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Rechercher : le pendu de la treille

  • ANDREE A. MICHAUD : PROIES. SUR LES BORDS DE LA BRULEE.

    proies, andrée a michaudOn ne saurait renoncer au thriller et se priver ainsi de quelques ouvrages remarquables en dépit du tombereau d'inepties qui affectent le genre avec sa légion de sérial-killers grotesques, sa cohorte d'enquêteurs et autres profilers pathétiques systématiquement imprégnés de secrets pesants tout en luttant contre "Le Mal" à l'état pur sur une déclinaison d'intrigues plus ou moins bancales, censées vous procurer quelques frissons. Le drame avec cette production médiocre mais foisonnante, c’est que les bons thrillers peinent à émerger, occultés qu’ils sont par les têtes d’affiche et leur conglomérat d'imitateurs qui nous assènent leurs sempiternelles schémas narratifs mettant en scène quelques enquêtes parallèles sanguinolentes pour traquer un tueur maléfique trimbalant un semi-remorque de matériel afin de perpétrer ses crimes s’inscrivant dans une surenchère ridicule où l’abjection et le voyeurisme deviennent les règles inhérentes au genre. Dans ce contexte, on regrettera qu'un ouvrage comme Proies, dernier roman de la québécoise Andrée A. Michaud, n'ait pas suscité davantage d'écho dans les médias, ce d'autant plus qu'il s'inscrit dans un registre similaire à Rivière Tremblante (Rivages/Noir 2018) et surtout à Bondrée (Rivages/Noir 2016), roman culte, qui avait contribué à la renommée de la romancière, tant le récit sortait des sentiers battus avec cette particularité dans une écriture à la fois délicate et foisonnante, savamment travaillée, imprégnée d'idiomes québécois allant bien au-delà de l'exercice folklorique pour servir l'intrigue et habiller ses personnages aux caractères nuancés.

     

    En plein été, du côté du village de Rivière-Brûlée, portant le nom du cours d'eau qui le jouxte, Abigail, Judith et Alexandre décident de camper trois jours dans la forêt pour profiter de la fraîcheur, du grand air et des baignades dans la Brûlée. Au coeur de cet environnement idyllique et isolé, les trois adolescents passent une première journée de rêve, même s'ils éprouvent ce sentiment diffus d'être observés. Le soir, s'ensuit la traditionnelle veillée avec ses histoire de fantômes destinées à se faire peur. Mais la sensation d'être surveillés devient plus prégnante le lendemain, lorsqu'en revenant des bords de la rivière, ils découvrent que leurs affaires ont été déplacées. Et puis, il y a ces dessins inquiétants gravés dans le tronc des arbres alentours. Les adolescents ont désormais la certitude qu'un individu rôde dans les environs en jouant avec leurs nerfs tandis que la nature se referme sur eux comme un piège. Survient le drame qui va toucher l'ensemble des habitants de Rivière-Brûlée.

     

    Il émane de l’œuvre d’Andrée A. Michaud cette indicible fascination pour la forêt, réminiscence de sa jeunesse, qui rejaillit dans le cours de ses intrigues où l’on perçoit cette atmosphère envoûtante, parfois même ensorcelante et basculant peu à peu dans un registre inquiétant cédant le pas à une indéniable terreur que restitue une écriture savamment travaillée. Proies n’échappe pas à cette ambiance forestière fascinante en prenant la forme d’une traque à laquelle trois adolescents sont confrontés en nous rappelant certains aspects du film Délivrance auquel la romancière fait d’ailleurs référence. Mais au-delà de la confrontation entre un tueur sadique et les trois jeunes campeurs qu’il a pris pour cible, l’intrigue prend l’allure d’une fresque sociale mettant en scène l’ensemble de la communauté de Rivière-Brûlée avec une déclinaison de portraits richement illustrés qui s’inscrivent dans une interaction narrative d’une rare intensité. Outre cette écriture dense, chargée d'un force évocatrice peu commune, on apprécie dans Proies toute la tension et l'émotion que l'on ressent en permanence au gré d'une intrigue qui se focalise également autour des conséquences découlant de ce fait divers tragique qui touche bien évidemment les victimes mais également leur entourage proche ainsi que la plupart des habitants du village dont on apprécie la justesse de ton quant aux sentiments qu'ils éprouvent face à un tel drame. Mais c'est également autour du profil du tueur qu'Andrée A. Michaud parvient à s'éloigner des registres habituels du thriller, ce d'autant plus que l'on connaît très rapidement son identité pour davantage s'intéresser à son comportement erratique frisant parfois la stupidité qui ne fait qu'amplifier le chaos bouleversant le destin de tout son entourage. C'est ainsi que l'on apprécie cet équilibre subtil entre tension narrative permanente, environnement fascinant et fresque sociale poignante qui font de Proies un thriller à nul autre pareil qu'il faut découvrir impérativement. 

     

    Andrée A. Michaud : Proies. Editions Rivages/Noir 2023

    A lire en écoutant : Someone Somewhere (In Summertime) de Simple Minds. Album : New Gold Dream (81/82/83/84) 2016 Virgin Records Limited.

  • JURICA PAVIČIĆ : LE COLLECTIONNEUR DE SERPENTS. GUERRE ET PAIX.

    jurica pavičić,agullo court,le collectionneur de serpentsOn ne compte plus les découvertes littéraires enthousiasmantes de la maison d'éditions Agullo nous entraînant aux quatre coins de l'Europe avec une prédisposition marquée pour les auteurs des pays de l'Est et plus particulièrement du côté de la Pologne avec la rencontre et le succès phénoménal de Zygmunt Miloszewski publié chez Mirobole quand Nadège Agullo y travaillait encore en tant qu'éditrice avant de créer l'entreprise à son nom où elle met en valeur les romans policiers de Wojciech Chmielarz, autre romancier polonais reconnu. Peut-être moins visibles, mais pas moins passionnants, en ce qui concerne notamment la littérature noire, il y a eu des escapades dans d'autres contrées comme la Roumanie avec Bogdan Teodorescu, la Slovénie avec Arpad Soltesz et un retour en Pologne avec Magdelana Parys qui séjourne désormais à Berlin tout comme Maryla Szymiczkowa, nom de plume d'un couple d'auteurs gays. Beaucoup plus médiatisée, c'est l'arrivée de Jurica Pavičić, en tant que premier auteur de polar croate traduit en français, qui a suscité un intérêt certain avec L'Eau Rouge (Agullo 2021) vaste panorama de l'histoire contemporaine du pays se déclinant sur un brillant registre de roman choral aux tonalité intimistes récompensé du Prix du polar européen et du Grand prix de littérature policière. Son précédent roman, La Femme Du Deuxième Etage publié en 2022 par Agullo, tout aussi remarquable et remarqué d'ailleurs, s'articule autour de l'anatomie d'un fait divers et de la mutation d'une société en suivant le parcours d'une femme purgeant sa peine de prison pour avoir empoisonner un membre de sa famille, avant de s'exiler sur une de ces petites îles que l'on trouve au large de la Croatie. Et puis de manière plus frontale, Jurica Pavičić dépeint les fracas de la guerre de Yougoslavie dans une première nouvelle intitulée Le Collectionneur De Serpents donnant son titre au recueil rassemblant quatre autres récits imprégnés des échos de ce conflit fratricide dont les répercussions bouleversent le destin de ces femmes et de ces hommes de l'ordinaire.

