape.

     

    Avec La Tempête Qui Vient, James Ellroy ne déroge pas à la règle en nous livrant un roman aux multiples intrigues complexes qui s’entrecroisent dans un agencement dantesque et qu’il décline avec un style syncopé extrême traduisant le chaos de l’époque et l’énergie folle de personnages déjantés que l’on a croisé soit dans le premier quatuor de Los Angeles, soit dans la trilogie Underwold USA. C’est peu dire qu’il importe de lire ces ouvrages pour appréhender la trajectoire d’individus ambivalents, forcément torturés, reflets d’une Amérique obscure qui n’a pas grand chose à voir avec l’image idéalisée de ces années clinquantes où le rêve américain serait à son apogée. Au terme d’une lecture nécessitant attention et concentration pour appréhender toute la singularité d’une période méconnue, certains lecteurs seront davantage enclin à effectuer un bilan comptable en relevant le nombre de protagonistes et la somme de pages dont ils seront finalement venus à bout tout en soulignant les excès d’une prose vulgaire et de scènes scabreuses pour évoquer finalement le déclin d’un auteur outrancier qui ne serait plus que l’ombre de lui-même. Ce serait peut-être aller vite en besogne que d’enterrer un romancier d’envergure en se focalisant sur des aspects secondaires qui peuvent effectivement perturber un lectorat plus habitué au confort d’un langage lissé et d’une intrigue linéaire. Secoué, malmené, le lecteur devra donc littéralement empoigner La Tempête Qui Vient afin d’apprivoiser un texte au rythme frénétique dont la musicalité s’apparente à un long morceau de bebop tonitruant, incarnation furieuse de la paranoïa qui imprègne le texte. C’est autour de ce sentiment fondamental que James Ellroy bâtit un récit intense, parfois chaotique, jalonné d’événements historiques plutôt méconnus à l’instar de l’internement de la communauté d’origine japonaise, vivant sur le sol américain, dans des camps tel que celui de Manzanar, située à 370 km de Los Angeles, au pied de la Sierra Nevada ou de cette bataille de Los Angeles où la DCA ouvre le feu durant de longues heures en ayant la certitude d’avoir à faire une attaque aérienne japonaise et qui donne lieu à une scène d’anthologie devenant la pierre d’achoppement du roman. Couvre-feu, blackout, déportations, trafics en tout genre sur fond de corruption endémique des forces de police, bouleversement des forces et des alliances à la suite de la rupture du pacte germano-soviétique, James Ellroy romance avec maestria l’ensemble de ces événements historiques pour restituer une intrigue qui tourne autour d’une quête d’une cargaison d’or volé et des investigations sur le meurtre de deux flics exécutés dans un club de jazz d’un ghetto afro-américain.

     

    A la lecture de La Tempête Qui Vient on prend surtout plaisir à retrouver les caractéristiques emblématiques du personnage ellroyien romanesque avec ce sens du sacrifice pour la cause qu’il défend jusqu’à l’excès et cette ambition, voire cette convoitise qu’il affiche parfois sans complexe. C’est cette ambivalence qui nourrit l’ensemble de protagonistes précipités dans une successions d’événements qu’ils sont incapables de maîtriser. Et puisqu’il s’agit d’un préquel où l’on connaît déjà la destinée d’un grand nombre de protagonistes, c’est autour des nouveaux personnages du quatuor tels que Hidao Ashida et Joan Conville que s’instaure le doute quant à leur devenir dans ce foisonnement d’intrigues qui les dépassent complètement, même si leur perspicacité respective va servir les forces occultes qui les dirigent, incarnés par le sergent Dudley Smith pour l’un et le capitaine William Parker pour l’autre. Autre personnage romanesque côtoyant les célébrités de l’époque comme l’acteur réalisateur Orson Welles ou le compositeur Otto Klemperer, on appréciera la troublante Kay Lake dont les extraits de son journal deviennent des îlots d’apaisement teintés d’un certain romantisme qui tranchent radicalement avec la fureur des intrigues connexes dont elle est l’une des protagoniste centrale et par conséquent le témoin intrinsèque des événements qu’elle relaie au gré de ses réminiscences éthérées. 

     

    Chronique intense et déjantée d’une guerre dépourvue de champ de bataille, La Tempête Qui Vient est un brillant récit évocateur d’une époque incertaine qui secoue le lecteur jusqu’à la dernière page. Certains ne s’en remettront probablement pas et c'est bien dommage car, au-delà de quelques excès au service du récit, la puissance de feu de James Ellroy est toujours intacte et l’on ne peut que s’en réjouir.

     

    James Ellroy : La Tempête Qui Vient (This Storm). Editions Rivages/Noir 2019. Traduit de l’anglais (USA) par Jean-Paul Gratias et Isabelle Aslanides.

    A lire en écoutant : Forgotten Melodies I, Op. 38:No. 1, Sonata in A Minor « Reminiscenza » de Nikolaï Medtner interprété par Ludmilla Berlinskaya. Album : Reminiscenza. 2017 JSC « FIRMA MELODIYA ».