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Rechercher : David Peace

  • Élise Lépine : DOA, Rétablir Le Chaos. L’homme de l’ombre.

    Capture d’écran 2023-09-28 à 21.10.48.pngChroniqueur et écrivain ayant publié chez Rivages deux romans noirs aux entournures dystopiques, abordant le thème de la transparence avec La Transparence Selon Irina (Rivages/Noir 2019) et Le Silence Selon Manon (Rivages/Noir 2021) et dont on attend, avec une certaine impatience, le dernier ouvrage clôturant cette trilogie annoncée, Benjamin Fogel dirige la maison d’éditions Playlist Society comptant une quarantaine de livres reconnaissables à leurs couvertures spécifiques prenant des allures de dossier contenant des essais, des entretiens et des monographies traitant de sujets en lien avec le cinéma, les séries et la musique. On pourra ainsi découvrir des cinéastes comme Christopher Nolan, Lucas Belvaux et Michael Mann, des séries comme Mad Men et The Leftover, ainsi que des musiciens à l’instar de Tricky et Kanye West pour n’en citer que quelques uns. Pour sa première incursion dans le domaine littéraire, c’est la journaliste Élise Lépine qui est au commande d’un entretien avec DOA, l’une des grandes figures du polar français cultivant une certaine discrétion qui, paradoxalement, suscite un indéniable sentiment de curiosité. Rattachée à la rubrique culture du magazine Le Point, on retrouve également Elise Lépine sur l'émission Mauvais Genre de François Angelier avec qui elle collabore au gré d'interviews et de chroniques se rapportant à la littérature noire tout en rédigeant également des articles pour la revue 813 s'adressant aux amateurs de polars et de romans noirs. On notera qu'Elise Lépine et DOA s'étaient déjà rencontrés sur l'émission Mauvais Genre à l'occasion de la sortie de Rétiaire(s), où la journaliste démontrait son intérêt pour l'oeuvre du romancier en évoquant notamment son premier roman Les Fous D'Avril dont elle possédait un exemplaire qui n'est plus disponible en librairie mais que l'on peut trouver sur le marché de l'occasion.

     

    Précédé d'une monographie succincte du parcours de l'auteur, on salue d'emblée la grande réussite d'un entretien d'une haute tenue où la journaliste aborde de manière chronologique l'intégralité des romans de DOA tout en évoquant son parcours professionnel avant de devenir romancier ainsi que quelques aspects de son enfance. DOA, Rétablir Le Chaos se révèle donc un ouvrage passionnant parce que l'auteur, en dépit de sa légendaire discrétion, se livre sans retenue, sans fard et surtout sans langue de bois autour des éléments qui constituent son travail avec un sens de l'exigence et de l'analyse extrêmement aiguisé qui caractérise d'ailleurs l'ensemble de ses romans et plus particulièrement le Cycle Clandestin composé de Citoyens Clandestins (Série Noire 2007), Le Serpent Aux Milles Coupures (Série Noire 2009) et le fameux diptyque Pukthu : Primo (Série Noire 2015) et Pukhtu : Secundo (Série Noire 2016). Mais au-delà du Cycle Clandestin, on découvre les remous de ses débuts où il est notamment accusé de plagiat avec une procédure judiciaire qui l'exonèrera de toute faute ainsi que son rendez-vous manqué avec Patrick Reynal, alors directeur de la Série Noire. Autre point important de la carrière de DOA, c'est sa rencontre avec Dominique Manotti avec laquelle il a écrit L'Honorable Société (Série Noire 2011) et dont il évoque son amitié et son admiration, mais également son influence sur son écriture avec l'emploi du présent qu'il adoptera pour tous ses récits à venir, tout en donnant l'occasion à Elise Lépine de le questionner sur son rapport avec la politique. Et puis avec L'Honorable Société tout comme avec Rétiaire(s) (Série Noire 2023), DOA mentionne les difficultés qu'il a rencontré lors de l'élaboration de séries et du travail de récupération qu'il a effectué pour refaçonner la matière et en faire des romans. Mais c'est avec Lykaia (Gallimard 2018) roman noir nous plongeant dans le milieu SM extrême que DOA s'exprime de manière très franche sur sa démarche d'auteur et sa volonté de ne pas se laisser enfermer dans une case afin d'évoluer vers d'autres horizons qui l'intéressent sans se préoccuper des attentes des éditeurs ou du lectorat dont il n'a pas la prétention d'en connaître tous les aspects. DOA, Rétablir Le Chaos se révèle donc une magistrale réflexion sur le sens de la création et plus particulièrement de l'écriture où un romancier se livre à une véritable introspection de son oeuvre, menée de main de maître par une journaliste passionnée. Une expérience à renouveler avec d'autres auteurs. On en redemande.

     

    Elise Lepine : DOA, Rétablir Le Chaos. Editions Playlist Society 2023

    A lire en écoutant : Stay de David Bowie. Album : Station To Station. 1976, 2016 Jones/Tintoretto Entertainment Co.

     

     

  • JOSEPH INCARDONA : DERRIERE LES PANNEAUX IL Y A DES HOMMES. SOUS LE BITUME, L'ENFER.

    Service de presse.

     

    joseph incardona,derrière les panneaux il y a des hommes,éditions finitudeDepuis que j’anime ce blog, je me permets de n’accepter que très rarement des services de presse pour des maisons d’éditions, ce qui réduit quelque peu la possibilité de m’infliger des lectures insipides, voir même désagréables. Mais il y a parfois derrière cette démarche une véritable volonté de défendre un auteur et de faire en sorte que l’ouvrage publié bénéficie d’un écho plus conséquent. Une démarche d’autant plus louable pour des petites maisons d’éditions qui prennent de véritables risques en publiant des écrivains qui ne bénéficient pas toujours de la visibilité qu’ils seraient pourtant en droit de mériter. L’un des avantages du service de presse c’est de découvrir des romans que l’on n'aurait, à priori, pas sélectionner en musardant dans les librairies. Je pense que cela aurait été le cas avec le dernier ouvrage de Joseph Incardona, Derrière les Panneaux il y a des Hommes. Et ça aurait été bien dommage.