     

    Le Collectionneur De Serpents.
    En 1992, les combattants se terrent dans des tranchées pour faire face aux soldats monténégrins dans un échange quotidien de tirs et de bombardements. Et puis c'est un jeune garçon qui débarque dans son uniforme trop grand en étant chargé de manipuler des missiles filoguidés antichars. Un peu comme dans jeu vidéo. Mais quand il faut abattre des prisonniers trop encombrants la guerre n'a plus rien d'un jeu. 

    Le Tabernacle.
    Niko a bataillé pendant quinze ans pour récupérer l'appartement dont il était le propriétaire mais dont il ne pouvait avoir l'usufruit  car occupé par M. Vujnović, un vétéran de la guerre qui avait obtenu gain de cause devant les tribunaux. Néanmoins, à la mort de ce locataire encombrant, Niko peut désormais entamer les travaux. Mais lors de la rénovation, il découvre une pièce étrange aux allures de sanctuaire.

    La Patrouille Sur La Route.
    Policier officiant dans la petite localité d'Imotski, Josip Jonjić patrouille non loin de l'Herzégovine en se remémorant ses rapports houleux avec son frère Frane, un ancien soldat qui s'est reconverti dans la contrebande et le trafic de drogue. 

    La Soeur.
    Ne pouvant racheter la part de sa soeur, Margita s'apprête à céder la vieille demeure insulaire de son grand-père à une architecte de Rijeka. En faisant visiter la maison familiale, Margita se remémore les souvenirs avec son aïeul ainsi que tout ce qui la sépare de sa soeur Marija qui vit dans la lointaine Belgrade, devenu un autre pays après la guerre.

    Le Héros.
    Robert séjourne dans un petit village situé non loin de l'Herzégovine. En tant que géomètre, il est chargé de mesurer la frontière en vue du nouveau poste-frontière que l'on va bâtir dans le cadre des accords Schengen. Mais tandis qu'il parcourt la région, Robert semble être à la recherche de quelque chose … ou de quelqu'un. 

     

    Il faut bien avouer que l'on reste, une fois encore, complètement saisi par la maîtrise de l'écriture du Jurica Pavičić parvenant à restituer d'une manière magistrale les affres de la guerre de Yougoslavie au détour de ces cinq nouvelles composant Le Collectionneur De Serpents où l'on passe de l'atrocité "ordinaire" des champs de bataille, en s’attardant sur les rancoeurs qui en découlent au sein des familles, pour s'achever sur une espèce de solde de tout compte en traquant ceux qui se sont livrés au pires exactions durant cette période tragique. Et sans grandiloquence, sans excès, l'auteur décline cette tragédie dans la banalité d'un quotidien que les événements de l'histoire bouscule plus ou moins soudainement comme en témoigne ces hommes mobilisés intégrant le front en quelques jours à peine, pour faire face aux assauts de l'ennemi tout en perdant pied, peu à peu, dans le fracas des combats. On devine ainsi cette dichotomie entre la vie journalière et l'impact de la guerre dont on perçoit la douleur insidieuse qui laboure le coeur des membres de ces communautés s'accommodant tant bien que mal aux nouvelles frontières qui se sont dessinées. Sur des registres bien différents et toujours avec cette sobriété caractérisant l'auteur, on ressent également cette somme de regrets et de tristesse émanant de l'ensemble des personnages traversant les différentes nouvelles qui semblent se télescoper les unes les autres, au détour d'un assemblage élaboré avec une indéniable habilité nous permettant d'assimiler l'intégralité des incidences de cette guerre qui va déchirer et dissoudre des familles entières. Mais au delà de la tragédie, on retrouve, dans Le Collectionneur De Serpents, cette humanité et cette lueur d'espoir émergeant en filigrane au sein de cette atmosphère méditerranéenne si caractéristique imprégnant ces cinq récits bouleversants où l'ombre côtoie la lumière dans un agencement narratif d'une remarquable intensité. 

     

    Jurica Pavičić : Le Collectionneur De Serpents (2008 : Skupljać zmija,Patrola na cesti - 2013 :Tabernakul, Heroj, Sestra). Editions Agullo Court 2023. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.

    A lire en écoutant : Ista Slika de Darko Rundek. Album : Ruke (Remastered 2022). 2022 Menart.

  • Andreu Martin : Société Noire. Nuit de Chine.

    andreu martin, société noire, asphalte éditions, triades, maras, BarceloneSi vous souhaitez vous orienter vers l’urbain et vers le style propre aux pulps, il faudra vous intéresser aux publications de la maison d’éditions Asphalte que je ne cesse de vous recommandez avec ses ouvrages tirés de la veine hispanique des polars. Vous transiterez du Brésil avec Psiica d’Edyr Augusto (Asphalte 2016) au Chili avec Tant de Chiens (Asphalte 2015) et Les Rues de Santiago (Asphalte 2014) de Boris Quercia en passant par l’Espagne avec J’ai été Johnny Thunders (Asphalte 2016) de Carlos Zanon, un des grands romans noirs de la collection où l’on arpentait les rues désenchantées de Barcelone. Des récits secs et nerveux, dégageant les relents acres de ce bitume qui donne son nom à cette maison d’éditions atypique. Loin d’être un novice dans le genre, puisqu’il compte, parmi la kyrielle d’ouvrages à son actif, deux titres traduits en français dans la Série Noire, Andreu Martin intègre donc l’écurie Asphalte avec Société Noire, un polar qui se déroule dans le monde interlope d’une ville de Barcelone bien éloignée des représentations touristiques.

