Maylis De Kerangal : Jour De Ressac. La ville d'avant.
On l'aura compris, il faut quitter "l'ornière" de la littérature noire pour accéder au graal des grands prix de la rentrée comme l'ont fait avec succès Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu pour n'en citer que quelques-uns qui ont emprunté ce parcours. Sans doute pour bien d'autres raisons, Sandrine Collette a longtemps figuré dans la collection Sueurs froides chez Denoël en obtenant deux des grandes récompenses célébrant le polar, avant d'intégrer, depuis plusieurs années, la maison d'éditions Jean-Claude Lattès lui permettant de rejoindre avec son dernier livre, la prestigieuse liste des nominés pour le prix Goncourt 2024. Dans un registre similaire, on constate que trois grandes figures du roman noir et du roman policier quittent le mauvais genre en présentant des ouvrages dans la collection "générale" du catalogue de leurs éditeurs respectifs. En effectuant cette démarche qui n’est ni anodine ni désintéressée, l‘un d’entre eux est lui aussi en lice pour le fameux prix Goncourt tout en étant également nommé pour l'obtention du Renaudot et du prix Jean Giono. Paradoxalement, on ne compte plus les ouvrages qui se frottent aux codes de la littérature noire sans être estampillés dans cette catégorie, en abordant les travers de la société par le prisme du crime et plus particulièrement du fait divers en disant d’eux qu’ils sont bien plus que des polars. Et dans cette veine aussi inepte qu’hypocrite, voilà qu’un journaliste affuté qualifie Jour De Ressac, nouveau roman de Maylis De Kerangal, comme un anti-polar pour une intrigue s’articulant autour de l’errance d’une femme devant identifier le corps d’un homme, découvert sur une plage du Havre, qu’elle pourrait avoir connu. Romancière multi primée, figurant également sur la liste du Goncourt, il importait donc de se pencher sur ce texte évocateur, tout en nuance, où Maylis De Kerangal nous permet de parcourir les rues de la ville de son enfance, pour découvrir finalement ce qu’est la définition d'un anti-polar.
Dans le train qui l’emmène vers Le Havre, elle se demande ce qui peut bien la relier à l'homme que l'on a découvert sans vie sur la plage de la ville de son enfance. C'est le lieutenant de police Zambra qui l'a contactée en l'informant qu'il devait l'entendre pour une affaire la concernant où la victime pourrait avoir un lien avec les narcotrafiquants qui ont investi les docks de la localité. Un événement peu commun pour cette femme à la vie rangée, travaillant comme doubleuse voix et qui replonge dans ses souvenirs à mesure qu'elle arpente les rues rectilignes de cette ville portuaire lui offrant l'occasion de revoir quelques visages d'autrefois au gré de pérégrinations hasardeuses. Et si les photos de la victime qu'on lui présente au commissariat de police la plonge dans la perplexité, elle poursuit sa promenade urbaine tout en ayant peu à peu la certitude qu'il lui faudra voir le corps entreposé à la morgue de Rouen pour savoir s'il ne s'agit pas d'un amour lointain, lorsqu'elle était adolescente, et dont elle n'a plus jamais entendu parler.
Finalement, à la lecture de Jour De Ressac, on se désintéressera très rapidement de la définition de ce que peut être un anti-polar tout comme de savoir si cette intrigue prend plus ou moins l'allure d’un roman noir, alors que l'on perçoit quelques vagues allusions aux narcotrafiquants sévissant dans les environs du port du Havre tandis qu'un officier de police s'efforce d'identifier le corps d'un homme que l'on a retrouvé échoué sur la plage. L'air de rien, Jour De Ressac porte bien son nom avec ce parcours d'une journée où l'on suit cette femme de la cinquantaine, dont on ignore le nom, qui se heurte brutalement aux méandres urbains d'une ville l'entrainant dans les circonvolutions de ses souvenirs de jeunesse, similaire à ce mouvement de vague qui va d'ailleurs la frapper lorsqu'elle se promène sur la digue nord du phare, non loin de l'endroit où l'on a retrouvé le corps qu'elle doit identifier. A partir de là, si l’enjeu de définir l’identité de la victime reste essentiel, on s’aperçoit bien vite que l’intrigue se construit autour de la personnalité de cette femme, de ses souvenir et de ses rapports au Havre que Maylis de Kerangal décline au détour d’une narration habile restituant cette atmosphère envoutante et cette lumière si particulière d’une localité dont on découvre l'histoire urbaine peu commune, bâtie sur les ruines d’une ville ravagée par les bombardements des alliés durant la seconde guerre mondiale. Et c’est bien autour des différents lieux de la ville que le récit se construit au gré des déambulations d’une femme qui tente de se prêter au jeu de l’enquêtrice amateure, avec une certaine maladresse, tout en se remémorant, dans un flux subtil entre le passé et le présent, quelques instants de sa jeunesse au Havre mais aussi les affres de sa profession en concurrence avec l’intelligence artificielle lui soufflant quelques contrats ainsi que ses rapports avec son mari imprimeur, passionné par son métier et ses enfants qui grandissent. Il y a également les rencontres comme l’employé communal qui a découvert la victime, la tenancière du café des Sirènes ou ces deux ukrainiennes en attente de leur visa pour l’Angleterre et bien évidemment ce lieutenant de police Zambra à l’origine de ce retour au Havre. Tout cela se décline au gré d’un texte intense aux longues phrases sinueuses et pourtant maîtrisées de bout en bout, dépourvues de la moindre afféterie, nous entrainant dans cette superbe aventure introspective au charme éthéré qui font de Jour De Ressac un roman magnétique nous plongeant dans cette incertitude latente qui nous marquera jusqu’au terme d’un épilogue parfait.
Maylis De Kerangal : Jour De Ressac. Editions Verticales 2024.
A lire en écoutant : Le Havre de UssaR. Album : Etendues. 2021 Quartier Général.