     

    Sur les aires de repos des autoroutes on croise des serveurs, des cuistos, des caissiers et des cantonniers. On y aperçoit également des gendarmes, des gérants, des routiers et des prostituées. Tout un univers clos, un peu mystérieux que l’on côtoie sans trop y faire attention lorsque l’on emprunte cette longue bande d’asphalte qui nous aspire avant de nous recracher le plus rapidement possible vers notre destination. Un univers fonctionnel où le mouvement et la vitesse sont de mise. Sur ces aires d’autoroutes, il y a parfois un père en bout de course qui traîne sa triste carcasse au cœur de ce microcosme. Il a tout abandonné et campe dans sa voiture en s’obstinant à rechercher celui qui a enlevé sa petite fille. Six mois déjà qu’il erre, patiente et observe tout ce petit monde afin de retrouver ce prédateur. Un homme en déshérence qui se prend à espérer à nouveau lorsqu’il apprend qu’une autre fillette vient de disparaître. Finalement il n’y a peut-être rien de plus vrai lorsque l’on dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres.

     

    D’emblée, il faut dire que Derrière les Panneaux il y a des Hommes est un thriller pas tout à fait comme les autres. Bien sûr qu’il y a du rythme, des phrases courtes affutées comme des lames de rasoir, du suspense. C’est une histoire d’enlèvement, de traque et de tueur qui peut sembler de prime abord extrêmement convenue. On aurait tord de rester sur ces apparences car Joseph Incardona possède suffisamment de talent pour emmener le lecteur vers d’autres horizons que ceux auxquels il peut s’attendre. Le style elliptique et extrêmement visuel n’est pas au service du suspense, loin s’en faut car c’est par le prisme de ces longues énoncées de détails, d’anecdotes et de faits de société que l’on perçoit les perspectives de chacun des personnages. Tout au long du récit, l’auteur dresse le portrait sans fard de protagonistes vulnérables qui évoluent dans un univers complètement déshumanisé qui les renvoie ainsi à leur propre humanité. Seul un tueur froid et amoral peut s’y complaire. C’est peut-être pour cette raison d’ailleurs que l’auteur ne s’attarde pas trop sur les aspects sordides de l’intrigue. Il nous épargne ainsi tout un pan aussi convenu que fastidieux propre aux thrillers mettant en scène des tueurs en série pour se concentrer principalement sur les personnages secondaires qui hantent cet univers si particulier des autoroutes. Il n’y a pas de père ou de mère courage dans ce roman. Il n’y a pas de super flic ou de tueur machiavélique, mais des hommes et des femmes ordinaires, parfois un peu trop caricaturaux, qui se débattent dans un univers de bitume surchauffé dont ils ne peuvent pas s’extraire. Une vision de l’enfer ordinaire finalement.

     

    C’est paradoxalement en installant une chronique ordinaire autour d’un événement extraordinaire que Joseph Incardona nous livre un récit oppressant où la sensation de malaise est permanente. Thriller atypique doublé d’une satyre sociale sans concession, Derrière les Panneaux il y a des Hommes saura séduire les lecteurs exigeants.

     

    Joseph Incardona : Derrière les Panneaux il y a des Hommes. Editions Finitude 2015. 

    A lire en écoutant : Without You I Am Nothing interprété par David Bowie & Placebo. Single. Elevator Music 1999.

     

  • CHRISTIAN ROUX : L’HOMME A LA BOMBE. DEFLAGRATION EXPRESS !

    christian roux,l'homme à la bombe,rivagesLes crises ont  toujours été un terreau fertile pour les analystes économiques et les auteurs de romans noirs et celle qui secoue l’Europe actuellement ne déroge pas à la règle. Délaissons la première catégorie avec leurs sempiternelles théories cycliques teintées de la seule valeur absolue qui transparaît dans leurs propos : l’incertitude, pour nous pencher sur la seconde catégorie, vers ceux qui nous racontent les actes extrêmes d’hommes et des femmes plongés dans le chaos économique. Parmi ces auteurs, il y a Christian Roux qui vient de publier son dernier roman, L’Homme à la Bombe.

     

    La vie de Larry n’est plus qu’une succession d’entretiens d’embauche aussi mornes qu’infructueux. Il ne supporte plus ces hommes, ces femmes qui lui font face et ces rituels conventionnels qui ne débouchent sur rien. Pour détruire cette mécanique relationnel de façade, Larry décide de fabriquer une bombe. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un véritable engin explosif, mais lui seul le sait. Et même s’il s’agit d’une folie, cet ancien ingénieur s’en moque éperdument car il n’a plus rien à perdre. Un mariage insipide qui se délite au rythme des rentrées d’argent de plus en plus rare, une vie sociale qui s’est dissoute à l’instant même où il a perdu son emploi, Larry est désormais seul avec sa bombe, l’image évanescente de sa fille et le souvenir d’un amour passé qui s’est terminé tragiquement. Après avoir tenté l’expérience et semé la panique lors d’une de ces entrevues stériles, Larry décide d’aller plus loin en braquant une banque. Il y rencontrera Lu, jeune fille explosive, qui elle également, accompagnée de trois complices, braque le même établissement que Larry. Un couple improbable se forme et les deux comparses s’enfuient en sillonnant toutes les régions d’une France désenchantée.

     

    Sur la base d’un canevas classique, la fuite éperdue d’un couple d’amants terribles, que l’on peut retrouver dans les romans de Jim Thompson, Christian Roux a truffé son récit de toute une série d’anti cliché qui donne cette saveur particulière à une histoire qui claque comme un coup de feu. Un livre très court, dans lequel l’auteur se concentre sur l’essentiel, à savoir Larry, pour nous décrire les réflexions d’un homme emporté par des événements qui le dépasse. Afin de condenser le récit, les autres personnages sont relégués au plan secondaire mais n’en demeure pas moins représentatif d’un pays qui ne compte plus ses ombres cabossées par la vie. Plus qu’une fable sociale, L’Homme à la Bombe est une trajectoire tragique qui conduira Larry vers un destin que l’on devine funeste et que Christian Roux déclinera sur un ultime clin d’œil plein d’ironie.