     

    « Des têtes vont tomber ». A Barcelone, l’expression n’est pas galvaudée puisque l’on découvre la tête d’une femme posée sur le capot d’une voiture. La police met également à jour les corps d’une famille ayant subit des sévices similaires. Les autorités penchent pour un coup des mareros, ces gangs d’Amérique centrale qui inspirent désormais la jeunesse désœuvrée de la cité catalane. Mais pour l’inspecteur Diego Cañas, il se peut que ce soit l’une des très discrètes triades chinoises, bien implantées dans les rouages économiques de la ville qui soit responsable de ce massacre. Il voudrait en savoir davantage, mais il se trouve que Liang Huan, son indic chargé d’infiltrer l’une de ces société secrètes, ne donne plus de nouvelle, au moment même où un étrange braquage a eu lieu dans un entrepôt d’un « honorable » homme d’affaire chinois. Liang aurait-il décidé d’agir pour son propre compte ?

     

    Avec Société Noire, Andreu Martin dresse le portrait au vitriol d’une ville de Barcelone enlisée dans les déboires économiques qui laissent la poste ouverte aux membres de diverses factions mafieuses qui s’implémentent dans un contexte social délabré où une jeunesse sans espoir se tourne vers les modèles de ces gans issus d’Amérique centrale ultra-violents tandis que les pouvoirs politiques ferment les yeux sur une partie des capitaux suspects que certaines sociétés chinoises injectent afin de remettre à flot les structures de ce qui constitue le plus grand port de la Méditerranée. Une fois le contexte, posé, l’auteur décline une atmosphère âpre et haletante dont la temporalité est rythmée au gré de chapitres qui se déclinent tout autour d’un mystérieux braquage. Un texte prenant, ponctué de phrases courtes qui permettent de digérer très aisément les références servant à appréhender tous les ressorts sociaux et économiques qui jalonnent ce roman bourré d’humour et de testostérone.

     

    On découvre ainsi les différents rouages de cette intrigue échevelée, mais qui, au final, se révèle extrêmement bien structurée, par le biais des points de vue de Diego Cañas, inspecteur de la police et de son indic, Liang Huan. Le flic en proie à des soucis familiaux bien plus importants que l’enquête qu’il est en train de mener doit faire face à son adolescente de fille rebelle tandis que l’indic sino-espagnol tombe amoureux de la fille du chef de la triade qu’il doit infiltrer. Malgré la fureur d’un roman jalonné de péripéties captivantes, Andreu Martin prend le temps de s’attarder sur l’entourage de ces deux protagonistes qui donnent ainsi une dimension très humaine au récit. Une somme de chassé-croisé, de poursuites infernales et de règlements de compte sanglants feront que le lecteur se retrouvera plongé dans une spirale infernale où la violence devient l’inexorable recours de cette fuite en avant qui semble perdue d’avance.

     

    Société Noire nous entraîne donc dans l’atmosphère délétère de ces gangs et de ces entreprises mafieuses que l’auteur s’emploie à dynamiter au gré d’un texte où le fantasme côtoie une réalité bien plus trash qu’il n’y paraît. Âpre et rugueux, teinté d’un climat bien sombre, Société Noire comblera les attentes des aficionados des récits de pulp magazines.

     

    Andreu Martin : Société Noire (Societat Negra). Asphalte éditions 2016. Traduit du catalan par Marianne Millon.

    A lire en écoutant : Love Will Tear Us Apart de Joy Division. Album : Les Bains Douches 18 December 1979. NMC Music 2001.

  • Hugues Pagan : Profil Perdu. Au bout de la route.

    hugues pagan, profil perdu, rivagesC’était à la fin des années 90 que Hugues Pagan nous livrait son neuvième et dernier polar intitulé Dernière Station Avant l’Autoroute (Rivages 1997) avant de se tourner vers des activitiés plus lucratives telles que l’écriture de scénarios pour des séries comme Mafiosa, Un Flic et Police District. Après 20 ans d’absence, le retour de Hugues Pagan sur la scène littéraire constitue donc une belle surprise nous permettant de retrouver cette langue et cet état d’esprit si particuliers, propre aux flics, que cet ancien fonctionnaire de police était parvenu à restituer tout au long de son oeuvre et qui inspira par la suite bon nombre d’auteurs également issus des rangs de la grande maison ainsi que des réalisateurs comme Olivier Marchal avec qui il collabora régulièrement. Mais outre le language si atypique, on retrouve avec Profil Perdu, cette atmosphère de noirceur et de froideur conjuguée à l’ambiance amère d’un commissariat abritant les aléas de flics à la dérive et les intrigues de brigades rivales.

     

    En 1979, on célèbre la fin de l’année comme on peut à l’Usine, surnom donné au commissariat de cette ville de l’est de la France. Bugsy, un dealer du coin se fait cuisiner par Meunier, un inspecteur des stups, au sujet d’une photo où figure une mystérieuse jeune femme. Schneider le responsable du Groupe criminelle contemple le parking qui se vide peu à peu avant d’entamer sa tournée nocturne avec son adjoint. Un début de nuit calme avant d’affronter les hostilités des fins de réveillons trop arrosés. Mais durant la nuit tout bascule. Pour Schneider c’est une rencontre en forme de coup de foudre avec la belle Cheroquee. Pour Meunier la nouvelle année s’achève rapidement. Il est abattu froidement par un motard alors qu’il faisait le plein dans une station service. Schneider et son équipe sont sous pression. Un tueur de flic c’est loin d’être une affaire ordinaire.

     

    Parmi tous les policiers qui se sont lancés dans la littérature noire, Hugues Pagan se distingue par la qualité d’une écriture immersive teintée de résonnances poétiques permettant ainsi de découvrir les arcanes policières où évoluent des flics en bout de course qui travaillent à la marge et dont les destinées se révèlent bien trop souvent dépourvues de la moindre lueur d’espoir. Les enquêtes aux entornures incertaines servent de prétextes pour mettre en place les dérives de personnages aux lours passifs pour espérer une quelconque rédemption. Inexorablement, la balance penche vers une noire tragédie et malgré une trame policière, les récits de Hugues Pagan oscillent invariablement sur le registre du roman noir afin de mettre en scène toutes les vicissitudes de l’univers policier en révélant les antagonismes entre les différentes brigades ainsi que les excès de ces flics qui franchissent la ligne.

