ERIC PLAMONDON : TAQAWAN. DANS LES MAILLES DU FILET.
Livre destiné pour la jeunesse, Un Os Au Bout De L’Autoroute (Grand Angle 1978) de William Camus, un canadien aux origines iroquois, reste, aujourd’hui encore, un ouvrage qui m’a fortement marqué en découvrant le parcours d’un jeune indien tentant vainement de s’extirper des effroyables conditions sociales d’une réserve indienne de l’Etat d’Arizona où la jeune génération ne trouve d’issues que dans l’alcool et le suicide. J’avais à peine onze et je me souviens encore de la tragique destinée de Petit-Cheval. Quarante ans plus tard, c’est un roman comme Taqawan d’Eric Plamondon, également d’origine canadienne, qui marquera indéniablement l’esprit des lecteurs avec le récit noir d’une adolescente indienne, victime d’une viol et dont l’intrigue est fortement imprégnée du contexte social d’une réserve mig’maq située à la frontières des provinces du Québec et du New-Brunswick.
En 1981, sur la réserve de Restigouche, 300 agents de la Sûreté du Québec débarquent pour confisquer les filets des pêcheurs mig’maq. Dans un contexte d’émeutes et de répressions violentes, échapper à la police pour défendre les siens pourrait presque apparaître comme un jeu pour Océane, une jeune adolescente indienne en pleine révolte. Mais la tournure des événements vire au drame lorsque la jeune fille disparaît. Écœuré par les exactions dont il a été témoin, Yves Leclerc, un agent de la faune, démissionne de ses fonctions et trouve refuge dans sa cabane nichée au cœur de la forêt où il découvre Océane, bien mal en point. Afin de faire la lumière sur le déroulement des événement, il pourra compter sur Caroline, un jeune enseignante française en stage, et surtout sur William, un indien solitaire qui sait faire parler la poudre quand il le faut.
Désignation mig’maq du saumon, Taqawan n’a rien d’un titre anodin puisque ce fameux poisson devient l’enjeu d’un conflit historique qui a opposé, en juin 1981, les autochtones de la réserve de Restigouche aux autorités québécoises voulant imposer des quotas de pêche en bafouant ainsi les traditions ancestrales d’un peuple millénaire. Durant une période de crise constitutionnelle où la province du Québec entend affirmer sa position au sein de la nation, Eric Plamondon met en exergue tout le paradoxe d’un gouvernement québécois prônant des velléités d’indépendance tout voulant assujettir la population mig’maq afin de défier les autorités fédérales du pays.
Roman noir aux courts chapitres rythmés et percutants, entrecoupés de contes et de légendes, d’événements historiques romancés, de recettes de cuisine traditionnelles et autres aspects sociaux et culturels, Eric Plamondon dresse avec Taqawan une superbe carte anthropologique du peuple mig’maq permettant de mettre en lumière tous les éléments qui nourrissent une sombre intrigue se mariant parfaitement au contexte des événements. Avec cette structure narrative quelque peu atypique mais extrêmement bien équilibrée, ne cédant d’ailleurs jamais à un quelconque misérabilisme, l’auteur construit un récit solide, emprunt de quelques scènes d’actions trépidantes, oscillant sur les registres du polar et du roman historique. Apparaissant comme fragile et vulnérable, Océane va peu à peu se construire autour des terribles épreuves qu’elle subit et des rencontres qu’elle fera au cours d’un parcours éprouvant pour devenir la jeune femme déterminée que l’on découvre au terme d’un roman bouleversant qui aborde également la thématique des abus sexuels liés au trafic d’êtres humains. A l’instar d’une population québécoise davantage concernée par les victoires de Gilles Villeneuve en F1 ou les débuts de Céline Dion, Yves Leclerc, le garde-faune ulcéré par les événements dont il a été témoin, cherche tout d’abord refuge dans la solitude de sa cabane nichée au fond des bois avant de s’impliquer pour venir au secours d’Océane tout en pouvant compter sur l’aide de Caroline, une institutrice française qui le contraindra , à son corps défendant, à percevoir toute l’ambivalence du gouvernement québécois vis à vis de la population mig’maq. Autre personnage emblématique du roman, il y a William, vieil autochtone solitaire, mi-chasseur, mi-sorcier, incarnation de cet homme mutique préférant agir, quitte à employer la force quand cela s’avère nécessaire et dont les ressources vont s’avérer indispensables pour déjouer les pièges des individus traquant la jeune indienne.