     

    Dans une dédicace l’auteur rend hommage à Jim Thompson et David Goodis, qui lui ont ouvert les portes du roman noir. Mais bien plus que ces deux immenses écrivains c’est à Manchette que l’on pense car tout comme Georges Gerfaut, antihéros du Petit Bleu de la Côte Ouest, Larry est un homme de son temps et de son espace.

     

    Christian Roux : L’Homme à la Bombe. Editions Rivages/Noir 2012.

    A lire en écoutant : La Bombe Humaine. Téléphone. Album : Crache ton Venin/EMI 1979.

  • Kris/Maël : Notre Mère la Guerre, qui sont les monstres ?

     

     
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    If any question why we died,

    Tell them, because our fathers lied.

    Rudyard Kipling, Epitaphs of the war

     

    11 novembre 2011 au parc Mon Repos à Genève. Tous ce qu'il y a d'institutions officielles sont présentes devant le monument aux morts pour célébrer le devoir du souvenir. Dans ces moments solennels, teintés d'émotions et après tant d'années passées, il est difficile de pouvoir s'imaginer la souffrance et le sacrifice de ces hommes qui ne sont plus. Des discours lyriques et solennels évoquent le devoir, la camaraderie,  le dévouement ainsi que l'abnégation de ces soldats, mais passent sous silence toute l'horreur et l'absurdité des combats. Il est vrai que le lieu et le moment ne s'y prêtent guère.

     

    Pour se faire une idée des atrocités de cette guerre que l'on disait la dernière, ce ne sont pas les ouvrages qui manquent. Le dernier en date est une série de bd intitulée Notre Mère de la Guerre, scénarisée par Maël et dessinée par Kris. Le premier album est sorti en 2009 et la troisième complainte est parue début novembre 2011, soit quelques jours avant la célébration de l'Armistice de 1918.

     

    C'est par le biais du polar que les auteurs ont décidé d'aborder le sujet. En ce début d'année 1915, à quelques semaines d'intervalles, ce sont les corps de trois femmes qui sont découvertes dans les tranchés. Sur chacune d'entres elles, l'assassin a laissé une lettre d'adieu rédigée par ses soins. C'est au lieutenant de gendarmerie Roland Vialatte qu'il incombe de découvrir l'auteur de cette ignominie. Car si l'on peut tuer en masse au nom de la patrie, il n'est pas question que l'on se permette de telles exactions dans le dos des soldats. L'horreur et la barbarie, juste une question de point de vue et de victimes. C'est donc au cœur des tranchées, en première ligne que le lieutenant Vialatte devra se rendre pour mener à bien son enquête. L'idéalisme de la guerre qu'il s'était forgé par le biais des écrits de Victor Hugo et Charles Peguy sera mis à mal avec le réalisme de combats acharnés et sauvages. Interrogatoires de jeunes poilus terrorisés, résignations de sous-officiers écœurés par ces massacres absurdes, c'est par ces témoignages que le lieutenant Vialatte découvrira le vrai visage de la guerre. Au milieu de cette folie guerrière, parviendra-t-il à identifier le meurtrier qui a de nouveau sévi en assassinant une quatrième jeune femme ?

     

    La délicatesse et la finesse du trait de Maël alliée à la légèreté de ses gouaches transfigurent l'horreur des scènes qui sont dépeintes. Pour s'en convaincre il n'y a qu'à s'attarder sur la couverture du premier album qui reflète le malaise qui se dégage au travers de chaque album. Avec un scénario bien rythmé, Kris nous guide dans les méandres de cette guerre atroce et en décrit toutes les turpitudes et les flétrissures avec des textes aux empreintes lyriques savamment dosées. Une idée de génie d'avoir abordé ce pan tragique de l'histoire par le biais du polar, même si l'idée n'est pas nouvelle. Il fallait cependant oser mettre en scène un sérial killer sévissant dans les tranchées, au cœur même de la barbarie humaine qui souligne l'ambivalence pour un tueur solitaire d'opérer dans une logique de tueries de masse orchestrée par des nations belliqueuses. Qui sont vraiment les monstres ? Cette question sous-jacente, plusieurs  personnages du récit se la pose sans pour autant obtenir de réponse. Avec Notre Dame la Guerre, vous découvrirez également un sujet rarement abordé avec ces jeunes délinquants (des meurtriers parfois) extraits des institutions pour mineurs pour « servir » au front, ceci au nom de la France alors qu'ils n'avaient pas 18 ans ...

     

    Qui sont les monstres ? Maël et Kris vous en donnent la réponse avec un récit âpre et prenant, chargé d'émotion qui s'achèvera avec un quatrième album encore à paraître, intitulé Requiem qui clôturera ce long chant plaintif.

     

     

    Maël/Kris : Notre Dame la Guerre, Première Complainte. Edtions Futuropolis 2009.

    Maël/Kris : Notre Dame la Guerre, Deuxième Complainte. Editions Futuropolis 2010.

    Maël/Kris : Notre Dame la Guerre, Troisième Complainte. Edition Futuropolis 2011.

    Maël/Kris : Notre Dame la Guerre, Requiem. Editions Futuropolis (à paraître)

    A lire en écoutant : Symphonie n° 3 d'Henryk Gorecki par David Zinman dirigeant le London Sinfonietta.  Soprano : Dawn Upshaw / Nonesuch Records, 1992.

     

     

  • Aaron Gwyn : La Quête de Wynne. De Si Jolis Chevaux.

    Capture d’écran 2015-12-20 à 23.58.34.pngEastern, une nouvelle catégorie qui semble désigner le renouveau du western émergeant de plus en plus dans l’univers cinématographique, mais également dans le milieu littéraire. Un terme émancipateur qui nous entraîne vers de nouveaux horizons dans un contexte d’aventures épiques. Emblématique de cette nouvelle catégorie, Aaron Gwyn nous propose donc avec son premier roman, La Quête de Wynne, de suivre, sur fond de guerre, le périple hallucinant d’un groupe de bérets verts évoluant à cheval dans une zone tribale du Nouristan, province montagneuse de l’Afghanistan.