     

    A bien des égards, on trouve dans l’œuvre de Hugues Pagan l’ambiance lourde des films de Melville ou le climat oppressant des romans de Robin Cook avec cet aspect glacial qui habillent des personnages solitaires et mutiques évoluant dans un une dimension invariablement tragique. Avec Profil Perdu, on ne déroge pas à la règle et Hugues Pagan s’emploie à dresser un tableau réaliste et sans complaisance d’une équipe d’inspecteurs conduits par Schneider, un chef de groupe taciturne et sans illusion que l’on avait déjà croisé dans La Mort Dans Une Voiture Solitaire (Fleuve Noir 1982) et Vaines Recherches (Fleuve Noir 1984). En terme de temporalité, Profil Perdu se situe à une période antérieure aux deux opus précités et permet à l’auteur de s’attarder sur le portrait d’un flic saturé de désespoir en évoquant son passé et ses antécédants comme officier parachutiste engagé durant la guerre d’Algérie. L’auteur qui y est natif, en profite pour mettre en exergue les aspects troubles de ce conflit liés notamamnet à la pratique de la torture en expliquant ainsi l’aversion de Schneider pour les interrogatoires musclés que pratiquent certains de ses collègues. Dès lors, la traque d’un tueur de flic prend une tournure inatttendue lorsque ce policier désabusé entend dénoncer des inspecteurs tabassant un suspect peu coopérant sous l’œil complaisant d’une hiérarchie inspirant méfiance et défiance. On le voit, Schneider devient l'archétype du flic rebelle qui ne croit à plus grand-chose hormis peut-être cette relation naissante avec Cheroquee, une belle jeune femme rencontrée lors de la soirée de nouvel an. C'est probablement la seule lueur d'espoir que l'on entrevoit tout au long de ce roman avec cette liaison quelque peu surannée qui convient parfaitement à l'état d'esprit de l'époque. Car Hugues Pagan parvient à diffuser par petites touches subtiles cette atmosphère propre aux débuts des années 80 que l'on décèle notamment au gré de dialogues solides et maitrisés permettant d’appréhender ce climat si particulier de la police. 

     

    Loin de céder au misérabilisme ou à la compassion et encore moins au sensationnalisme que l'on ressent parfois à la lecture de certains ouvrages rédigés par des policiers, Profil Perdu est un roman qui dégage un parfum agréablement rétro pour un récit au rythme paisible, presque hypnotique, ponctué de quelques coups d’éclat, comme autant de sursauts pour tenter de s’extirper de toute cette logique fatalement tragique. Entre une vision romancée et une représentation naturaliste de l’univers de la police, Hugue Pagan a choisi la voie médiane en revenant aux fondamentaux pour nous livrer un de ces grands polars qui rend hommage à tout ce que l’on apprécie dans la littérature noire française.

     

    Hugues Pagan : Profil Perdu. Editions Rivages/Roman noir 2016.

    A lire en écoutant : La roue du temps de Paul Personne. Album : A l’Ouest – Face B. XIII Bis Records 2011.

  • Akimitsu Takagi : Irezumi. A fleur de peau.

    Capture d’écran 2017-07-23 à 19.31.35.pngQu’elles soient littéraires, culinaires, cinématographiques ou télévisuelles, les incursions au Japon demeurent des démarches à la fois fascinantes et déroutantes permettant de lever un coin de voile d’une culture à la fois dense et mystérieuse. D’une complexité et d’une étrangeté sans égale pour le regard de l’occidental néophyte que je suis, la société nippone suscite toujours un profond intérêt qui débuta il y a bien des années de cela avec la découverte du film Yakuza de Sidney Pollack qui nous entraînait dans les arcanes de ces gangsters japonais régis par un code d’honneur rigoureux et dont la peau de certains membres étaient ornée de tatouages traditionnels que l’on désigne sous la dénomination de Irezumi qui donne justement son titre à la version française d’un curieux roman de Akimitsu Takagi, parut en 1948 à une période où le Japon était encore occupé par l’armée américaine.

     

    Aussi belle et fascinante soit-elle, Kinué Nomura est destinée à un fin tragique, puisque cette fille d’un illustre tatoueur déplore déjà la disparition de sa sœur jumelle. Il faut dire que les jumelles ainsi que leur frère possèdent la particularité d’être porteur d’Irezumi fabuleux esquissés par leur géniteur et dont l’ensemble évoque une légende aux entournures maudites. De fait, le corps démembré de Kinué est retrouvé dans une salle de bains dont la porte est verrouillée de l’intérieur. Et l’on constate rapidement que le buste est manquant. Les autorités se perdent en conjecture. S’agirait-il de l’œuvre d’un admirateur sadique désireux de posséder le précieux tatouage ? Mais la tournure des événements laisse peu de place à la réflexion, puisque c’est le frère de la victime qui est retrouvé mort dans des circonstances similaires. La police dépassée va devoir accepter l’aide de Kyôsuge Kamisu, jeune surdoué qui parviendra peut-être à déjouer les sombres desseins de ce psychopathe sanguinaire.

     

    Basé sur l'archétype narratif du crime commis dans une pièce close de l'intérieur et résolu par un enquêteur surdoué, Irezumi, à plus d'un titre, sort résolument de l'ordinaire, tant par le cadre historique dans lequel se déroule l'intrigue que par le milieu méconnu du tatouage dans lequel évolue l'ensemble des personnages. Bien évidemment, l'un des enjeux majeurs du roman consistera à découvrir le modus opérandi d’un assassin particulièrement habile et il faut bien admettre que l'auteur fait preuve d'une brillante ingéniosité qu'il restitue par l'entremise de la logique implacable de Kyôsuke Kamisu, sorte de jeune et malicieux Rouletabille qui manque peut-être un peu d'envergure. Il s'agit là de la seule faiblesse du roman par rapport à ce protagoniste captivant qui, paradoxalement, arrive bien trop tardivement dans le fil d’une intrigue tout en maîtrise. Néanmoins Irezumi n’est que le premier roman d’une série qui compte dix-sept volumes, mettant en scène ce détective amateur atypique, qui n’ont pas encore fait l’objet d’une traduction en français.

     

    Si l’on ressent clairement l’influence occidentale du point de vue de l’intrigue policière, Irezumi oscille rapidement vers un univers à la fois dissolu et sensuel propre au Japon en suivant la destinée de cette femme, Kinué, dont l’épiderme recouvert d’une fresque éblouissante, suscite toutes les convoitises. On découvre un entourage étrange dans lequel la jeune femme évolue en dégageant une espèce de sensualité trouble, presque malsaine. Ainsi de l’amoureux transi au collectionneur avide, il gravite autour de la belle naïade toute une panoplie de personnages torturés dont la concupiscence génère un climat de tensions et de perversions. L’auteur bâtit donc son intrigue en intégrant tous les aspects liés à l’art du tatouage traditionnel que ce soit la douloureuse phase de conception qui peut durer plusieurs années, la marginalisation de ces artisans contraint d’effectuer leurs activités dans une semi clandestinité ainsi que le regard réprobateur que porte la société nippone sur les individus affublés de ces estampes indélébiles. Bien plus qu’une série de clichés d’un univers exotique et méconnu, tous ces éléments deviennent les ressorts nécessaires aux motivations et mobiles des différents crimes qui sont perpétrés en générant un climat licencieux et sulfureux.