Belle surprise de ce début d’année 2018, Taqawan est un roman à la fois social et politique absolument saisissant qui parvient en moins de 200 pages à nous immerger dans le contexte historique de cette « guerre du saumon », sur fond de polar nerveux, tout en appréhendant les aspects ethnographiques d’une population amérindienne révoltée tentant de se soustraire, parfois en vain, à toutes formes de vexations et d’humiliations que veut lui imposer une nation conquérante, refusant de se pencher sur son passé. Un livre prodigieux.
Eric Plamondon : Taqawan. Quidam éditeur 2018.
A lire en écoutant : The Pusher de Steppenwolf. Album : Steppenwolf. Geffen Records 1968.
Sans l'ombre d'un doute, vous trouverez également votre bonheur en puisant dans les choix de sites tels que Le Vent Sombre vous proposant, entre autre, une belle palette d'ouvrages en provenance d'Asie, Bob Polar Express, Unwalker ainsi que Milieu Hostile, Moeurs Noires qui ne se focalisent pas uniquement sur l'actualité en vous permettant de découvrir quelques vieilleries qu'ils savent remettre au goût du jour et, pour finir, Le Polar de Velda grande connaisseuse de la littérature noire du Royaume Uni.
Et si vous êtes en quête de références plus matérielles, et s'il n'y avait qu'un seul ouvrage qu'il faille vous recommander afin d'appréhender toute les facettes de cette littérature populaire, il vous faut acquérir, sans plus attendre, Le Dictionnaire Des Littératures Policières (Editions Josph K. 2003) rédigé sous la direction de Claude Mesplède qui nous a malheureusement quitté cette année. Je ne connaissais pas personnellement cet ardent défenseur du polar et du roman noir, et d'autres ont su rendre, bien mieux que moi, l'hommage qu'il méritait au regard du travail qu'il a accompli pour promouvoir cette littérature qu'il affectionnait tant. Je me contenterai seulement de reproduire le commentaire qu'il avait eu la gentillesse de rédiger à l'occasion d'un de mes coups de gueule à l'égard de quelques pompeux fustigeant le genre. C'était en juin 2011 et ses propos restent toujours d'actualité.
"J'abonde dans ton sens et depuis 60 ans que je lis du polar, j'en ai entendu des conneries de la part des antipolars. Permets-moi de recopier un extrait de mon discours inaugural du festival Toulouse polars du sud que je préside: "Un livre vendu sur quatre est un polar. N'en deduisez pas trop rapidement que les préjugés vis à vis de cette littérature ont disparu. Ils sont toujours présents chez un certain nombre de médiateurs culturels dont on trouve encore quelques robustes spécimens dans les instances où se discutent l'attribution des aides financières. A ce propos, j'ai imaginé la composition d'une table ronde assez inédite. Rassemblez un philosophe iakoute, un pakistanais derviche tourneur sur métaux, un bouddhiste mérovingien, un potier étrusque devenu cinéaste à l'époque de la blackexploitation et enfin un penseur de Rodin vélodidacte. Secouez le tout et servez chaud car si un animateur déposait un tel dossier, il recevrait plusieurs milliers de subvention. Déposez à présent une demande d'aide pour une table ronde avec cinq polardeux, il y a des chances pour que la subvention soit plus proche de zéro que de dix. Le pire tient au fait que ces détracteurs et ces censeurs de la culture populaire n'ont généralement jamais lu les textes qu'ils condamnent et je ne me lasse pas, à ce propos, de citer cette phrase de Boris Vian :"c'est drôle comme les gens qui se croient instruits, éprouvent le besoin de faire chier le monde". Ce qui nous amuse aussi, c'est de trouver sous la plume de divers critiques professionnels cette formule "c'est bien plus qu'on polar". A croire qu'ils n'ont encore pas compris que la littérature policière représente non seulement une intrigue avec son mystère et ses secrets, mais aussi une façon d'interroger le monde, d'ausculter la société, de raconter sa ville, son pays et les diverses catégories sociales qui en font partie.. Ecrire un polar est une façon de réfléchir, de s'interroger, de questionner les divers pouvoirs en place, de dévoiler les aspects cachés de la société, de montrer l'envers du décor, ce qui se cache derrière la façade pour susciter le doute et la réflexion chez le lecteur. Comme dit le grand Jim Harrison: "Pour comprendre le monde, j'écris sur lui." Et pour ironiser encore à propos des confusions relatives à la définition du roman noir, il y a ceux qui écrivent :"un roman noir très noir de chez noir". Je leur propose aussi de dire "un roman d'énigme très énigme de chez énigme ou encore un thriller très thriller de chez thriller. Ils devraient se rendre compte du ridicule de la formule. Ou bien il s'agit d'un roman noir ou bien d'une autre catégorie mais il n'existe pas de nuances du genre "très noir" ou "presque noir". Il n'y a aucun dosage à mesurer."