     

    Lors d’un échange de tir en Irak, le caporal Russel sort de sa tranchée pour sauver un cheval égaré au cœur de la bataille. Au péril de sa vie, il parvient à chevaucher l’animal en traversant la zone de combat sous le tir nourri de l’ennemi. Son exploit filmé par une équipe de télévision, tourne en boucle sur les principales chaînes hertziennes ainsi que sur les réseaux sociaux.  C’est de cette manière qu’il attire l’attention du capitaine Wynne, un charismatique officier des forces spéciales, stationné en Afghanistan qui a besoin de ses talents d’éleveur équestre pour mettre en place une mission de sauvetage au coeur des contrées tribales du pays. Russel et son coéquipier Wheels vont donc dresser une quinzaine de chevaux sauvages et accompagner une unité de bérets verts en s’enfonçant discrètement dans une mystérieuse région hostile. Sous les ordres de l’étrange capitaine Wynne, les deux rangers vont s’aventurer aux confins d’un univers de folie et de violence.

     

    Avec La Quête de Wynne, Aaron Gwyn nous convie pour un mystérieux voyage au cœur des ténèbres, en traversant des contrées extraordinaires qui sentent la poussière et la mort. On oscille entre l’univers héroïque de Kipling et l’atmosphère envoûtante de Conrad avec des personnages beaucoup plus rugueux qui ne s’embarrassent plus de questions philosophiques les poussant à agir. On reste dans le concret de combats farouches dans un pays d’une beauté hostile où les hélicoptères peinent à évoluer dans ces régions montagneuses. Régulièrement pris pour cibles, ces appareils bruyants ne permettent plus aux combattants d’accéder dans les régions les plus reculées. On en revient donc aux fondamentaux avec des soldats modernes chevauchant le plus ancien allié de l’homme. Durant la période d’élevage où Russel évolue dans le corral, l’auteur dégage une espèce d’esthétique poétique qui souligne toute la sauvagerie du contexte guerrier dans lequel les personnages évoluent.

     

    Baigné dans le souvenir de son grand-père éleveur et également vétéran de la seconde guerre mondiale, Russel est un personnage entier qui semble en complet décalage lorsqu’il se trouve en présence des chevaux incarnant sa force, mais également ses frayeurs et ses incertitudes face au complexe capitaine Wynne qui demeure une figure mystérieuse aux motivations troubles. Tout au long de ce périple, il y a les personnages secondaires comme Wheels qui alimentent le récit d’anecdotes délirantes sur les raisons de l’invasion de l’Afghanistan, sur fond de paranoïa traduisant la peur de ces soldats embringués dans une guerre dont ils ne comprennent plus vraiment les enjeux. Les dialogues sont vifs nerveux et extrêmement percutants avec un désir sous-jacent d’aller à l’essentiel sans fioriture. On le perçoit notamment au travers d’une relation qui se noue entre Russel et Sara. Personnage atypique, bien loin de l’idéal féminin, Sara évoque une fragilité psychique dont les fêlures ne semblent pas tout à fait cicatrisées.

     

    On assiste ainsi, avec La Quête de Wynne, au choc des civilisations où le monde rural de l’Amérique côtoie l’univers tribal de l’Afghanistan avec pour point commun des chevaux sauvages devenant l’ultime trait d’union entre deux peuples hostiles. Un roman aux scènes intenses et épiques d’une rare beauté sauvage. A couper le souffle.

     

    Aaron Gwyn : La quête de Wynne. Gallmesteir 2015. Traduit de l’anglais (USA) par François Happe.

    A lire en écoutant : My Country ‘Tis of Thee  de David Crosby. Album : Oh Yes I Can. A&M 1989.

  • CHRIS WHITAKER : DUCHESS. LA HORS-LA-LOI.

    chris whitaker, duchess, éditions sonatineOn a beau consulter les rubriques des publications à paraître des maisons d'éditions et programmer avec une certaine impatience un grand nombre de romans à découvrir, il y aura toujours quelques ouvrages qui nous attendent en embuscade au détour du rayonnage ou de l'étal d'une librairie. C'est ce qui fait la magie d'une libraire et de la littérature en général, ceci quel que soit le genre d'ailleurs, avec ces romans qui vous surprennent et qui vous saisissent brutalement sans que l'on ne s'y attende vraiment. Duchess de Chris Whitaker fera incontestablement partie de ces surprises pour l'année 2022 avec un roman qui surfent sur l'émotion et sur la tragédie en découvrant le parcours de vie de Duchess Radley, une jeune fille plutôt farouche, et de son petit frère Robin dont elle s'occupe tant bien que mal en tentant de combler les déficiences d'une mère dysfonctionnelle. Premier roman traduit en français d'un auteur britannique qui en a déjà publié quatre dans sa langue d'origine, on salue une nouvelle fois les éditions Sonatine qui nous avait déjà magistralement stupéfié en 2021 avec L'Accident De Chasse (Sonatine 2021) de David L. Carlson et mis en image par Landis Blair.

     

    A Cape Haven, petite ville côtière de la Californie, Duchess Radley, jeune fille de 13 ans, ne se laisse pas marcher sur les pieds et gare à ceux qui voudraient s'en prendre à son petit frère Robin. Il faut dire qu'avec un père absent et une mère à la dérive, elle a intérêt à avoir un caractère bien forgé pour faire face à cette vie qui ne lui fait pas de cadeau. Du caractère il en faudra pour affronter Vincent King, l'homme qui a détruit la vie de sa mère et qui vient de sortir de prison. Un retour qui ne passe pas inaperçu au sein de cette petite communauté de Cap Haven qui n'a pas oublié les événements tragiques du passé. Et lorsque le drame survient, Duchess doit relever la tête et faire face au monde sans pitié des adultes pour protéger Robin qu'elle aime par-dessus tout, quitte à commettre les pires folies.