     

    L’ouvrage publié en 1948 permet également d’appréhender, avec un texte aux tonalités étrangement contemporaines, tout le contexte historique de cette ville de Tokyo occupée qui se remet peu à peu des affres de la guerre tandis que la population évolue dans les décombres d’une cité laminée par les bombardements. C’est au travers du quotidien des différents intervenants que l’on perçoit les aléas d’une vie laborieuse faite de marché noir, de transports chaotiques, de suicides en pleine représentation théâtrale et de filatures dans des quartiers en ruine.

     

    Portant un regard éclairé sur la société nippone de l’après-guerre, Irezumi devient ainsi bien plus qu’un whodunhit classique et aiguisé pour nous entraîner dans le sillage d’un univers délicieusement déliquescent que l’on discerne au détour d’une intrigue fort bien construite.

     

    Akimitsu Takagi : Irezumi (Shisei Satsujin Jiken). Editions Denoël/Collection Sueurs Froides 2016. Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon.

     

    A lire en écoutant : The City Is Crying de The Dave Brubeck Quartet. Album : Jazz Impression Of Japan. Sony Music Entertainment 1964.

     

     

  • Ikeido Jun : La Fusée De Shitamachi. Le souffle du crash.

    Capture d’écran 2018-02-04 à 15.24.27.pngComme je vous l’avais promis en ce début d’année, il m’importait de me tourner davantage vers la littérature noire asiatique afin de me laisser surprendre par les nouvelles perspectives d’un genre particulier que les auteurs de ces contrées lointaines abordent avec un regard bien différent de celui que peut nous offrir nos romanciers occidentaux. Ainsi, le monde de l’entreprise a fait l’objet, dans nos régions francophones, de nombreux romans noirs pointant disfonctionnements managériaux et autres disparités sociales tandis qu’au Japon, Ikeido Jun aborde le thème en empruntant des éléments narratifs propres aux thrillers et aux récits d’aventure avec un roman intitulé La Fusée De Shitamachi qui nous entraîne dans le sillage d’une PME nippone de pointe de l’arrondissement d’Ôta à Tokyo, devant faire face à une concurrence aussi féroce qu’impitoyable.

     

    Ingénieur de renom Tsukuda Kôhei a participé à l’élaboration du moteur d’une fusée dont le lancement s’est révélé être un fiasco. Contraint de démissionner, il a repris la petite entreprise familiale de machine-outil qu’il a transformée en usine de pointe, spécialisée dans les composants de moteurs de haute précision. Mais diriger une PME d’excellence telle que la Tsukuda Seisakusho n’est pas une sinécure. Une entreprise qui annule brutalement son carnet de commande tandis qu’une autre l’attaque pour des questions de brevet et ce sont les investisseurs qui vous lâchent. Il faut donc faire face à l’adversité et Tsukuda Kôhei qui n’a jamais renoncé à ses rêves de succès dans le domaine de l’aérospatial, se lance dans la conception d’un modèle de valves destinées à équiper la fusée d’une grande compagnie industrielle ne pouvant supporter de dépendre d’une entreprise aussi insignifiante que la Tsukuda Seisakusho. Dans un contexte de rivalité extrême, nombreux seront les obstacles et trahisons en tout genre pour mettre à mal le projet de cet entrepreneur audacieux.

     

    Premier roman traduit en français pour cet auteur qui a commis une vingtaine d’ouvrages dont plusieurs polars, Ikeido Jun est un romancier à succès dans son pays d’origine ce qui explique sans doute cette écriture très classique, répondant aux standards du best-seller international. Il n’empêche, l’efficacité du texte ne saurait être remise en question lorsque l’on constate que des sujets à priori arides comme le financement des entreprises, les dépôts de brevets ou les processus de fonctionnement d’un moteur de haute précision deviennent les éléments centraux d’une intrigue riche en tensions narratives qui se mettent en place dans un climat de compétitivité exacerbée par les dissensions internes et les rivalités entre modestes PME et grandes compagnies. Emprunt d’une certaine forme de théâtralité, La Fusée De Shimatachi décrypte les multiples services composant une entreprise japonaise que l’on découvre par l’entremise de Tsukuda Kôhei, un ingénieur devenu patron qui se concentre davantage sur les concepts d’une technologie de pointe que sur les aspects stratégiques et financiers de ses affaires. Le lecteur fait ainsi la connaissance d’un entrepreneur dont les rêves de conquête dans le domaine de l’aérospatial deviennent les enjeux d’un récit où les défît entrepreneuriaux font l‘objet de trahisons en tout genre, d’embûches financières et technologiques pouvant faire capoter le projet à tout instant. Les rêves de l’entrepreneur face à la réalité du marché, la petite PME devant lutter contre les desseins d’une grande compagnie, l’employé réticent se ralliant finalement au projet, l’auteur s’appuie sur des schémas narratifs manichéens assez convenus pour alimenter les différents ressorts d’une intrigue qui n’en demeure pas moins passionnante.

     

    Même s’il n’a pas pour vocation de dénoncer les dysfonctionnements du monde de l‘entreprise nippone, La Fusée De Shitamachi permet d’appréhender un univers hiérarchisé, codifié à l’extrême, où le collectif ne laisse aucune place à l’individualisme. Et bien au-delà du maintien de l’emploi ou des questions salariales, c’est la fierté de la réussite des projets de l’entreprise qui importe avant tout, ceci au prix de tous les sacrifices. Ainsi les lecteurs attentifs pourront s’interroger sur les rythmes de travail effrénés de ces « salaryman » consacrant la majeure partie de leur temps au labeur quant ils ne se retrouvent pas, le soir venu, dans des izakaya, ces bars japonais où se déroulent les nomikai, « réunions pour boire », permettant de discuter encore du travail entre collègues et qui deviennent un véritable phénomène de société avec cette image de salariés ivres morts, titubants dans les rues ou affalés sur les sièges des métros. Egalement à charge, c’est le monde de la finance comme les banques mais également les société d’investissement et leurs rapports ambivalents à l’entreprise qu’Ikeido Jun, ancien employé bancaire, se charge de disséquer au gré d’une histoire entremêlant son expérience professionnelle à la fiction d’un récit riche en péripétie où l’innovation des technologies de pointe se heurte à l’absence de vision et au manque d’audace des financiers.