     

    Bien que vivant en Grande-Bretagne, Chris Whitaker est parvenu à resituer l'ambiance d'une petite ville côtière de la Californie sans tomber dans les clichés inhérents à la région tout comme la partie du récit se déroulant dans le Montana dépourvue de lieux communs. Avec un sujet délicat mettant en scène des enfants malmenés, on peut rapidement tomber sur un texte imprégné d'une charge émotionnelle larmoyante et mièvre qui vire au pathos. Il n'en sera rien avec Duchess dont le succès de l'intrigue réside dans l'équilibre permanent d'une galerie de personnages attachants et bien campés à l'instar de cette jeune Duchess Radley, protagoniste centrale du roman, au caractère à la fois farouche et impétueux qui lui cause parfois du tort en provoquant notamment quelques erreurs de jugement dues à sa méfiance vis-à-vis du monde adulte. Une grande partie du récit se concentre donc sur la relation entre Duchess et son jeune frère Robin, traumatisé par la mort de leur mère dont il semble avoir été le témoin. Protectrice à l'extrême, on apprécie le sens du dialogue de cette jeune fille déterminée qui nous livre quelques échanges savoureux, notamment avec son grand-père qui les a recueillis dans son ranch du Montana. Mais l'autre aspect intéressant du récit tourne autour de Walk, chef de la police de Cape Haven et de la relation qu'il entretien avec Star, la mère de Duchess et Robin, et son ami d'enfance Vincent King qui vient de purger une peine de prison de 20 ans. L'un des enjeux de l'intrigue consiste donc à comprendre ce qu'il s'est vraiment produit au domicile de Star que l'on a retrouvée morte avec Vincent King à ses côtés qui devient le coupable tout désigné. C'est donc autour de l'enquête de Walk que l'on va découvrir les liens qui unissent ces trois individus que le destin n'a pas épargné durant leur jeunesse. Tout cela nous donne un roman extrêmement bien construit qui dégage son lot de suspense et de rebondissements qui se révèleront bien plus surprenants qu'il n'y paraît au terme d'un récit qui n'est pas dénué d'une émotion salutaire et d'un épilogue en demi-teinte, bien loin des happy end sirupeux auxquels on pourrait parfois s'attendre. On se retrouve donc au final avec un roman plaisant et détonant dont l'adaptation annoncée par Disney peut nous laisser craindre le pire.

     

    Chris Whitaker : Duchess (We Begin At The End). Editions Sonatine 2022. Traduit de l'anglais par Julie Sibony.

    A lire en écoutant : Welcome To The Cruel World de Ben Harper. Album : Welcome To The Cruel World. 1994 Virgin.

  • Pete Fromm : Le Lac De Nulle Part. Point de non-retour.

    pete fromm, le lac de nulle part, éditions gallmeisterIndéniablement, la nature fait partie intégrante de la vie de Pete Fromm qui s'était notamment distingué avec son premier roman Indian Creek, publié en 1993 et traduit en 2006 pour le compte des éditions Gallmeister. On découvrait un récit évoquant son hiver qu'il passa en 1978 au cœur des Rocheuses, plus précisément dans la région désolée d'Indian Creek dans l'Idaho, à s'occuper de saumons. Auteur baroudeur, cumulant des jobs comme maître-nageur ou ranger lui permettant de se consacrer à l'écriture, Pete Fromm nous offre donc une œuvre imprégnée de son expérience au sein de cette nature qu'il affectionne tant et qu'il restitue dans le cadre de ses récits issus du courant nature writing qu'il représente avec des romanciers tels que Edward Abbey, Peter Heller, Jim Harrisson, Joe Wilkins, Chris Offutt et David Vann pour n'en citer que quelques-uns. Dernier roman en date, Le Lac De Nulle Part ne fait pas exception à la règle puisque l'on va suivre le périple de Bill accompagné de sa fille Trig et de son fils Al qui s'embarquent en canoë sur la multitude de lacs sauvages du parc provincial de Quetico au Canada alors que l'hiver ne va pas tarder à prendre son emprise sur la région.

     

    Frère et sœur jumeaux, Trig et Al n'ont plus jamais eu beaucoup de contact avec leur père Bill, depuis que celui-ci a divorcé. Aussi sont-ils plutôt surpris d'avoir de ses nouvelles alors qu'il leurs réclame "une dernière aventure" en sillonnant ensemble en canoë les nombreuses étendues d'eau de la province de l'Ontario afin de retrouver les sensations de leur enfance lorsqu'ils s'aventuraient dans les contrées sauvages du pays. Intrigués par ces retrouvailles inattendues, les jumeaux retrouvent à l'aéroport de Minneapolis un père un peu perdu qui déambule dans le hall à la recherche de ses bagages. Mais qu'à cela ne tienne, ils embarquent finalement tous ensembles pour leur destination finale avec le sentiment diffus que quelque chose ne tourne pas rond et que l'expédition semble plutôt improvisée ce qui ne ressemble pas aux habitudes de leur père. Et puis les tensions surviennent à mesure qu'ils s'enfoncent dans l'immensité d'un parc provincial où la belle saison s'achève pour laisser la place à la rigueur de l'hiver qui rend l'expédition de plus en plus périlleuse. S'il faut faire face à une nature de plus en plus hostile, les jumeaux vont également devoir affronter de pénibles souvenirs qu'ils pensaient enfouis à tout jamais.

     

    D'entrée de jeu, on apprécie la sobriété du style de Pete Fromm nous livrant un texte chargé d'une tension narrative omniprésente qui nous permet d'appréhender ce récit sous la forme d'un thriller où l'adversaire n'est rien de moins que les intempéries qui vont frapper les membres de cette famille d'aventuriers s'élançant en canoë sur les lacs d'un parc provincial du Canada sur le point de fermer avec l'achèvement de la belle saison. Avec Le Lac De Nulle Part, on se situe sur deux dimensions que sont l'immensité du décor et l'intimité de la famille dont on découvre de plus en plus d'aspects à mesure que les protagonistes s'éloignent de la civilisation pour s'enfoncer dans les méandres de ces étendues d'eau entrecoupées de portages et de campements qui ponctuent leur journée. On observe ainsi l'émergence des souvenirs qui touchent particulièrement Al se confiant à son frère tandis que leur père se comporte de manière de plus en plus étrange. L'enjeu se situe donc sur les caractères et relations de ces trois individus qui s'observent et vont devoir composer avec les révélations de leurs situations respectives tout en parcourant en canoë le décor majestueux qui les entoure. Dans un contexte chargé de tension, il faut bien avouer que le lecteur devinera aisément certains aspects du roman sans pour autant savoir comment tout cela va-t-il se conclure au terme d'un épilogue laissant entrevoir quelques ambiguïtés salutaires. Et puis il y a ces intempéries que sont la neige, le brouillard et même le gel qui deviennent des obstacles redoutables que Trig et Al vont devoir contourner au gré d'une course contre la montre chargée d'un certain suspense qui rythme la dernière partie d'un récit trépident qui ne manque pas d'allure.

     

    Pete Fromm : Le Lac De Nulle Part (Lake Nowhere). Editions Gallmeister 2022. Traduit de l'américain par Juliane Nivelt.

    A lire en écoutant : Pyramid Song de Radiohead. Album : Amnesiac. 2001 XL Recording Ltd.

  • IVY POCHADA : CES FEMMES-LÀ. CELLES QUE L'ON OUBLIE.

    ivy pochada, ces femmes-la, éditions globesIl faut le savoir, de plus en plus de maisons d'éditions publient des polars, des romans noirs et même des thrillers sans pour autant en faire mention dans une collection particulière. Dans ces cas particuliers, on observe qu'il s'agit pour la plupart du temps de récits qui s'inscrivent à la lisière des genres avec une connotations fortement marquée sur les dérives sociales que leurs auteurs s'emploient à dénoncer. En partant de ce constat, on s'intéressera donc plus particulièrement aux ouvrages de la maison d'éditions Globe qui avait déjà défrayé la chronique avec La Note Américaine (Globe 2018) de David Grann, un récit portant sur la série de meurtres frappant la population autochtone des Osages dans les années 20 et qui a récemment fait l'objet d'une adaptation pour le cinéma réalisé par Martin Scorcese. Dans un registre similaire, il faut impérativement découvrir Ces Femmes-Là, dernier roman d'Ivy Pochada qui figure sans nul doute parmi les meilleurs romans de l'année 2023 avec un thriller solide et pertinent aux connotations féministes pleinement assumées tout en s'articulant autour des méfaits d'un tueur en série. Il faudra faire fi des a priori concernant ce fameux personnage de serial-killer, qui a fait l'objet d'un foisonnement de récits ineptes suscitant une certaine lassitude pour bon nombre de lecteurs, car en bousculant tous les codes propres au genre, Ivy Pochada met en exergue le parcours des victimes et de leur entourage pour souligner l'absence d'écoute dont ces femmes font l'objet, ceci sans pour autant négliger l'aspect palpitant d'une intrigue policière d'une rare intensité.


    En 1999, du coté de West Adams, un quartier miteux de la partie sud de la ville de Los Angeles, Feelia tente de faire entendre sa voix de survivante parmi les treize prostituées qu'un individu a sauvagement assassiné sans que cela ne suscite aucun écho auprès des services d'une police semblant peu encline à écouter le témoignage d'une victime ne suscitant que mépris et indifférence. Mais après une interruption de quinze ans, les crimes recommencent avec la découverte, en l'espace de dix-huit mois, des corps de quatre femmes dont la gorge a été tranchée et la tête recouverte d'un sac en plastique. En adoptant le point de vue de Dorian, mère d'une des victimes, de Julianna, travaillant comme danseuse dans un bar sordide du quartier, d'Essie, une policière des moeurs qui semble être la seule à se pencher sur cette série de meurtres, de Marella, une artiste s'intéressant également au sort des victimes pour adopter une démarche artistique et d'Anneke, une mère au foyer aux idées bien arrêtées, on découvre la voix de celles que personne n'écoute mais qui semblent posséder, pour chacune d'entre elles, une partie des éléments qui permettront de faire la lumière sur ce meurtrier qui continue d'agir dans l'indifférence générale.

     

    On parle tout d'abord de personnages hors du commun qu'Ivy Pochada décline autour de la magnifique personnalité de ces six femmes composant ce roman chorale doté d'une trame narrative absolument bluffante s'articulant autour des actes de ce tueur qui n'aura d'ailleurs jamais la parole. C'est le parti pris d'Ivy Pochada que de laisser s'exprimer celles que l'on entend jamais. Et quelles personnalités extraordinaires on découvre notamment autour du parcours détonnant de la lieutenante Essie Perry de la brigade des Moeurs circulant désormais à vélo dans la ville de Los Angeles, suite au traumatisme d'un accident de voiture dont elle a été victime. Une enquêtrice mise de côté au sein de son unité qui prend tout de même le temps de recueillir le témoignage de Feelia, une personnalité haute en couleur, qui va devenir le fil conducteur de cette intrigue oscillant entre les événements de 1999 et de 2014. Il faut également mettre en exergue les rapports entre Dorian Williams qui ne s'est jamais remise de la perte de sa fille et Julianna, cette strip-teaseuse aspirant à une autre vie en prenant des photos de l'environnement dans lequel elle évolue. Tout aussi nuancé, on prendra la mesure des rapports complexes qu'entretient Marella, jeune plasticienne ambitieuse, avec sa mère Anneke incarnant la rigueur d'une mère au foyer devant protéger à tout prix les membres de sa famille exposée aux turpitudes d'un monde qu'elle rejette alors que sa fille choisit de le mettre en scène dans un happening violent prenant pour cadre la série de meurtres qui frappe le quartier. Il faut également évoquer l'intrigue policière de haute volée s'inscrivant dans un registre social qu'Ivy Pochada met en place avec une rare intelligence et une sensibilité exceptionnelle en nous permettant d'arpenter ce quartier atypique de Los Angeles dont il faut souligner l'atmosphère tout en tension se dégageant d'un environnement urbain en plein déclin. En ajoutant que le récit se révèle bien plus surprenant qu'il n'y paraît, Ces Femmes-Là peut être considéré, sans l’ombre d’un doute, comme l'une des plus belles découvertes de l'année 2023 avec un roman noir passionnant et d'une force peu commune que l'on n'oubliera pas de sitôt.

     

    Ivy Pochada : Ces Femmes-Là (These Women). Editions Globe 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Adélaïde Prodon.

    A lire en écoutant : 6 Underground de Reverie. Album : Quicksand (Remastered 2023). 2023 Satori Mob Record.    