     

    Dépaysant, autant dans sa forme que du point de vue exotique, La Fusée De Shitamachi, est un pur roman populaire, mettant en scène l’aventure palpitante d’un entrepreneur audacieux et innovant confronté aux aléas des financements et de la concurrence tout en disséquant, avec une acuité redoutable, les différentes strates hiérarchiques qui compose un univers du travail où employés et cadres se dévouent corps et âmes et surtout, sans compter leur temps, au bon fonctionnement de l’entreprise. Surprenant et édifiant.

     

    Ikeido Jun : La Fusée De Shitamachi (Shitamachi Rocket). Traduit du japonais par Patrick Honnoré. Books Editions 2012.

    A lire en écoutant : Come Close (feat. Common) de Indigo Jam Unit. Album : re : common from Indigo Jam Unit. Rambling Records 2009.

     

     

  • Nicolas Verdan : La Coach. La chronique de Stéphanie Berg.

    NICOLAS VERDAN, LA COACH, EDITIONS BSN PRESSLa Coach est un roman noir comme on les aime. Un de ceux qui, nous prenant par les émotions, nous replacent au coeur de la réalité en nous questionnant sur nos responsabilités. Un de ceux qui racontent une histoire qui nous ressemble.

     

     

    Coraline veut la peau d’Esposito. Il est son client, sa cible, sa proie. Il est surtout celui qu’elle tient pour responsable du suicide de son frère suite à une restructuration massive de SwissPost. Incarnation parfaite de sa profession de coach par sa détermination froide et inébranlable, elle traverse la Suisse de train en train mue par un seul objectif. Elle ne vit que pour sa vengeance. La Coach est donc l’histoire d’une femme qui souffre et qui trouve un exutoire dans son sens personnel de la justice. Il est aussi le roman d’un homme qui souffre et qui voit en cette femme un espoir de remède à son supplice.

     

    Quand la parution d’un roman résonne autant avec l’actualité, nous sommes obligés de nous poser des questions. Hasard ou inspiration prémonitoire ? Nicolas Verdan n’est pas plus visionnaire que vous et moi. Mais son double regard de journaliste et romancier lui permet de sonder notre pays de l’intérieur et rendre en mots la rage sourde des acteurs du drame qui s’y joue. Il nous rappelle qu’au-delà des scandales politiques et des désastres économiques, ce sont des tragédies humaines qui forment le canevas d’une nation, que les faillites naissent d’abord dans les tripes d’individus dépassés par un système qui leur est hostile. Que nous sommes tous partie de ce système. Et in fine tous impactés.

     

    Il n’est pas de drame sociétal sans souffrance individuelle. Les heures difficiles que vit La Poste suisse aujourd’hui ne sont pas les préoccupations des seuls dirigeants, employés et journalistes. La colère de Coraline répond à la violence que de trop nombreuses familles subissent au quotidien, transposable à d’autres entreprises, d’autres pays.

     

    Nicolas Verdan nous captive avant tout avec un récit de vengeance personnelle, certes, mais il nous offre une réflexion avertie sur un quotidien qu’il sait placer dans des décors si familiers que nous accompagnons Coraline les yeux fermés dans son tourbillon funèbre.

     

    Stéphanie Berg, libraire, responsable de la littérature noire à Payot Lausanne.

     

    Nicolas Verdan : La Coach. Editions BSN Press 2018.

    À lire en écoutant : Hélène et le sang de Bérurier Noir. Album : Concerto pour détraqués. Bondage records 1985.

     

    Dédicaces de Nicolas Verdan :

    • Dédicace-Vernissage, Payot Genève Rive Gauche, 8 mars 2018, 17h30-19h (avec Joseph Incardona).
    • Dédicace, Payot Lausanne, 9 mars 2018, 16h30-18h (avec Joseph Incardona).
    • Dédicace, Librairie La Fontaine (Vevey), 15 mars 2018, 17h-19h (avec Joseph Incardona).
    • Rencontre, Salon du livre et de la presse de Genève, Place suisse, 28 avril 2018, 16h-17h (avec Virgile Elias Gehrig).

     

  • VALERIO VARESI : LES OMBRES DE MONTELUPO. REVES DECHUS.

    valerio varesi, les ombres de montelupo, agullo éditionsAprès avoir arpenté les rives du Pô dans Le Fleuve Des Brumes, s’être égaré dans les rues de Parme au détour de La Pension De La Via Saffi, nous retrouvons le commissaire Soneri pour la troisième fois dans une intrigue plus intimiste puisqu’elle prend pour cadre le village natal de cet enquêteur emblématique du roman policier italien. Avec Les Ombres De Montelupo ce sont les réminiscences d’un père trop tôt disparu qui planent sur cette vallée perdue des Apennins où la brume s’invite une nouvelle fois pour diffuser cette atmosphère mélancolique enveloppant l’œuvre remarquable de Valerio Varesi.

     

    Désireux de s’éloigner des tumultes de la ville de Parme, le commissaire Soneri s’octroie quelques jours de vacances bien méritées pour se ressourcer dans son village natal au gré de longues promenades sur les sentiers escarpés de Montelupo, en quête de quelques champignons qui accommoderont les petits plats mitonnés que lui préparent l’aubergiste de la pension où il séjourne. Mais la quiétude sera de courte durée. Les rumeurs bruissent dans le village. On évoque une éventuelle faillite de l’usine de charcuterie Rodolfi, unique source de revenu des habitants. Rumeurs d’autant plus inquiétantes que les Rodolfi père et fils disparaissent dans d’étranges circonstances qui suscitent l’émoi de toute une communauté. On parle d’emprunts frauduleux, d’escroqueries et d’économies de toute une vie parties en fumée. Et les détonations résonnant dans les châtaigneraies des environs ne font qu’amplifier la tension qui règne dans la bourgade, car à Montelupo les comptes se règlent parfois à coup de fusil de chasse.

     

    Élément récurrent de la série mettant en scène les enquêtes du commissaire Soneri, l’évocation des partisans luttant contre les factions fascistes devient l’enjeu sous-jacent de cette nouvelle enquête où les souvenirs résonnent comme un écho sur les flancs de cette région montagneuse nimbée de brumes et de troubles compromissions. Bien plus que le devenir de Palmiro et de son fils Paride, deux entrepreneurs peu scrupuleux, il importe pour le commissaire Soneri de découvrir si son père s’est compromis avec le patriarche qui a fait prospérer la région avant que l’entreprise ne périclite en entraînant tout le village dans le chaos des désillusions desquelles émergeront tout un cortège de représailles. Une enquête qu’il mène presque contre son gré, sur les chemins sinueux de ces contrées boisées où les rencontres et les événements se succèdent dans les contreforts abrupts de cet environnement sauvage que parcourent braconniers et contrebandiers en tout genre.

     

    Gestions déloyales, investissements hasardeux, même dans cette région reculée de l’Italie, les désillusions financières toucheront l’ensemble d’une communauté secouée par la brutalité des conséquences d’une entreprise en faillite. On décèle, notamment au travers de Sante, l’aubergiste grugé, tout le désarroi mais également toute la concupiscence de villageois appâtés par les gains faciles découvrant la tragique réalité de prêts téméraires qu’ils ont octroyé sans aucune garantie. Emprunt d’une certaine forme de mélancolie, il émane du récit tout un climat de suspicion qui pèse sur l’ensemble des villageois au gré d’une enquête qui trouvera son aboutissement dans une traque absurde ne faisant qu’exacerber ce sentiment d’injustice et de désillusion planant sur un monde qui semble désormais révolu et qu’incarne Le Maquisard, personnage emblématique du roman, qui va à la rencontre de son destin en fuyant les carabiniers qui le pourchassent. Sauvage, encore épris de liberté, le vieil homme parcourant les bois au crépuscule de sa vie, incarne le souvenir de cette figure paternelle dont Soneri tente de faire rejaillir quelques bribes au détour de ces paysages embrumés dans lesquels il puise une certaine forme de vérité. Mais bien plus que la brume, c’est cette neige ultime qui va recouvrir, tel un linceul, l’ensemble d’un passé amer dont il va pouvoir se détacher pour toujours.

     

    Avec Les Ombres De Montelupo, Valerio Varesi décline dans l’équilibre d’un texte somptueux, où la nostalgie d’une époque révolue côtoie ce présent âpre et inquiétant, tout le savoir-faire d’un auteur accompli, capable de conjuguer émotions et tensions narratives émergeant des contreforts boisés de ces montagnes embrumées qui distillent un puissant parfum, mélange de liberté et d’humanité.

     

    Valerio Varesi : Les Ombres De Montelupo (Le Ombre Di Montelupo) Editions Agullo/Noir 2018. Traduit de l’italien par Sarah Amrani.

    A lire en écoutant : Après un rêve de Gabriel Fauré. Album : Fauré Requiem. Jules Esckin, Boston Symphony Orchestra & Seiji Ozawa. 2003 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.

  • JOSEPH WAMBAUGH : SOLEILS NOIRS. FLICS DE RUE.

    Capture d’écran 2017-09-13 à 18.32.17.pngLorsque les policiers se lancent dans l’écriture pour partager les aléas de leur profession, c’est bien souvent par le biais d’une main-courante romancée qu’ils restituent les vicissitudes d’un quotidien qui laisse entrevoir la pénibilité d’un métier résolument tourné vers l’humain avec tout ce que cela implique en matière de détresse sociale souvent insoupçonnée. Une compilation tragi-comique d’anecdotes qui nous permettent d’appréhender un univers plutôt sombre dans lequel évolue des agents en uniforme proche de la rupture à force de se confronter à une misère sociale bouleversante. On pense par exemple à Kent Anderson avec Chiens De La Nuit qui nous entraîne dans un quartier défavorisé de Portland où il a exercé comme patrouilleur durant plusieurs années. Dans un contexte similaire il convient également de s’intéresser à James Wambaugh qui a été officier de police durant 14 ans au sein du LAPD avant d'écrire des scénarios et des romans dont Soleils Noirs, publié en 1983, qui présente la particularité de concilier cette fameuse main-courante de policiers uniformés avec une enquête policière qui sort résolument de l’ordinaire.

    A Los Angeles en 1981, les flics de la Rampart Division ont pris l’habitude de se réunir tous les soirs dans un bar obscur du quartier qu’ils ont baptisé La Maison des Souffrances et qui est devenu une annexe du commissariat. Une sorte d’exutoire dantesque où l’on picole sec tout en se remémorant, dans une atmosphère débridée, les interventions de la journée. Mais les lendemains de cuite sont difficiles et il faut retourner patrouiller en parcourant les rues du secteur pour régler des affaires plus sordides les unes que les autres tout en tabassant les petits délinquants les plus récalcitrants. Mais parfois on peut tomber sur une affaire qui sort de l’ordinaire comme cette prostituée camée que l’on a balancé du toit d'un hôtel sordide. Qu’a-t-elle à voir avec ce vieux détective privé que l’on a retrouvé mort dans un motel ? C’est le sergent Mario Villalobos qui est en charge de l’enquête. Il pourra compter sur une belle équipe de bras cassé dont Le Tchèque, le plus gros, le plus grand et le plus mauvais des flics du LAPD.

    Voici le portrait acide d’une bande de policiers dégénérés qui se sont parfaitement adaptés au contexte d’un quartier misérable qu’ils parcourent à longueur de journée en se coltinant toute la misère du monde qu’ils doivent absorber du mieux qu’ils peuvent. Alors bien sûr Joseph Wambaugh évoque la corruption, les petites combines foireuses et les tabassages en règle pour des flics en rupture soignant leur mal de vivre à coup de cuites carabinées. Le tableau n’est donc guère flatteur et serait même plutôt sombre s’il n’y avait pas cet humour grinçant qui traverse le roman d’un bout à l’autre. L’auteur nous transporte ainsi dans un univers à la MASH version police avec une intrigue habile et surprenante à la fois puisqu’elle intègre des scientifiques en lisse pour le prix Nobel et des espions russes. Et il faut toute l’habilité de James Wambaugh pour faire en sorte que tous ces éléments tiennent la route dans un récit d’une étonnante cohérence.