  • AMY JO BURNS : LES FEMMES N'ONT PAS D'HISTOIRE. MOONSHINE.

    Capture d’écran 2021-07-11 à 21.57.12.pngMême si l'ensemble du pays n'est pas en reste, c'est dans la région des Appalaches que l'on trouvera cette Amérique de la marge que dépeint de nombreux auteurs issus de la dizaine d'Etats qu'englobe cette immense chaîne montagneuse. La plupart de ces romanciers ont la particularité d'emprunter les codes du roman noir afin d'évoquer les ravages de la drogue et de l'alcool qui pèsent sur ces étendues sauvages où la population subit les affres d'une déshérence économique  sans fin tandis que les quelques industries lourdes restantes achèvent de polluer les sols et cours d'eau de la région. Du côté de la Georgie, on découvrira avec Bull Mountain (Actes Sud 2016) de Brian Panowich, la confrontation entre deux frères, l'un shérif et l'autre trafiquant de drogue, que tout oppose. En Caroline du Sud, c'est Ron Rash qui dresse un portrait social sans fard évoluant dans un environnement somptueux qu'il dépeint à la perfection tout comme David Joy qui nous entraîne dans sa région de la Caroline du Nord avec des récits conjuguant noirceur et verve poétique dans un époustouflant mélange des genres. Il en va de même pour Chris Offutt qui nous invite à découvrir le Kentucky au détour de romans où la tragédie s'inscrit dans le cadre d'une nature indomptée à couper le souffle. Des récits âpres, imprégnés d'une violence sourde qui éclate soudainement en vous empoignant le coeur et les tripes avec, à la clé, ces terribles confrontations entre des hommes rudes que la vie n'a pas épargné. Toujours dans les Appalaches, native de Pennsylvanie, c'est pourtant dans l'état voisin de la Virginie-Occidentale qu'Amy Jo Burns choisit de planter le décor de son premier roman traduit en français, Les Femmes N'ont Pas D'histoire, titre que le récit va démentir, en mettant en scène, sur fond d'alcool de contrebande et de religion, des femmes admirables évoluant dans un environnement brutal où les hommes déchus règnent en maitre au sein de cette région désolée de la Rust Belt.

     

    Du côté de Trap, en Virginie-Occidentale, Wren a entendu beaucoup d'histoires au sujet de son père, Briar Bird, un manipulateur de serpents prêchant la parole de Dieu dans une station-service désaffectée. Elle en sait beaucoup moins sur sa mère Ruby dont l'histoire s'est effacée derrière celle de son mari charismatique. Mais à la suite d'un drame qui touche Ivy, la meilleure amie de Ruby, la jeune fille va découvrir ce qui se cache derrière les légendes de la région et entendre la voix de ces femmes qui se sont tues depuis trop longtemps. En quête d'émancipation, Wren va mettre ainsi à jour les secrets qui lient Ruby à Ivy et découvrir les dissensions qui opposent Briar Bird à Flynn Sherrod le fabriquant de moonshine, ce whisky de contrebande qu'il distille dans la montagne. Dans cette région reculée des Appalaches, il est difficile de tracer son propre destin, surtout lorsque l'on est une femme qui veut s'affirmer au sein de cette communauté d'hommes déchus. 

     

    Les Femmes N'ont Pas D'histoire nous donne  l'occasion de découvrir la voix des femmes au sein de ces régions désolées des Appalaches. Ravages de la drogue et de l'alcool, chômage endémique, mines de charbon désaffectées dont les rejets imprègnent les terres et les rivières, Amy Jo Burn dépeint avec une grande justesse les difficultés auxquelles Ruby et Ivy doivent faire face en tentant d'élever leurs enfants tant bien que mal. Au cours de la lecture de ce texte, on saluera l'équilibre qui rejaillit de l'ensemble d'un récit ne cédant jamais à la caricature ou au pamphlet pour laisser place à une intrigue où la beauté sauvage de la région se conjugue avec les aléas de la vie de personnages simples mais extrêmement attachants à l'instar de Flynn Sherrod, ce moonshiner taiseux dont Wren va découvrir l'histoire en lien avec sa famille. Débutant avec le témoignage de cette jeune fille en quête d'émancipation, qui dépeint les contours de sa famille vivant dans une cabane vétuste soigneusement éloignée de la ville, comme si son père voulait entretenir dans cet éloignement l'aura de sa légende qui fascine encore ses fidèles. Pour compléter le tableau, on adoptera le point de vue de Ruby et d'Ivy, de leur serment de jeunesse qui n'aboutira pas et de leurs mariages respectifs qui sonnent le glas du renoncement. Il faudra adopter également le point de vue de Flynn Sherrod qui va achever de lever les contours de la légende de Briar Bird s'estompant peu à peu pour laisser place à un homme profondément attaché à sa femme Ruby qui devient, avec ses serpents, son unique possession que nul autre que lui ne devrait approcher pas même sa fille Wren.

     

    Derrière cette somme de secrets et de non-dits, au-delà de cette volonté d'émancipation pour échapper à cet environnement brutal, Amy Jo Burns décline la rudesse d'une vie simple oscillant entre attachement des lieux et crainte de cette absence d'avenir au gré d'un texte abouti et sensible qui nous permet d'entrevoir la dure réalité de la condition des femmes à l'exemple de ce droit de cuissage qu'avait les cadres des entreprises minières sur les épouses ou les filles des mineurs lorsque ceux-ci ne pouvaient pas travailler suite à un accident, en échange de provisions pour nourrir la famille. Le paradoxe réside dans la forte personnalité qu'incarne Ruby qui, malgré les aléas d'une vie ne faisant pas de cadeaux, s'attache à faire en sorte que sa fille Wren devienne autre chose que "la fille du prêcheur et manipulateur de serpents". 

     

    Entre trafic d'alcool et profession de foi aux contours inquiétants, on navigue avec Les Femmes N'ont Pas D'histoire dans un monde obscur qu'Ami Jo Burns éclaire avec un texte éclatant de sincérité et de sobriété qui nous entraine dans les méandres d'une belle histoire de femmes. 

     


    Amy Jo Burns : Les Femmes N'ont Pas D'histoire (Shiner). Editions Sonatine 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié.

    A lire en écoutant : Tennessee Whisky de Chris Stapleton. Album : Traveller. 2015 Mercury Records.

  • PIERGIORGIO PULIXI : L'ILE DES AMES. SACRIFICES HUMAINS.

    Capture d’écran 2021-09-30 à 00.33.53.pngExclusivement consacrée aux publications en provenance d'Amérique du Nord et plus particulièrement des Etat-Unis, la maison d'éditions Gallmeister s'est lancées en 2021 à l'assaut du monde en modifiant sa stratégie éditoriale pour nous offrir des textes en provenance d'Australie, d'Amérique du Sud, des fjords norvégiens, des contrées allemandes et italiennes. Connaissant le degré d'exigence d'un éditeur qui nous a permis de découvrir des auteurs désormais emblématiques tels que David Vann, Benjamin Whitmer et Lance Weller, pour n'en citer que quelques uns, on ne peut que se réjouir d'une telle nouvelle nous permettant d'aborder de nouveaux horizons littéraires. Sélections de qualité conjuguées à la perfection des traductions, on retrouve dans L'Ile Des Ames de Piergiorgio Pulixi, ce qui a fait la réputation Gallmeister avec cette notion de nature writing nous entrainant au coeur des paysages luxuriants d'une Sardaigne ensorcelante. S'il s'agit du premier roman traduit en français, Piergiorgio Pulixi n'a rien d'un novice dans le domaine de la littérature noire, puisque cet ancien libraire, originaire de Cagliari, chef-lieu de la Sardaigne, compte à son actif plus d'une dizaine d'ouvrages aux accents de polars ou romans noirs. Outre les paysages fascinants, L'Ile Des Ames, couronné du prix Scerbanenco, prestigieuse récompense de la littérature noire italienne, nous invite à découvrir les aspects de la culture nuralgique par le prisme d'une série de meurtres rituels prenant l'allure de sacrifices humains.

     

    Rien ne va plus en Sardaigne, et plus particulièrement sur le site nuralgique de Sirimagus où l'on découvre le corps sans vie d'une jeune femme qui semble avoir fait l'objet de rites sacrificiels. Sur les lieux, l'inspecteur chef Barrali craint qu'il ne s'agisse d'une nouvelle victime d'un criminel sévissant en toute impunité, ceci depuis plusieurs décennies. Proche de la retraite, gravement atteint dans sa santé et désespéré de constater que toutes ses investigations n'ont abouties à rien, il confie ses vieux dossiers à sa collègue Mara Rais qui a été mutée à l'unité des crimes non élucidés. Loin d'être une promotion, il s'agit plutôt de la mise au placard d'une policière forte en gueule qui a fait preuve d'insubordination vis-à-vis d'un supérieur au comportement déplacé. Reléguée dans la salle des archives de la questure de Cagliari, l'inspectrice en chef Mara Rais se voit adjoindre l'appui de l'inspectrice Eva Croce, une collègue transférée de Milan pour d'obscures raisons paraissant avoir affecté son état psychique. Méfiantes, les deux policières vont apprendre à se connaître au fil d'une enquête révélant de terribles atrocités qui vont ébranler leurs convictions. Elles vont ainsi mettre à jour les horribles traditions ancestrales qui semblent toujours d'actualité au sein d'une grande famille de paysans régnant en maître au cœur des montagnes de Barbagia.

     

    L'Ile Des Ames prend la forme d'un thriller aux accents ethnologiques nous permettant d'appréhender les contours d'une terre chargée de traditions séculaires que Piergiorgio Pulixi dépeint avec une précision d'orfèvre au travers d'une écriture ciselée et minutieuse. Avec le souci du détail permettant de capter le climat d'une Sardaigne somptueuse, le lecteur va suivre deux histoires parallèles que sont l'enquête de deux policières que tout oppose et le parcours d'un chef de clan d'une grande famille de paysans régnant sans partage sur une région de l'arrière-pays sarde. Décliné ainsi, on pourrait avoir l'impression d'aborder une structure narrative dont de nombreux auteurs ont abusé, si ce n'est que Piergiorgio Pulixi s'emploie à leurrer le lecteur en déjouant systématiquement les codes du genre pour nous entraîner dans le sillage d'une intrigue bien plus surprenante qu'il n'y paraît. Calme et posé, c'est ainsi que l'on pourrait qualifier ce thriller soigné qui nous permet de parcourir l'intégralité d'une île aux charmes variés, à l'instar de cette ville de Cagliari dont on parcours l'entrelacs de ruelles séduisantes ou de cette arrière-pays mystérieux que l'on découvre par l'entremise de Sebastianu Ladu, un paysan au caractère fort, dirigeant son clan d'une main de fer en les soumettant aux rites de traditions séculaires inquiétantes. Piergiorgio Pulixi nous entraîne également sur les grands sites archéologiques de l'île pour nous faire découvrir la culture nuralgique autour d'une série de crimes qui prendraient la forme de sacrifices humains. C'est par l'entremise de ces meurtres que l'on va découvrir les portraits remarquables de Mara Rais, autochtone au caractère bien trempé, secondée de Mara Croce, une citadine venue tout droit de Milan pour fuir un passé devenu trop pesant. Bien éloigné des clichés on ne manquera pas d'apprécier l'étude de caractère bien fouillée de ces deux policières atypiques tout comme l'on sera saisi par le portrait touchant de Moreno Barrali, cet inspecteur vieillissant, luttant contre la maladie, tout en essayant d'apporter son expertise pour l'élucidation de meurtres qui n'ont cesse de l'obséder. 

     

    Récit vertigineux célébrant une Sardaigne à la fois envoûtante et inquiétante, L'Ile Des Ames nous entraîne dans le sillage d'une enquête terrifiante qui s'inscrit dans les méandres de coutumes aux aspects fascinants et mystérieux à l'image de cette île magnifiée par un auteur prometteur.

     

    Piergiorgio Pulixi : L'Ile Des Ames (L'Isola Delle Anime). Editions Gallmeister 2021. Traduit de l'italien par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : Jala de Andhira. Album : Nakitirando. 2011 Ala Bianca Group.