    Sans concession, sans jugement et surtout sans justification, Joseph Wambaugh parvient à capter avec beaucoup de justesse les personnages ainsi que l'ambiance particulière qui règne au sein de cette brigade de Los Angeles. Mais au-delà des excès et des frasques de ces policiers hauts en couleur, l'auteur s'emploie à dépeindre leur quotidien qui est loin d'être une sinécure avec son lot de réquisitions rocambolesques, parfois démentes qui virent souvent au tragique. Ainsi, par le biais d'une écriture toute en retenue, mais extrêmement précise qui s'abstient de tout sentimentalisme, on perçoit d'ailleurs tout l'attachement et l'affection que l'auteur porte pour ceux dont il a partagé l'expérience durant tant d'années. Avec un texte qui reste encore très actuel, Joseph Wambaugh s'attache également à rendre hommage aux femmes qui ont embrassé une carrière dans les forces de l'ordre en s'arrêtant sur deux fortes personnalités féminines qui se révèlent toutes aussi efficientes, si ce n'est plus, que leurs collègues masculins tout en subissant leurs réflexions oiseuses voir misogynes.

    Bien plus lumineux que son titre ne le laisse paraître, Soleils Noirs est un roman qui concentre noirceur et éclats de rire dans le cours d’un récit dynamique fichtrement bien écrit.

     

    Joseph Wambaugh : Soleils Noirs (The Delta Star). Editions Archipoche 2016. Traduit de l’anglais par Jacques Martinache.

    A lire en écoutant : Riot Van de Arctic Monkeys. Album : Whatever People Say I Am, That's What I'm Not. Domino Records 2016

     

  • FRANCK BOUYSSE : GLAISE. AU COEUR DE LA TERRE.

    frank bouysse, Il y a toujours ce moment déconcertant où l’on se demande par quel bout appréhender cette fameuse rentrée littéraire qui convoque tous les lecteurs sur une période donnée, comme s’il y avait un instant idéal pour se lancer dans la découverte d’une production qui doit se caler sur l’agenda des grands prix de littérature. Dans cette déferlante de parutions qui s’étouffent les unes les autres et disparaissent dans l’anonymat du nombre on peut éprouver un sentiment de dépassement à l’image de cet enfant perdu devant un coffre rempli de jouets neufs. Quel roman faut-il choisir ? Une phase de perplexité qui ne dure guère longtemps puisqu’il y a toujours quelques ouvrages qui émergent comme Glaise de Franck Bouysse qui, entre le succès d’un roman tout en retenue comme Grossir Le Ciel (La Manufacture de Livres 2014) et les débordements d’une écriture trop dense que l’on décelait avec Plateau (La Manufacture de Livres 2015), suscitait une grande attente, teintée de curiosité avec cette nouvelle parution.

    Comme partout ailleurs, dans cette région reculée du Cantal, les hommes sont partis à la guerre. Celle que l’on dit la dernière. Et Joseph, tout juste quinze ans doit s’occuper de la ferme avec sa mère Mathilde et sa grand-mère. La tâche est rude, mais ils peuvent compter sur Léonard, un vieux paysan du coin qui fait également office de confident tout en étant capable de tenir la dragée haute à Valette, un voisin pas commode qui a été reformé à cause de cette fichue main atrophiée. L’homme règne sur son exploitation avec sa femme Irène et nourrit son amertume et sa fureur à coup de petits verres d’eau de vie en attendant le retour de leur fils. Et pour rajouter à son humiliation voilà qu’il doit héberger la femme de son frère, Hélène une citadine qui vient se réfugier au domaine avec sa fille Anna, une belle adolescente prête à faire chavirer les cœurs quitte à bouleverser l’équilibre précaire qui règne sur ces montagnes.

    Alors bien sûr, on pourrait reprocher à Franck Bouysse de ne pas prendre trop de risque et de ne pas vouloir sortir de sa zone de confort en nous proposant, pour la troisième fois, un roman noir se déroulant dans ce milieu rural qu’il affectionne. On pourrait également déplorer le fait que le personnage du vieux paysan taciturne revient continuellement dans le cours de ses récits et que des protagonistes tels que Gus dans Grossir Le Ciel, Virgile dans Plateau ou Léonard que l’on découvre dans ce nouvel opus, ne présentent guère de dissemblances les uns par rapport aux autres. Mais il faut bien admettre que toutes ces réticences ne pèsent pas bien lourd face à un texte puissant, racé et équilibré qui nous entraîne sur le parcours initiatique de Joseph, un jeune garçon, contraint, par la force des choses, à grandir trop vite. C’est donc autour de cet adolescent que se construit, au rythme lent des saisons qui passent, une intrigue chargée de tensions mais également d’émotions parfois poignantes avec, en toile de fond, cette guerre que l’on devine et qui, même si elle résonne dans le lointain, est encore capable de dévaster les cœurs meurtris ou d’alimenter la folie de celles et ceux qui sont restés à l’arrière.

    Glaise c’est bien évidemment le matériau qu’utilise Joseph pour ses sculptures, mais c’est également cette terre nourricière qui cimente l’ensemble des personnages à l’instar de cette grand-mère conservant dans son coffret les précieux titres de propriété du domaine. Un bien inestimable donc qui alimente les convoitises et les rancœurs jusqu’au drame qui se bâtit peu à peu sur fond de haine et de jalousie ravivées par la relation qui se noue entre Joseph et la belle Anna qui va bousculer le fragile équilibre régulant les relations entre les différents protagonistes. Glaise c’est également cette boue gorgée de sang qui colle aux vêtements de ces soldats disparaissant dans cette terre meuble qui les absorbe parce que c’est finalement cette guerre lointaine qui aura le dernier mot d’ailleurs gravé sur la stèle froide d’un monument aux morts qui conclut d’une manière cruelle et abrupte un récit se révélant bien plus surprenant qu’il n’y paraît.

    Comme à l’accoutumée, Franck Bouysse parvient à magnifier le cadre dans lequel se déroule le roman avec une dentelle délicate de phrases et de mots qui lui permettent de dépeindre un décor à la fois âpre et somptueux qui évolue au fil des saisons même s’il faut parfois compulser, pour le citadin que je suis, un ouvrage de botanique pour visualiser les différentes espèces d’arbres et de plantes qui sont évoquées. Etroitement liés aux décors qui les entourent, les personnages empruntent toutes les caractéristiques de cette nature sauvage qui les imprègne en se traduisant notamment par l’entremise de dialogues ciselés qui vont toujours à l’essentiel dans cet univers où la parole est comptée. Ainsi au travers d’un texte somptueux on perçoit cette belle et subtile alchimie qui allie la magnificence d’une nature au service d’une belle intrigue et de personnages magnifiques qui font de Glaise un roman tout simplement admirable.

     

    Franck Bouysse : Glaise. Editions La Manufactures de Livres 2017.

    A lire en écoutant : Branle – La péronelle de Malicorne. Album : Mariage Anglais. Hexagone 1975.